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E) Miscellannées franco-russes

Anne Coldefy-Faucard Anne Coldefy-Faucard
1 novembre 2017

La Russie illustree (IV) 1921-1928

a Nouvelle Politique économique (NEP), décrétée par Lénine à titre temporaire pour sauver le pouvoir bolchevique après la guerre civile et le communisme de guerre qui ont laissé le pays exsangue, se révèle vite un bon calcul. La population, enfin, reprend son souffle.

Dans une lettre datée du 17 novembre 1921 et adressée à sa mère demeurée à Kiev, Mikhaïl Boulgakov évoque les débuts de la NEP à Moscou. Sans minimiser les difficultés quotidiennes – il parle d’une « lutte enragée pour subsister et pour s’habituer aux nouvelles conditions » –, il explique qu’en un mois et demi de séjour, il a obtenu le maximum de ce qu’il pouvait espérer : il a trouvé un travail (ce qui relève littéralement de l’exploit), mais craint de prochaines réductions d’effectifs. Il envisage, toutefois, de chercher dans le « secteur privé », ce que permet désormais la NEP. Son épouse et lui ont réussi à faire des provisions de pommes de terre – ils auront donc quelque chose à manger pour l’hiver –, et elle est parvenue à faire remettre en état son unique paire de chaussures. Ils commencent également à acheter du bois… Mais tout cela, ajoute Boulgakov, nécessite un travail acharné. « Vous n’imaginez pas, conclut-il, à quel point nous sommes devenus économes. Nous économisons la moindre bûche. Telle est l’école de la vie. La nuit, j’écris par à-coups les Carnets d’un jeune médecin (2). Il peut en sortir quelque chose de bien. Mais, le temps ! Le temps me manque ! »

L’hebdomadaire français L’Illustration, notre source d’information préférée, évoque aussi le nouveau contexte. Un détail s’impose au lecteur assidu des articles : à la différence de la période prérévolutionnaire ou des commentaires et reportages sur les événements de 1917 et ceux qui ont suivi, la plupart des articles ne sont pas signés. On en déduira que L’Illustration n’a plus de correspondants officiels en Russie, que ses informations lui parviennent d’autochtones ou d’étrangers y résidant encore, qui – pour différentes raisons, sans doute – tiennent à rester anonymes.


Dès le 12 mars 1921, sous le titre : « Une lueur dans les ténèbres russes », le journal évoque la situation économique et donne des chiffres : une paire de bottines revient à soixante mille roubles, un costume d’hommes à trois cent mille. Ce sont là, toutefois, préoccupations de capitalistes. La population russe en est, elle, à trouver de quoi manger et se chauffer. À l’énoncé de ces chiffres, on est en droit de se demander où est la « lueur » annoncée dans le titre de l’article. La réponse vient, qui, a posteriori – pour ceux qui connaissent la suite de l’histoire –, fournit une excellente définition de la NEP : une soudaine « tolérance des bolcheviks à l’égard de la fraude ». Et le journal de citer l’exemple du marché quotidien de la Soukharevka, à Moscou, où tout se vend, s’achète, se troque dans la plus parfaite illégalité.

Officiellement, il faut des « bons de consommation » pour n’importe quelle denrée (« pain, viande, etc., sauf le miel et quelques légumes »), n’importe quel objet ou produit. Or, à la « pouillerie » (3) de la Soukharevka (4), « plus de cent mille personnes, tous les jours, achètent tout contre de l’argent à l’air libre ». Le journal, à son habitude, ne manque pas d’en tirer une règle, presque une « loi » : « De tout temps, le Russe – et non pas seulement l’israélite – a eu le goût du trafic. Aujourd’hui tout le monde spécule. »

Système D et corruption sont, en effet, les maîtres mots de la survie. « Bien entendu, précise L’Illustration, toutes ces pratiques clandestines sont strictement interdites […]. Mais la population tout entière s’est accoutumée à vivre en perpétuelle contravention. »

