Étonnant néologisme, le « Brexit » s’est changé, en 2016, pour les Russes comme pour beaucoup d’autres, en un terme compréhensible et largement discuté. La très possible sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne (UE) avait depuis longtemps cessé de concerner les seuls spécialistes de ce pays. Le Brexit est devenu un phénomène multiple, qui dépasse largement les frontières d'un pays. Il se révèle solidement ancré dans le contexte européen, sous le nom de populisme pétri d’euro-scepticisme. Mieux, l’affaire ne se limite pas à l’Europe. Les États-Unis ont repris le flambeau après l’élection présidentielle de novembre 2016. Pour finir, le Brexit n’a pas seulement conduit, un peu partout, à des discussions sur l’avenir de l’UE, il a été également à l’origine de réflexions et de débats sur la situation dans toute la zone euro-atlantique.
De quoi réjouir Moscou ?
La Russie suit avec grand intérêt l’évolution de la situation. Ce n’est pas pure curiosité de sa part. Depuis le début du XXIe siècle, Moscou est au cœur de ces changements que l’on peut résumer par la formule : « l’instauration d’un ordre mondial polycentrique ». La Russie est devenue non seulement un acteur de ce processus, mais également une cible politique pour le « collectif occidental », dont les figures majeures font l’impossible – y compris en recourant à la force armée – pour préserver leur rôle familier de leaders et de principaux bénéficiaires du modèle néolibéral de mondialisation et de gouvernance mondiale, sous la houlette des États-Unis.
Devenu une notion négative désignant des processus centrifuges au sein des structures occidentales, le Brexit a à voir, directement et indirectement, avec les intérêts de la Russie. Il ne s’agit pas seulement ici – il s’en faut de beaucoup – d’intérêts économiques ou mercantiles de Moscou, bien que ceux-ci y aient leur part. Une tourmente économique au Royaume-Uni nuirait à une partie du monde russe des affaires ; il en serait de même, en cas de crise de l’UE, pour une part non négligeable de l’économie de Russie, dont les échanges avec celle-ci représentent, malgré tout, 44 % de son commerce extérieur. Il s’agit toutefois de bien plus : des relations internationales, au sein desquelles la Russie est l’un des quelques États dotés d’une responsabilité à l’échelle mondiale. De ce point de vue, le pays n’a globalement pas intérêt à une déstabilisation de l’Occident, ce qui aurait pour conséquence des dysfonctionnements de la gouvernance mondiale.
Ce qui vient d’être dit ne signifie pas que le Brexit n’ait pas de côtés positifs pour la Russie. Il est assez étrange d’entendre de la bouche de certains des reproches tels que : Moscou ne favorise pas la normalisation de la situation pour l’Union européenne ; elle aurait intérêt à ce que l’UE s’effondre… Ils oublient que cette organisation – de même que la plupart des pays qui en sont membres – a déclenché, ces dernières années, une guerre de propagande et de sanctions. Si les partenaires occidentaux de la Russie ont déployé tout cela dans le double but de détériorer la situation intérieure de la Fédération et ses positions sur la scène internationale, on se demande pourquoi ils n’auraient pas dû s’attendre à des actions similaires de sa part ?
Ces reproches, néanmoins, sont infondés. Premièrement, c’est l’Occident qui a agi de manière à nuire aux relations avec la Russie, et les sanctions en sont l’illustration la plus éclatante. Deuxièmement, Moscou a maintes fois déclaré qu’elle était prête à engager un dialogue constructif et à résoudre les problèmes à la table des négociations, dans le respect des intérêts mutuels. Troisièmement, toutes ces dernières années, l’État russe a continué à promouvoir de gros projets économiques, avantageux pour les partenaires européens : Nord Stream 2, South Stream, construction de centrales nucléaires, pour ne citer que ceux-là. Or, chaque fois, il s’est heurté à une opposition de la part, essentiellement, des structures supra-nationales de l’UE et de certains de ses pays membres – une opposition aux motivations presque exclusivement politiques.
Les aspects positifs du Brexit ne résident pas, pour la Russie, dans un soi-disant désir de celle-ci de voir s’effondrer l’Union européenne. Même les médias occidentaux les plus « imaginatifs » n’ont pas décelé la « patte russe » dans le Brexit. Ce dernier concerne, en premier lieu la Grande-Bretagne, et ensuite l’UE. Les autres pays et organisations n’ont qu’un statut d’observateurs. L’issue du référendum de juin 2016 est la conséquence de problèmes spécifiques de la Brumeuse Albion, ainsi que de « ratés » dans le modèle de développement et de gestion de l’Union.
L’avantage, pour la Russie, est que le Brexit aura marqué – du moins faut-il l’espérer – un retour à la lucidité, susceptible d’insuffler dans la politique intérieure et extérieure de la Grande-Bretagne pragmatisme et pensée stratégique. Or, cette dernière suggère que la volonté d’imposer à la Russie une nouvelle édition de la « guerre froide » est un projet néfaste et dangereux, qui ne peut que porter tort à toutes les parties.
Le Brexit, nous en sommes convaincus, est une erreur stratégique de la classe politique anglaise – d’une partie, tout au moins. La Grande-Bretagne portera longtemps le poids du flou apparu dans les domaines de la géopolitique et de l’économie. Cependant, le Brexit ne doit pas obligatoirement devenir le « début de la fin » pour l’Union européenne. Au contraire, si les leçons sont retenues, il se peut que, « libérée du fardeau » de l’euroscepticisme britannique et de la rhétorique violemment antirusse, l’UE revienne à plus de bon sens et cesse de considérer l’ensemble du monde comme une « eurosphère » à exploiter. La stratégie globale exposée par Federica Mogherini quelques jours après le référendum britannique, le laisse espérer . Cela vaut pour les « principes de pragmatisme » et d’« autonomie stratégique » qu’elle a évoqués, ainsi que pour l’instauration de relations mutuellement bénéfiques entre les diverses intégrations régionales.
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1. “Shared Vision, Common Action: A Stronger Europe. A Global Strategy for the European Union’s Foreign and Security Policy”, June 2016.