Le 27 janvier (7 février) 1716, Pierre quittait la Russie pour une visite des cours européennes. Il nourrissait plusieurs objectifs : faire reconnaître ses conquêtes sur le pourtour de la mer Baltique, obtenir le droit de stationnement des troupes russes dans le Mecklembourg et forger un nouveau système d’alliances associant son pays avec la Prusse, le Danemark, les Provinces-Unies et l’Angleterre. Sentant les têtes couronnées réticentes à l’égard de ses ambitions, il décida de se tourner vers Versailles, qu’il imaginait plus malléable ; après tout, le roi Louis XV n’avait que six ans et le Régent était surtout connu pour sa vie libertine. À La Haye, Pierre rencontra l’ambassadeur de France, le marquis de Châteauneuf, et lui présenta d’emblée son projet : la France cesserait immédiatement de soutenir la Suède dans la guerre qui l’opposait à la Russie. En contrepartie, il lui fit miroiter la signature d’un traité économique dans lequel la France serait favorisée par rapport à l’Angleterre et la Hollande. Se rendait-il compte de sa désinvolture ? Il dictait ses volontés au roi très chrétien et bouleversait l’équilibre commercial de l’Europe en privant Britanniques et Bataves de leur rôle primordial dans le Nord. Exaspéré par la circonspection de Châteauneuf, Pierre annonça qu’il allait se rendre en France pour rencontrer le jeune roi et le Régent. Il exigea que personne ne parle publiquement de ce voyage avant son arrivée ; il souhaitait garder, dans la mesure du possible, l’anonymat.
Pierre rêvait depuis longtemps de visiter Paris, qu’il connaissait notamment à travers les récits de ses émissaires. Il cherchait toujours des idées pour embellir Saint-Pétersbourg et avait préparé un programme le conduisant dans les plus beaux parcs et châteaux. Une part du budget était réservée à l’achat de livres d’architecture et de gravures représentant des édifices, des jardins, des illuminations. Il comptait aussi acquérir une grande quantité d’instruments scientifiques. Néanmoins, la raison principale du déplacement était politique. Il espérait accélérer les négociations en traitant directement avec le Régent, qui se montrait fort accueillant.
Le tsar foula le sol français à Dunkerque. À la vue des innombrables moulins à vent de la région, il aurait déclaré : « Ici, Don Quichotte aurait eu fort à faire. » La boutade allait-elle au-delà de la simple référence littéraire ? Ne se voyait-il pas dans le rôle de l’hidalgo qui s’en prenait aux géants ? Le cabinet du roi désigna le sieur de Liboy pour aller à sa rencontre à Zuydecoote. Par le choix d’un personnage de second rang, l’anonymat était parfaitement respecté, mais peut-être était-ce aussi un signe de mépris. Pierre disposait d’une escorte de douze à quinze cavaliers et d’une garde d’une trentaine d’hommes. Avec sa suite, cela faisait au moins soixante personnes. Pouvaient-elles passer inaperçues ? Et comment trouver des logements et des voitures en aussi grand nombre ? Il n’était pas aisé pour les municipalités de le recevoir dignement. Liboy eut une impression mitigée du souverain russe : le séjour d’étude sonnait faux, seul le commerce semblait passionner le visiteur. Très vite, il fut déconcerté par la grossièreté du personnage qui ne respectait pas les règles les plus importantes du grand pays catholique. Il était interdit d’organiser des cérémonies religieuses étrangères sur le sol français. À Calais, le tsar célébra pourtant les Pâques orthodoxes en plein air, sans tenir compte des avertissements de Liboy. Lors de son premier voyage en Europe en 1697, il n’avait pas hésité à partager le culte des protestants ou des catholiques. Était-ce, ici, un signe ostentatoire de son identité culturelle et patriotique ou une provocation gratuite ?