Il est un autre moyen de « s’en sortir » : il suffit d’être incorporé dans les cadres militaires ou civils du nouveau pouvoir pour être délivré des soucis matériels. Bien informé, le journal commente cette pratique sans aménité ni pour ceux qui s’y livrent ni pour les bolcheviks qualifiés d’« illuminés farouches qui […] traitent un peuple de 120 millions d’habitants comme un champ d’expériences » : « On ne compte plus les anciens bourgeois qui sont devenus des rouges de la bureaucratie bolcheviste. Car les Soviets ne regardent pas à l’argent : ils payent en papier. Chaque jour ils émettent pour des centaines de millions de roubles » (Illustration 1).
L’hebdomadaire n’est pas plus positif envers le soutien accordé par les bolcheviks aux théâtres, à l’art et à la littérature, y voyant une opération de pure propagande, ce qui, somme toute, n’est pas faux, mais pour le moins réducteur. Seule concession, qui nous paraît démontrer que l’auteur de l’article est un autochtone, qu’il connaît bien la situation et les figures dirigeantes du pays : un éloge appuyé – rare, dans les colonnes de L’Illustration, en ce qui concerne la Russie révolutionnaire – d’Anatoli Lounatcharski, commissaire du peuple à l’Instruction publique et aux Beaux Arts, « homme remarquable », dont sont vantées, à juste titre, les campagnes d’alphabétisation.

Durant toute l’année 1921, l’hebdomadaire parle peu de la situation dans les campagnes. Manifestement, les informations manquent. Le journal en déduit – à tort – que les conditions y sont meilleures que dans les villes, ce qui ne peut être vrai, compte tenu des trois années de réquisitions, aussi brutales que massives, de la période du communisme de guerre.

Le lecteur doit attendre le 24 septembre 1921 pour avoir quelque chose de plus substantiel à se mettre sous la dent. Encore s’agit-il de renseignements de seconde main. Sous le titre : « Sur les rives de la Volga », la rédaction reprend les impressions, commentaires et photographies d’un groupe de journalistes américains qui, alerté par des rumeurs de famine dans cette région, avait obtenu l’autorisation des Soviets d’affréter un vapeur pour visiter les villages des environs de Samara et y apporter de la nourriture (Illustration 2).
Le constat des Américains est inquiétant. La sécheresse a été terrible, et il n’y a pratiquement pas de semences : « Si un hiver prématuré venait suspendre avant l’heure la navigation sur la Volga et ses affluents, la calamité prendrait l’ampleur d’un cataclysme. »

Le tsar blanc perd son dernier bastion, mais le tsar rouge meurt aussi

Si la guerre civile prend fin, pour l’essentiel, en 1921, il reste, pour au moins deux ans encore, quelques poches du territoire de l’ancien empire de Russie auxquelles les bolcheviks n’ont pas accès.

Le 17 février 1923, L’Illustration titre : « Les bolcheviks à Vladivostok » (Illustration 3). Le témoin de cet événement et auteur de l’article est frappé par l’indifférence de la population. Les habitants ne résistent pas à l’arrivée des bolcheviks, ils ne réagissent tout bonnement pas. La population, constate le correspondant du journal, est démoralisée.
Vladivostok constitue une prise importante : les bolcheviks, désormais, contrôlent à peu près tout le pays, jusqu’au Pacifique. Le symbole est également fort : c’était la « dernière ville sur laquelle flottait encore le Pavillon de la Russie Blanche » et, ajouterons-nous, l’une des dernières villes de Russie où il y avait non seulement des étrangers, mais, plus encore, des représentants d’armées et de flottes étrangères. Cette présence est, pour le journal, rassurante à deux titres. En premier lieu, pour la sécurité des ressortissants français : « Au cours des récents événements, le croiseur léger Colmar surveillait les intérêts de nos nationaux. » En second lieu, et plus généralement : « Il est probable que les rouges (5) inaugureront une politique prudente, une politique de façade destinée à tromper le monde extérieur, car Vladivostok est, en effet, un port ouvert sur le Pacifique. »

Près d’un siècle plus tard, ces prévisions paraissent le comble de la naïveté. Mais « l’expérimentation » ne faisait que commencer et nul, ni en Russie ni, a fortiori, en Occident, ne pouvait imaginer jusqu’où elle irait. Les Européens, en outre, sont alors dans l’incapacité de se figurer que les Russes puissent se passer de leur avis. La réalité, hélas, sera tout autre.

