Au début du mois d’août 2014, en réponse aux sanctions prises à son encontre par les principales puissances occidentales dans le contexte de la crise ukrainienne, la Russie impose un embargo sur ses importations de produits alimentaires. La Norvège, la France, la Grèce, l’Italie, la Pologne et l’Espagne sont parmi les plus touchées. Au nombre des denrées que les consommateurs russes ne trouveront plus, désormais, sur les étals, le fromage est l’une des plus remarquées. Adieu les savoureux camemberts, mozzarella, buffala, manchego, gouda ou feta ! Mais que reste-t-il aux amateurs lorsqu’il faut se priver des fromages français, italiens, néerlandais, espagnols ou grecs ?
Les fromages suisses, naturellement ! Par extraordinaire, la frontière ne leur est pas fermée : gruyère, emmental, tilsit, tommes et vacherins sont toujours les bienvenus en Russie. Juridiquement, cette exception se fonde sur le fait que la Suisse n’a pas formellement adhéré au train de sanctions européennes. Elle n’a fait qu’édicter ses propres « mesures visant à empêcher le contournement de sanctions internationales (1)» et ne s’expose donc pas, selon Moscou, aux contre-sanctions prononcées. Dans les faits, ce traitement particulier réservé à la Suisse reste une faveur, car dans son propre arsenal de mesures, le pays ferme tout de même ses portes à une série de personnalités déclarées non grata par l’Union européenne, il interdit ou soumet à un régime d’autorisations spéciales l’exportation d’une série de produits ou de services, objets des sanctions occidentales. De facto, la Suisse a choisi son camp. La Russie a simplement décidé de ne pas en prendre ombrage. Et certains Européens particulièrement agressifs seront prompts à dénoncer ce qu’ils considèrent comme un curieux privilège.
Cette petite guerre du fromage importe finalement assez peu. En revanche, l’épisode illustre à merveille la position très particulière que la Suisse et la Russie observent dans leurs relations mutuelles. À Moscou, la Suisse bénéficie d’une bienveillance qui la distingue de celle accordée généralement aux États occidentaux de sa taille ou de son importance. À eux seuls les échanges économiques n’expliquent que très marginalement cet intérêt : la Russie ne figure qu’au vingt-troisième rang des partenaires commerciaux de la Suisse (2015) (2), les échanges sont faibles et tendent encore à diminuer. Même dans le secteur bancaire, les échanges avec la Confédération restent modestes en comparaison de ceux effectués avec d’autres places financières de par le monde. Économiquement, la Suisse intéresse les Russes surtout par sa fonction de plate-forme mondiale du trading pétrolier (70 % des exportations d’or noir russe sont négociés à Genève) et par sa capacité d’innovation.
L’attention qui lui est accordée par la diplomatie russe tient bien davantage à ses caractéristiques politiques : la Suisse n’est pas membre de l’Union européenne, elle n’appartient pas non plus à l’OTAN et, dans le concert européen, elle se retrouve limitée aux mêmes enceintes que fréquentent les Russes : l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et le Conseil de l’Europe. L’OSCE en particulier est l’un des seuls moyens permettant à la Suisse d’influer directement sur des dossiers aussi importants pour elle que ceux de la sécurité en Europe ; c’est également l’un des rares terrains d’action immédiate ouverts à ses diplomates, comme on a pu s’en rendre compte en 2014 en Ukraine, alors que la Suisse occupait (par pur hasard) la présidence en exercice de l’organisation. Sa non-appartenance à un bloc politique ou militaire, mais également les compétences de ses représentants se sont alors révélées des atouts considérables dans la gestion de la crise, tout particulièrement appréciés par les autorités russes au moment où l’Occident décidait de faire front uni. Les Suisses ont pris une part indirecte mais active au processus de Minsk, et développé dans ce contexte une analyse de la crise ukrainienne se démarquant sur quelques points notables de celle des grandes puissances occidentales. Leur ministre des Affaires étrangères a ainsi plaidé pour une réflexion englobant simultanément la crise ukrainienne et une redéfinition du cadre de la sécurité en Europe, jugeant à la différence de nombre de ses collègues que la crise ukrainienne était une conséquence bien plus qu’une cause de la confrontation entre Europe et Russie (3) et qu’elle ne se résoudrait pas sans un exercice mutuel d’autocritique. Ce ton légèrement décalé, mais, à l’habitude des Suisses, resté discret et prudent, est néanmoins considéré comme encourageant du côté russe. Il explique sans doute les bonnes dispositions de Moscou envers Berne. C’est à la Russie, par exemple, que la Suisse doit d’avoir pu défendre directement, au sein du G-20, sa position sur un dossier aussi capital pour elle que celui du secret bancaire et de sa réforme.
La situation est plus complexe sur le versant helvétique de ces relations. Comme le montre l’épisode du fromage, la Suisse a de plus en plus de mal à exercer réellement la neutralité dont elle se targue. Si elle appliquait rigoureusement le principe de neutralité, elle aurait en effet renoncé à tout type de sanction ou d’alignement sur les sanctions d’une autre partie. Or, non seulement la Suisse a emboîté le pas de l’Union européenne par les mesures évoquées ci-dessus et s’est pliée à ses exigences, mais elle a poussé le zèle jusqu’à renoncer d’elle-même à profiter de la situation créée par un embargo russe qui ne la concernait pas, en limitant souverainement, par solidarité européenne en quelque sorte, ses propres exportations de fromage vers la Russie. Moins de gruyère pour Moscou, si l’on peut ainsi éviter de froisser Bruxelles !
Ce modeste exemple met en lumière un problème qui l’est beaucoup moins du point de vue de la Suisse : dans les faits, la fameuse politique de neutralité est devenue inapplicable si elle met à mal les relations du pays avec l’Union européenne voisine. Économiquement, la Suisse est quasiment intégrée à l’UE, dont elle est extrêmement dépendante. Politiquement, l’essentiel de son agenda est aujourd’hui composé de contentieux avec Bruxelles, dont la portée (immigration, accès au libre marché, formation, énergie) est vitale. Pourquoi viendrait-elle, par fidélité à la neutralité, compliquer les choses en fâchant les dirigeants européens sur des points non-essentiels ? On imagine difficilement les Suisses, sur un thème important pour leurs voisins, optant pour une position radicalement divergente de celle de l’Union. Pour le dire plus crûment : il n’est plus de réelle neutralité suisse qu’à la condition que cette dernière n’affecte pas l’Union européenne. Les conséquences ne sont pas négligeables, tout particulièrement pour la Russie. Envisageant ses relations avec la Suisse, qui furent parfois extrêmement riches par le passé, la Russie ne peut désormais les considérer que comme une composante du dialogue avec l’Union. Personne ne veut encore le reconnaître, mais la neutralité suisse est à l’agonie. Seule la Russie fait encore semblant d’y croire.
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1. Confédération suisse, Secrétariat à l’Économie, Situation en Ukraine : Ordonnance du 27 août 2014 instituant des mesures visant à empêcher le contournement de sanctions internationales en lien avec la situation en Ukraine (RS 946.231.176.72), annexes 2, 3 et 4., modifiée novembre 2016, Berne 2016.
2. Administration fédérale des douanes, Commerce extérieur suisse 2015, Berne 2016.
3. Discours de Didier Burkhalter, ministre des Affaires étrangères de la Confédération, Conférence Russie-Europe, université de Genève, décembre 2015.