Pierre désarçonnait ses interlocuteurs par ses propos contradictoires. Rien ne devait transparaître de ses projets politiques avant la première entrevue avec le Régent et avec le cardinal Dubois. Liboy en brossa le portrait : « Le tsar est de la plus grande taille, un peu courbé, la tête penchée pour l’ordinaire. Il est noir et a quelque chose de farouche dans la physionomie ; il paraît avoir l’esprit vif et la conception aisée, avec une sorte de grandeur dans les manières, mais peu soutenues. Il est mélancolique, mais distrait, quoique accessible et souvent familier. » Le jugement se dégrada après quelques jours de voyage : le caractère du tsar présentait « effectivement des semences de vertu », mais elles étaient toutes « sauvages » et extrêmement mélangées, car il n’avait pas de « constance en ses projets », il changeait tout le temps d’avis et imposait « des variations perpétuelles de la marche ». Il ne servait à rien de lui annoncer des illuminations ou une réception solennelle. S’il n’en avait pas envie, il changeait d’itinéraire et de relais de poste. Il refusait de monter dans de lourdes berlines, exigeait des cabriolets pour se déplacer plus rapidement. Ce que Liboy ne raconte pas, ce sont les frasques sexuelles du tsar et de sa suite, et il n’évoque pas davantage l’argenterie et les draperies dérobées…
Après avoir traversé la France septentrionale, qui surprit le tsar par la misère de la population rurale, Pierre rencontra le maréchal de Tessé, dépêché par le Régent, à Beaumont-sur-Oise. Il découvrit un mode de vie extrêmement codifié et encore fortement marqué par le règne de Louis XIV. L’emploi du temps du visiteur inquiétait les Français. Il se levait très tôt, souvent à quatre heures du matin, et se couchait dès neuf heures. Il buvait de l’eau-de-vie avant les repas et déjeunait à dix heures du matin. Il s’abreuvait jusqu’au soir de bière ou de vin et dînait vers sept heures. Il refusait de perdre son temps dans les dîners solennels, hormis quand il y avait de hautes personnalités, se contentait de pain et de bière dans de mauvais cabarets. Nul ne parvenait à le raisonner, il répétait qu’il était un soldat habitué à se satisfaire de peu. Sa tenue vestimentaire, dont il ne changea pas de tout le voyage, laissait à désirer : bouracan noirâtre assez grossier, veste en étoffe de laine grise ornée de boutons en diamants. Le tsar se passait de manchettes, de dentelles et de jabot. Sa perruque n’était pas poudrée et ses cheveux étaient courts, le souverain ayant fait donner un coup de ciseaux pour ne pas avoir trop chaud. Quand cet ornement le dérangeait, il le glissait dans sa poche.
Un hyperactif de genie ou un sauvage egare dans la civilisation ?
Pierre arriva à Paris le 7 mai, vers 10 heures du soir. Après avoir dîné, il refusa de s’installer dans les appartements d’Anne d’Autriche au Louvre et demanda à être logé à l’hôtel de Lesdiguières, situé rue de la Cerisaie. Il se contenta d’une chambre avec deux lits de camp dont l’un était destiné à Hanibal, son filleul noir. Levé à 5 heures du matin, il tua le temps en visitant les jardins. En vue de sa première rencontre avec le Régent et le petit Louis XV, il endossa une grande tenue, richement brodée. Le roi, âgé de sept ans, se rendit à l’hôtel Lesdiguières vers 17 heures. À la stupéfaction de sa suite, le tsar saisit le garçon et le prit dans ses bras pour l’embrasser. Un Romanov devait du respect à un Bourbon, cette familiarité suscita méchantes critiques et sourires moqueurs. On vit en lui « une forte empreinte de cette ancienne barbarie de son pays». Pour les plus critiques, il n’était qu’un sauvage égaré dans la civilisation. D’autres comportements choquèrent les courtisans : il mangeait salement et vite, n’avait aucun sens de la galanterie et se montrait incapable de « mettre les femmes dans ses intérêts ». Ses aventures avec des prostituées lui valurent la renommée de ne vouloir « que des esclaves pour maîtresses »! Sa familiarité avec des personnes de basse condition heurtait. Le tsar laissa d’ailleurs d’acerbes remarques sur la pauvreté du peuple des faubourgs de Paris et des campagnes françaises.
À Saint-Cyr, Pierre rendit visite à Madame de Maintenon, qui était alors alitée. Se borna-t-il, comme l’écrit Saint-Simon, à tirer les rideaux et à la dévisager sans mot dire ? Selon la vieille dame, il se serait assis sur son lit et lui aurait demandé si elle était souffrante ; elle lui aurait rétorqué : « de vieillesse », ce qui aurait stupéfié le souverain russe. De temps à autre, il était saisi de crampes faciales, un tic nerveux dont il était affligé depuis l’enfance. Malgré son état de santé alarmant – il dut garder la chambre onze jours et annuler une visite à Saint-Cloud – son séjour fut un véritable tourbillon. Spontané, ouvert à tout, il visita manufactures, châteaux, jardins, parcs et ménageries. Rien ne lui échappait : le Jardin des plantes avec ses collections anatomiques, les Gobelins, l’Observatoire, le collège des Quatre-Nations, la Sorbonne, l’Imprimerie royale, les ateliers de serrurerie et de charpenterie du roi, les cabinets des mécaniciens, les bibliothèques, l’Académie française, l’Académie royale de peinture et de sculpture, la grande galerie du Louvre où il s’extasia devant les modèles réduits des places fortes construites par Vauban. Interrogeant les artisans, il montrait de solides connaissances techniques, mais témoignait également de sa volonté d’apprendre. Il ne négligea pas les magasins du Palais-Royal et s’arrêta même dans une bonneterie. Il passa aussi beaucoup de temps dans les châteaux des environs de Paris, à Versailles, Saint-Germain-en-Laye et Marly, où il se passionnait pour les jardins et les fontaines dont il allait s’inspirer lors de la construction de sa résidence à Peterhof. Aux Invalides, il déjeuna avec les soldats et but à leur santé. Il vint tâter le pouls d’un blessé et lui annonça sa guérison. Il s’intéressait aux « objets d’utilité » relevant de la marine, du commerce, des arts manufacturiers. Il finit par recruter plus de soixante artisans – ébénistes, tapissiers, ciseleurs... – prêts à partir en Russie avec leur famille.