Les bolcheviks triomphants se heurtent pourtant, eux aussi, à l’imprévu et à l’imprévisible. Depuis 1922, souffrant d’une paralysie des centres nerveux, Lénine est éloigné du pouvoir. Il réside dans le petit village de Gorki, à quelque quarante-cinq kilomètres de Moscou (Illustration 4). Il s’y éteint le 21 janvier 1924, ce dont L’Illustration rend compte cinq jours plus tard dans un article intitulé : « La fin du “tsar rouge”. »
Après un bref rappel de la biographie du leader bolchevique, le journal s’autorise un coup de griffe qu’on ne saurait lui reprocher : « C’est à la complicité allemande qu’il dut, en 1917, de retourner en Russie. »

Une fois le premier scud lancé, on ne voit pas pourquoi on retiendrait les autres, de plus en plus agressifs : « Lénine, qui avait passé trente ans de sa vie à attendre son heure et à mûrir ses haines, entreprit alors avec une froide méthode et une cynique insensibilité le bouleversement social dont il rêvait. » La conclusion est assassine : « Il fut le destructeur intégral. »

Comme hommage, on a connu mieux. Pourtant, L’Illustration – une fois n’est pas coutume – reconnaît au vainqueur d’Octobre un mérite bien dans l’esprit du temps et très caractéristique du journal : « Seul, à peu près, de tous les bolcheviks, il était de pure race russe (6) […], et c’est peut-être le secret de sa popularité auprès d’un peuple qui éprouve une invincible défiance à l’égard des éléments sémites et étrangers. »

Les funérailles ont lieu le 27 janvier. Le 9 février, le journal en publie des gravures, complétées par d’autres, la semaine suivante, le 16, ainsi que par des commentaires, l’ensemble s’intitulant : « Les funérailles de Lénine » (Illustration 5). « Il convenait, précise la rédaction, que l’on pût retrouver, dans la collection de L’Illustration, un document perpétuant la mémoire » de ce « cérémonial impressionnant de simplicité et de grandeur ».
Le journal identifie, sur les photos, les principaux vieux compagnons de lutte du défunt et les membres du gouvernement présents à la cérémonie. Ils sont venus, ils sont tous là, « Boukharine, Tomsky, Kamenef, Rykov, Kalinine », à l’exception de « Trotzky qu’une énigmatique maladie retient loin de Moscou. » L’article ne souffle évidemment mot de l’illustre inconnu qu’est Staline, simple Secrétaire du Parti.

Par un étrange tour (qui n’a rien, sans doute, d’une facétie des dieux ou du Destin), les deux protagonistes de la lutte sauvage qui s’engage pour la succession de Lénine ne « sont pas sur la photo ». De ce combat sans merci qui occupe, grosso modo, les trois années suivantes, L’Illustration ne parle pratiquement pas. Le sujet est par trop secret, le journal – et il n’est pas le seul – manque de matière pour le traiter. De plus, l’hebdomadaire est grand public et les bagarres fratricides au sommet, dans la Russie rouge, ne constituent pas le plat de résistance préféré de ses lecteurs.

