Terre de métissage, l'île de La Réunion a aussi sa communauté de Russes, certes restreinte. Peu connu de l'actuelle Fédération, ce département français d'outre-mer entretint pourtant jadis des liens importants avec la Russie, notamment sous l'Empire et au temps de l'URSS. Des liens d’ordre littéraire, architectural, scientifique, commercial, parfois même politique.
À première vue, on identifie peu ou pas de liens entre la Russie et La Réunion, petite île française de l'océan Indien, si ce n'est qu'elles partagent parfois le même fuseau horaire. Du côté du tourisme, peut-être ? Même pas. Pourtant friands de destinations insulaires et tropicales, « les touristes russes sont très rares sur l'île », assure Margarita Kourakova, une Russe expatriée depuis cinq ans à La Réunion. La faute au régime des visas en vigueur, sans doute. « Pour les Russes, un visa spécial outre-mer est obligatoire, le visa Schengen ne suffit pas », regrette-t-elle. Et pour l'obtenir, c'est la croix et la bannière. Originaire d'Orel – ville de trois cent mille habitants située à trois cent soixante kilomètres au sud-ouest de Moscou –, Margarita a rejoint sur l’île son mari, un Créole réunionnais, « comme la plupart des russophones qui habitent ici (aujourd’hui, tout de même, près d’une centaine de personnes, selon l’Amicale franco-russe de La Réunion créée en 2014). Surtout des femmes, originaires de Russie, mais aussi d’Ukraine, du Kazakhstan, d’Ouzbékistan ou encore de Lituanie », précise Elisaveta Rivière qui espère organiser un festival russe à La Réunion fin 2017 avec son association.
Alexandre Pouchkine : « Parny, c’est mon maître »
Qui se souvient que le Parti communiste réunionnais (PCR) fut cofondé par un homme d'origine soviétique ? Né en 1930 à Saint-Louis, au sud-ouest de La Réunion, d'une mère réunionnaise et d'un père ukrainien, Boris Gamaleya, avant d'être un militant politique, fut un poète fondateur de la littérature réunionnaise. Issu d'une famille de Russes blancs exilée à La Réunion après la révolution d'Octobre, l'écrivain acquiert ses lettres de noblesse avec Vali pour une reine morte, une œuvre publiée à compte d'auteur en 1973.
À l'inverse, les œuvres des poètes réunionnais firent racine en Russie. Ainsi, les recueils d'Évariste de Parny (1753-1814) et du chef de file du mouvement parnassien, Charles Leconte de Lisle (1818-1894), régalèrent l'intelligentsia russe à leurs époques respectives. Surtout connu pour ses Poésies érotiques (1778), le Réunionnais Parny était notamment tenu en grande estime par Pouchkine, qui fut aussi un adepte du genre. On rapporte même qu’Alexandre Sergueïevitch alla jusqu'à dire à ses pairs : « Parny, c'est mon maître. » On se rappellera également que Konstantin Batiouchkov (1787-1855) traduisit la Xe Élégie du même poète réunionnais (premier volume des Poésies érotiques) sous le titre « Le revenant ». Ce poète russe, lui non plus, ne cacha pas pour Parny et son œuvre – qu'il qualifiait de « mystico-platonique (1) » – un engouement certain.
Une empreinte russe sur l'architecture réunionnaise
XVIIIe siècle, XIXe siècle… Outre Boris Gamaleya, qui vivait à La Réunion, à la Plaine des Palmistes (commune du centre de l’île), l'histoire contemporaine permettait de nouveau de jeter une improbable passerelle russo-réunionnaise. Une passerelle incarnée par plusieurs constructions emblématiques de l'île. L’aérogare Roland-Garros (Saint-Denis de La Réunion) et ses poteaux symbolisant des fougères arborescentes, l’imposante mosquée de Saint-Pierre (sud de l'île), le bâtiment abritant la Chambre d'agriculture… tout cela est né sur la table de l'architecte d’origine russe Wladimir Frizel, arrivé sur l’île en 1962 et décédé à La Réunion au début de l’année 2013. Il repose désormais au cimetière de Saint-Gilles (commune de l’ouest de l’île), face à l’océan qu’il chérissait.