Hyperactif, désireux de tout voir, Pierre n’avait guère de loisir à consacrer aux négociations diplomatiques. Le Régent ayant désigné le maréchal de Tessé comme interlocuteur, il laissa les discussions à Kourakine et à Chafirov. La France n’entendait pas reconnaître les annexions des Russes dans la Baltique. Ceux-ci n’hésitèrent pas devant la menace. Le tsar continuerait la guerre contre la Suède et il la remplacerait dans la hiérarchie des États dans le Nord ! Tessé, Chafirov et Kourakine s’entendirent pourtant sur un point ; une convention entre Versailles et Saint-Pétersbourg n’avait pas grand sens sans la participation de Berlin. Le Français ne mâchait pas ses mots : « Nous n’entrons en société avec le tsar que par rapport au roi de Prusse puisque sans la Prusse, le tsar nous est entièrement inutile. » Les négociations s’enlisèrent, car les intérêts des différentes parties divergeaient. Les Russes revenaient sur la garantie des conquêtes de Pierre et évoquaient un traité de commerce donnant à la France le statut de « nation la plus privilégiée ». La proposition d’établir des relations économiques semait le malaise. La France ne voulait pas compromettre ses relations avec la Hollande et l’Angleterre, principaux partenaires de la Russie pour l’importation et l’exportation. Un projet de convention économique fut néanmoins préparé le 20 juin, associant les Provinces-Unies, la Grande-Bretagne, la France, la Prusse et la Russie, mais le représentant de la Prusse n’était pas habilité à la signer. La ratification fut remise, au grand soulagement du Régent.
Lassé par ces pourparlers interminables, Pierre décida de quitter Paris pour prendre les eaux à Spa. Versailles souhaitait qu’il fût dignement reçu dans toutes les villes où il s’arrêterait. Or nul ne savait où il changerait de chevaux et passerait la nuit. Les intendants se désespéraient, plusieurs d’entre eux ayant vainement préparé des festivités. Pierre se tailla une réputation d’homme versatile et fantasque. Il ne daigna s’arrêter que deux heures à Reims, ville du sacre des rois de France ; à Charleville, il monta sur un bateau afin de continuer le voyage par la Meuse et fit escale à Namur. Pour lui permettre d’échapper à la curiosité populaire, le gouverneur interdit les coups de canon et les feux d’artifice. Mais les passants ne pouvaient guère ignorer cet étranger de grande taille, avec son tic et sa tenue négligée. Certains murmurèrent qu’il s’agissait du « roi de Russie ».
La ratification du traité, par les représentants du tsar, du Régent et de Frédéric-Guillaume, put avoir lieu à Amsterdam, le 15/4 août 1717. Cette convention à caractère économique était un chef-d’œuvre de la rhétorique diplomatique puisque chaque partie fut persuadée d’avoir atteint ses objectifs. Toutes les questions délicates avaient été évincées. Les partenaires se devaient une parfaite solidarité pour garantir la sécurité et la paix instaurées par les traités d’Utrecht et de Baden et pour ratifier une convention à venir sur la pacification du Nord. Un traité de navigation et de commerce était prévu, des commissaires devant se rencontrer dans les huit mois. Les trois partenaires reconnurent la France comme médiateur dans le Nord et Philippe d’Orléans donna sa parole de respecter l’impartialité qui convenait. La France avait opté pour une alliance avec l’Angleterre et habilement manœuvré pour ne pas s’engager envers la Russie. Saint-Simon qualifia le « fol mépris » du Régent envers Pierre d’« irréparable ruine ». Grâce aux écrasantes victoires de Pierre dans le Nord, la Russie était devenue inévitable dans les affaires de l’Europe. En lui préférant l’Angleterre voire la Prusse, le Régent et Dubois montraient leur méfiance envers cette intruse, mais, en signant un traité, certes insignifiant, ils avaient cherché à la garder dans leur sphère d’intérêt.
Le voyage en France eut des retombées inattendues. Le président de l’Académie des sciences, l’abbé Bignon, suggéra d’y admettre le tsar. Le 22 décembre 1717, Pierre fut élu membre associé « hors de tout rang » par acclamation. Le secrétaire perpétuel de l’Académie, Fontenelle, écrivit à Pierre le 27 décembre 1719 pour lui annoncer officiellement sa nomination : n’avait-il pas établi « les sciences et les arts dans les vastes pays de sa domination » et remporté une victoire sur la barbarie ? Ce grand dessein méritait les applaudissements de toute la terre. Les académiciens avaient-ils agi de conserve avec leur gouvernement ? Toujours est-il qu’ils ouvrirent une petite porte vers des échéances centrées sur la recherche scientifique. Ces échanges allaient influencer la politique grâce à la venue en Russie de scientifiques français de grand renom. Les académies berlinoise, parisienne et pétersbourgeoise réussirent à tisser des liens bien avant l’échange d’ambassadeurs et l’établissement de liens diplomatiques solides. Une fois de plus, la science avait rattrapé la politique.