À Moscou même, au demeurant, la discrétion est de mise. Il faut la perspicacité et la vision à long terme de la littérature pour dévoiler, avant l’heure, l’identité du vainqueur et tirer les sonnettes d’alarme. Nous songeons ici au Conte de la lune non éteinte de Boris Pilniak, paru en 1926 et aussitôt interdit, récit à l’architecture et à l’écriture irréprochables, dans lequel Staline, aisément reconnaissable sous le pseudonyme de « Le Numéro Un », est tapi dans son cabinet du Kremlin, telle une araignée dans sa toile, et, relié à la ville et au pays par les fils du téléphone, se joue de tout et de tous comme de marionnettes. Jamais Staline ne pardonnera ce texte à Pilniak, qui le paiera de sa vie lors des « Purges » des années trente (7).

Le bolchevisme est-il soluble dans le music-hall ?

Dans les années 1925-1928, L’Illustration n’est guère prolixe sur la Russie. Les articles qui lui sont consacrés sont relativement courts, anecdotiques (mais ce sont eux, parfois, les plus intéressants) et, surtout, au fil du temps, la rédaction semble vouloir croire – et faire croire – de plus en plus à une normalisation du pays. En bref, après une période durant laquelle les Russes, proies de « forces obscures », ont été pris de folie, les voici qui, peu à peu, en dépit de quelques récidives (que le journal ne manque jamais de pointer du doigt), reviennent à la raison. D’ailleurs, ont-ils le choix ? Du point de vue du journal – point de vue très français et, plus largement, européen et occidental – ils ne peuvent que se calmer et revenir à des valeurs et des modèles sûrs : ceux de l’Occident.

Les livraisons de l’année 1928 en multiplient les exemples. Le 19 mai, sous le titre : « En Russie rouge », L’Illustration évoque les fêtes et la parade du Premier Mai à Moscou (Illustration 6). Voilà pour la catégorie « Récidives ». Pour la dixième année, les Soviets organisent ces fêtes-propagande. C’est regrettable et lamentable, laisse entendre l’auteur de l’article, qui n’insiste pas, préférant s’arrêter sur un « événement » survenu deux jours plus tard et qui l’emplit d’un fol optimisme : le 3 mai, la « Russie rouge » recevait « en grande pompe le roi d’Afghanistan ». Vous voyez bien qu’ils se normalisent ! On a beau guillotiner ses rois et assassiner ses tsars, on a beau être des sans-culottes ou des bolcheviks au couteau entre les dents, on finit toujours par en revenir aux têtes couronnées…
Le journal s’attache d’autant plus à souligner l’importance de cette visite officielle que, deux mois plus tôt, une « récidive » avait consisté en une sorte d’attentat contre des rois et reines d’un type particulier.

Le 10 mars, sous le titre : « La politique de l’échiquier », L’Illustration évoquait avec indignation l’apparition dans les magasins de Russie d’un jeu d’échecs fabriqué par une manufacture d’État, dont la maquette avait été approuvée par le gouvernement « après de laborieuses délibérations » (Illustration 7). De gauche à droite, sur l’échiquier : un officier du régime tsariste (fou blanc), une église (tour blanche), une ouvrière et un ouvrier (reine et roi noirs), un aristocrate et sa femme (roi et reine blancs), le marteau et l’enclume (tour noire), un officier de l’armée rouge (fou noir). Et l’auteur de cet article majeur de commenter : « Au doux pays des Soviets, le nivellement à outrance avait respecté jusqu’ici les rois et les reines en bois sculpté que tous les joueurs d’échecs dans le monde aiment à promener de case en case… » Les bolcheviks ont donc bafoué cela aussi. Merci à la couronne d’Afghanistan d’avoir un peu remis les choses en ordre et de donner des raisons d’espérer !
Mais il y a mieux, beaucoup mieux dans le genre. Cerise sur le gâteau célébrant la fin d’une année qui incline globalement à l’optimisme, on voit paraître, le 8 décembre 1928, un article très grave sous ses allures futiles, intitulé « Recommencement ».