De parents russes blancs, dont les familles furent massacrées, Wladimir Frizel voit le jour en 1922 à Varna, en Bulgarie, où les siens ont trouvé refuge. Après le Moyen-Orient, en particulier le Liban, et Madagascar, où Frizel tentera en vain de se lancer dans la production de tabac avant de se tourner vers l’architecture avec davantage de succès, il ouvre à La Réunion, en 1964, un cabinet d’architecture qui y deviendra vite une référence : Frizel est le quatrième professionnel à s’inscrire localement à l’Ordre des architectes. La liste complète de ses réalisations est impossible à dresser tant il a contribué à modeler le paysage architectural de son île d’adoption. Si La Réunion fut la dernière étape de l'architecte, l'empreinte du Russe est également visible chez sa voisine, Madagascar. La « Grande île » (deux cent quarante fois la taille de La Réunion) doit, elle aussi, son aéroport, ainsi que de nombreuses réalisations à Frizel. Madagascar qui, d’ailleurs, intéressa très tôt l'empire russe.
Métissage russo-créole
Ce n'est certes pas la poignée de couples russo-réunionnais actuellement établis dans l'île qui y laisseront durablement l'empreinte de la Fédération. On ne peut pas en dire autant de ce Russe aujourd'hui enterré à Hell-Bourg (magnifique village de montagne situé au cœur de La Réunion, dans le cirque de Salazie) où il s’établit vers la fin du XIXe siècle. Un Russe d’origine allemande, qui aura pour descendants les membres de trois grandes familles propriétaires réunionnaises, toujours très influentes aujourd'hui : les Caillé, les Lagourgue et les Foucque. Venu faire du négoce à Saint-Denis de La Réunion à partir de 1886, Frédéric Volpert Rohnstadt (Saint-Pétersbourg, 1854 - Hell-Bourg, vers 1922) succombe aux attraits d'une belle Réunionnaise, Jeanne Adam de Villiers, par ailleurs riche héritière du sucre, qu’il épousera en 1891 et dont il aura quatre enfants, avant de s'installer définitivement à La Réunion. Au début de la Première Guerre mondiale, en août 1914, Frédéric Rohnstadt et ses origines allemandes n’échapperont pas à la psychose ambiante : le Russe sera soupçonné d’espionnage (2). Finalement, malgré l’ouverture d’une enquête par le ministère français des Colonies de l’époque, il fera simplement l’objet d’une surveillance discrète pendant toute la durée du conflit.
Dans quelle autre région française trouve-t-on, aujourd’hui, une avenue Lénine (commune du Port), un stade Youri Gagarine (commune de La Possession) et une multitude de références au passé soviétique ? C’est que, de longues décennies durant, la région fut gouvernée par le Parti communiste réunionnais. Fondé en 1959 par Paul Vergès (1925-2016), il afficha très vite de nettes divergences avec le Parti communiste français, dont il se tint toujours à bonne distance, même si, peu à peu, il abandonna ses revendications autonomistes originelles vis-à-vis de l’Hexagone.
Quand vergès rencontre Brejnev
Directement lié à Moscou, le leader du PCR, Paul Vergès, sera accueilli dans la capitale soviétique par Leonid Brejnev comme un véritable chef d’État. Cette proximité provoquera sur son île quelques remous… En 1973, le chef du PCR poursuit en justice le Journal de La Réunion qui a reproduit en russe et en français le texte de son discours prononcé à Moscou l’année précédente, à l’occasion du 50e anniversaire de la création de l’URSS et dans lequel il réclamait l’aide soviétique pour « la libération nationale » de La Réunion. Vergès renoncera à son action judiciaire deux ans plus tard.
De retour à Moscou en 1975, Paul Vergès participe, avec Elie Hoarau (son homme de confiance et successeur à la tête du PCR en 1993), à la 12e session du Conseil de l’Organisation de solidarité des peuples afro-asiatiques (OSPAA) qui se tient dans la capitale soviétique et dont l’ordre du jour est « la lutte contre l’impérialisme dans l’océan Indien ». Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en France en 1981, Vergès passe sous silence son combat pour l’autonomie, considérant que la loi de décentralisation de 1982 est un « cadre acceptable ».
Longtemps, pour les Soviétiques, La Réunion est perçue comme un territoire indépendant, un pays à part entière, qui a sa place parmi les républiques socialistes « amies » d’Afrique, avec lesquelles des liens sont instaurés et, en premier lieu, des échanges universitaires. Échanges qui amenèrent nombre d’Africains à effectuer une partie de leurs études à Moscou et dans d’autres villes d’URSS. Ce fut le cas d’une partie de l’intelligentsia réunionnaise. En effet, dans sa contestation du colonialisme, le PCR va s’opposer à l’enseignement supérieur qui a cours en Métropole et créer une filière en direction des pays de l’Est.