Le correspondant y convie le lecteur à oser pousser la porte d’un music-hall de Moscou. Il y découvrira trente girls souriantes, exécutant, « à la satisfaction générale », le « classique numéro du Serpent » (Illustration 8). « Tout recommence ! », s’écrie le journal, enthousiaste. « N’avons-nous pas entendu de vertueuses diatribes contre le dévergondage des sociétés d’ancien régime et l’abjection de la technique du music-hall dans les modernes Babylone d’Occident ? […] Ce Serpent réactionnaire, ramené au pays rouge par toutes ces petites Èves (8)  malicieuses, est éminemment symbolique […] Et vous verrez qu’avant un an les grands music-halls de l’U.R.S.S. nous réclameront avec insistance les dernières créations de Mistinguett et de Chevalier. »
On en est loin encore. Une chose est sûre : la NEP a aussi été synonyme de défoulement pour une partie de la population, lassée des privations, et, à partir du milieu des années vingt, pour la nouvelle classe privilégiée qui se constitue peu à peu. Restaurants et cabarets rouvrent leurs portes à la première occasion, dans une légalité – comme pour tous les commerces – souvent plus que douteuse.

Autorisons-nous une petite incursion dans la « Russie rouge » deux ans après la limite que nous avons fixée en titre de ce texte. En 1930, l’écrivain (mais aussi journaliste) italien Malaparte arrive à Moscou, persuadé d’« y trouver le pouvoir aux mains d’une classe issue du peuple, dure, intransigeante, puritaine, de ce puritanisme marxiste si proche du puritanisme calviniste, où seuls importeraient les mérites révolutionnaires et la fidélité à la théorie marxiste ».

Il découvre une classe de parvenus qui se préoccupe moins d’industrialisation que des dernières robes venues de Paris. Une nouvelle « noblesse » a accédé au pouvoir et cherche à imiter celle qui l’a précédée, multipliant réceptions, soirées de gala, soirées au théâtre. À la différence de L’Illustration, Malaparte ne voit là aucune raison de se réjouir. Pour lui, la révolution a cédé la place à la corruption des esprits et des mœurs (9).

Les russes arrivent, les russes sont là

En attendant que l’offensive des girls triomphe définitivement de l’Armée rouge, L’Illustration s’intéresse de près, durant la période considérée, à ces Russes de l’ancien régime – les vaincus – installés en Europe de l’Ouest, dont un grand nombre à Paris. À la fin de 1927, Georges Oudard, journaliste et écrivain, fait plusieurs visites au Régiment des cosaques du Don de Sa Majesté. Le 7 avril 1928, le journal en publie le reportage sous le titre : « Chevaliers mendiants ».

Les cosaques sont au nombre de quatre-vingts. Ils sont arrivés en France au terme d’un rude périple et travaillent à Paris, dans les gares. Ils ont choisi de vivre tous ensemble, ce qui leur permet de mieux supporter leur profond dénuement, de « garder les anciens usages » et de ne pas trop ressentir leur condition d’exilés (Illustrations 9 et 10). On sent, sous la plume de l’auteur, beaucoup de sympathie et de respect pour ces hommes. Mais la tonalité du texte n’est pas très joyeuse.
Par bonheur, l’émigration russe ne manque pas de figures plus solaires et réjouissantes. Le 23 juin, L’Illustration consacre un article à la personnalité et la psychologie de Raspoutine, vues par les yeux de son meurtrier, le prince Ioussoupov (Illustration 11). Voilà un homme qui a de l’allure ! Un assassin ? Et alors ? Cela ajoute encore à son charme. 
Le journal se fait régulièrement l’écho des bals de charité, des réceptions et autres thés donnés dans la capitale française par les dames de l’aristocratie russe. On les aime bien, ces Russes-là, à Paris. Ils sont, certes, extravagants, mais ils ont le mérite de parler français, ils ne regardent pas à la dépense (beaucoup ont encore de la fortune) et ils sont, eux aussi, optimistes : en ces années vingt, ils ne doutent pas de revenir au pays, persuadés que les Soviets ne tiendront pas très longtemps.

Cependant, le 13 octobre 1928, au Danemark dont elle était originaire, s’est éteinte en toute discrétion, à l’âge de 81 ans, l’impératrice Marie Fiodorovna, veuve d’Alexandre III. L’Illustration lui rend hommage dans sa livraison du 20 octobre. Elle avait appris la mort tragique des siens alors qu’elle se trouvait à Yalta. En mars 1919, elle s’était embarquée sur le Marlborough, bâtiment de guerre anglais, qui, via Malte, l’avait conduite dans son pays.

Autre hommage du journal, le 8 décembre, non pas à un Russe, mais à un Français, cette fois, grand connaisseur de la Russie : l’ancien ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, Maurice Paléologue, était en effet reçu, le 25 novembre, à l’Académie française (Illustration 12).


Un apaisement trompeur

La seconde moitié des années vingt est une période bénie ou presque, durant laquelle le continent européen panse les blessures de la guerre, auxquelles s’ajoutent, pour la Russie, celles des révolutions et de la guerre civile. Partout, on veut croire à un mieux ; partout, on veut l’apaisement. On s’étourdit, on s’illusionne et on ferme les yeux sur des signes plus qu’inquiétants. 

Dans sa livraison du 17 novembre 1928, L’Illustration propose un reportage détaillé sur les Solovki et le régime imposé à ceux qui y sont détenus. Pire, le même numéro évoque – rapidement – le « procès des mineurs », plus connu aujourd’hui sous l’appellation de « procès de Chakhty ». Il s’est tenu au cours du mois de juillet, des ingénieurs étant – pour la première, mais non la dernière fois – accusés de saboter l’économie soviétique au profit de la bourgeoisie étrangère. Le journal donne l’information sans accorder trop d’importance à l’événement. Comment aurait-il pu imaginer, alors, que ce procès annonçait le « grand tournant » (la « grande fracture », disent les Russes) qui s’amorcerait dès l’année suivante, avec la collectivisation forcée, la dékoulakisation, l’industrialisation, puis la litanie des procès truqués et les « Purges » ? 

À l’Ouest, l’année 1929 serait marquée, elle, par le début de la « Grande Dépression » et l’on ne tarderait pas à voir apparaître à Paris, sur les portes des loges de concierges, cet écriteau : 
« Pas de chiens

Pas de chats

Pas de Russes » (10).
 ***

1. Dans chaque livraison des Regards de l’Observatoire franco-russe (hormis celle de 2016), l’auteur propose une image de la Russie et des événements qui s’y déroulent directement inspirée de l’hebdomadaire L’Illustration.

2. Mikhaïl Boulgakov, Carnets d’un jeune médecin, édition bilingue, Gallimard, Folio bilingue, Paris, 2012.

3. Nous conservons, dans toutes les citations de L’Illustration de même que dans les légendes des photographies, les formulations, l’orthographe et la ponctuation de l’original.

4. Pour en savoir plus sur ce marché de la Soukharevka, son histoire (il apparaît après la campagne napoléonienne de 1812 et l’incendie de Moscou), voir Vladimir Guiliarovski, Moscou et les Moscovites, traduction de Julie Bouvard, Verdier, collection « Poustiaki », Lagrasse, 2005.

5. On notera que L’Illustration recourt aux majuscules pour « Russie Blanche » et à la minuscule lorsqu’il s’agit des « rouges ».

6. L’hebdomadaire oublie, en l’occurrence, qu’il suffisait de « gratter » le Russe Lénine pour « retrouver le Tatar ».

7. Boris Pilniak, Conte de la lune non éteinte, traduction de Michel Pétris, Champ libre, Paris, 1972.

8. Sic.

9. Voir Curzio Malaparte, Le Bal au Kremlin, traduit de l’italien par Nino Frank, Gallimard, « L’imaginaire », Paris, 2013.

10. Dans cet ordre.