Formés à l'Est
Ainsi, depuis le début des années 1960 jusqu’au milieu des années 1980, des centaines de Réunionnais font l’expérience d’un séjour dans les « pays frères », soit pour des études supérieures de plusieurs années, soit pour un stage de quelques mois ou une rapide « visite d’amitié et de solidarité ». Cet acte de résistance politique vise alors la création d’une nouvelle idéologie, avec immersion de l’élite du futur État autonome dans des pays de culture marxiste, affaiblissement de l’influence française dans l’île, affranchissement de la nation de tutelle pour la formation des cadres et émergence du complexe de contre-dépendance au sein de la population (3). Dans sa volonté de changement, le PCR s’appuie aussi sur ce qui est, à l’époque, un puissant média local, le journal Témoignages (4): celui-ci relaie l’idéologie des pays de l’Est en publiant, par exemple, des articles de la Pravda, et fait la promotion des Réunionnais formés dans le bloc soviétique à travers les chroniques que ces derniers écrivent.
Les étudiants qui partent pour la formation initiale sont de jeunes Réunionnais souvent issus des « masses les plus exploitées » et appartenant aux groupes ethnoculturels les plus défavorisés (5). Ils sont orientés vers les pays du « bloc », majoritairement vers la RDA, la Roumanie et l’URSS ; les étudiants en médecine, eux, sont orientés vers Cuba. Les premiers étudiants réunionnais semblent être arrivés en URSS en 1964, principalement pour de longs séjours. Ils évoluent tous (eux-mêmes ou les membres de leur famille) dans la mouvance du PCR ou dans des organisations satellites affiliées à ce parti politique. De retour au pays, bien qu’enthousiastes, ils se retrouvent néanmoins souvent confrontés au problème de la validité de leurs diplômes. Beaucoup ne sont alors pas en mesure d’exercer dans leur domaine de compétences et sont employés par les collectivités locales, essentiellement les mairies communistes.
La Réunion ou « la porte des mondes »
En dehors du stade de football baptisé Youri Gagarine construit dans le Nord de La Réunion (c’est le principal stade de l’île), l’espace et l’astronomie (6) n’en finissent pas d’inspirer les Réunionnais, notamment en matière de cosmonautique russe. En 2014, un ouvrage franco-russo-créole est même publié, né d’une collaboration entre le cosmonaute Pavel Vinogradov et Pascal Viroleau, acteur du tourisme à La Réunion. Le livre présente des photographies de l’île prises par Vinogradov, en 2013, depuis la Station spatiale internationale – des clichés originaux encadrés par des textes de grands poètes réunionnais.
Dans la même veine, si vous vous promenez un jour du côté de Sainte-Rose (sud-est de l’île), non loin du piton de la Fournaise, célèbre volcan réunionnais qui entre chaque année en éruption, vous apercevrez peut-être une sculpture dont vous ne comprendrez d’abord pas le propos ni ce qu’elle représente. Une fleur de béton, un écrou géant ? Non, une œuvre inspirée d’un système d’amarrage entre vaisseaux spatiaux APAS (7), invention de l’ingénieur russe Vladimir Syromiatnikov (1933-2016). En 2011, le sculpteur français Serge Samyn et l’association de la commune de Sainte-Rose ont décidé de lui rendre hommage. Le résultat est cette œuvre symbolique, intitulée La Porte des mondes. Une porte maintenant visible entre la Russie et La Réunion, que tout séparait.
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1. « Lis Parny à Samarine. C’est parfaitement dans son genre l’amour mystico-platonique. » Konstantin Batiouchkov, Lettre à Nikolaï Gneditch, Œuvres, Moscou, Khoudojestvennaïa literatoura, 1989, vol. 2, pp. 122-123.
2. Selon les termes du rapport, « le sieur Rohnstadt, quoique né en Russie et marié à une Française, n’en est pas moins allemand de nationalité. Cet individu s’est, en outre, livré au début de la guerre à des tractations commerciales d’un caractère douteux (…) » Lettre du ministre des Colonies au député réunionnais Lucien Gasparin, non datée (1917 ?).
3. Paul Vergès, D’une île au monde, Paris, L’Harmattan, 1993.
4. Fondé en 1944 par le Dr Raymond Vergès, le journal Témoignages n’existe plus aujourd’hui qu’en version numérique.
5. Lucette Labache, « Les relations interethniques à La Réunion », Cahiers de sociologie économique et culturelle. Ethnopsychologie, 1999, (31), pp. 101-115.
6. L’île de La Réunion est depuis longtemps un point de vue privilégié pour les ingénieurs de l’espace et les astronomes.
7. Androgynous Peripheral Assembly System (APAS)