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E) Miscellannées franco-russes

Iouri Roubinski Iouri Roubinski
1 novembre 2017

Voyage dans le futur. 1966 : le général de Gaulle en URSS

Du 20 juin au 1er juillet 1966, le général de Gaulle effectue une visite d’État en URSS. Accompagné d’Yvonne de Gaulle, son épouse, de Philippe, son fils, et du ministre français des Affaires étrangères, Maurice Couve de Murville, il séjourne à Moscou, Leningrad, Volgograd, Novossibirsk et Kiev. Ses échanges avec les plus hauts dirigeants soviétiques aboutissent à la signature d’une Déclaration commune et d’une série d’accords de coopération entre les deux pays dans les domaines politique, économique, scientifique et technique, culturel.

Au cours de ce voyage, le général fait plus de trente interventions publiques, dont une depuis le balcon du Mossoviet (1); il s’adresse aux étudiants et enseignants de l’Université Lomonossov de Moscou, prend la parole au mémorial de Mamaïev Kourgan consacré aux héros de la bataille de Stalingrad, au cosmodrome de Baïkonour, dépose une couronne sur la tombe du Soldat inconnu. « Les deux gouvernements s’accordent sur le fait que les problèmes de l’Europe doivent être examinés en premier lieu dans le cadre européen. Ils souhaitent que les États du continent s’emploient à créer les conditions nécessaires à la conclusion d’accords importants et, en particulier, à instaurer une atmosphère de détente entre les pays de l’Est et de l’Ouest, car celle-ci contribuerait à les rapprocher et favoriserait la concorde, donc l’examen et le règlement des problèmes susceptibles de se poser », souligne la Déclaration commune.
Considérant que la coopération entre l’Union soviétique et la France peut jouer un rôle déterminant dans cette évolution, les deux parties décident de mettre en place un système permanent de consultations régulières, à tous les niveaux, y compris au sommet.

La perception des événements par les contemporains et leurs descendants, par les hommes politiques et les historiens, change inévitablement au fil du temps : des faits sont définitivement relégués dans le passé, tandis que d’autres se révèlent une percée dans l’avenir ou, parfois, une leçon pour le présent. Un demi-siècle après la visite du général de Gaulle, premier homme d’État occidental à franchir le « rideau de fer » qui, après la Seconde Guerre mondiale, a divisé l’Europe et le monde en deux camps hostiles et irréconciliables, il est possible de porter un jugement assez fondé sur les résultats de la stratégie gaullienne d’« ouverture à l’Est ».

La signification de cette visite est déterminée par le contexte international de l’époque. La crise autour de Berlin-Ouest dans les années 1958-1961 a rappelé que la question de la consolidation des acquis territoriaux et politiques de la guerre, avec, au centre, l’avenir de l’Allemagne coupée en deux, restait ouverte. Dans des conditions de confrontation entre les deux blocs armés se partageant l’Europe et se livrant une « guerre froide », cette situation est, en permanence, grosse d’un risque de conflit armé de grande ampleur, aux conséquences imprévisibles.

Cependant, en Extrême-Orient, la guerre menée par les Américains au Vietnam prend inexorablement de l’ampleur. Les bombardements massifs de l’aviation US au Nord-Vietnam et au Cambodge menacent d’entraîner dans le conflit la République populaire de Chine voisine, dont les relations avec l’Union soviétique se sont tendues à l’extrême sur fond de révolution culturelle maoïste.

L’affrontement permanent entre l’Inde et le Pakistan, entre Israël et les pays arabes, qui a dégénéré plus d’une fois en guerre dans le passé et menace de recommencer dans le futur, est explosif.

Ajoutons que l’existence de blocs « durs », aux maillons interdépendants, est susceptible de faire d’un conflit régional le déclencheur d’une réaction en chaîne à l’échelle de la planète.

Au premier abord, on peut avoir l’impression que la visite du général de Gaulle en URSS n’aura été qu’un épisode, certes brillant, « coloré », mais vite passé, dans la dramatique histoire de la « guerre froide ». À juste titre : en effet, dès la fin des années 1970, à la détente qu’il avait initiée dans les relations internationales succède une nouvelle phase dure de la confrontation

Toutefois, pareille impression ne correspond pas entièrement à la réalité. Lors d’une visite à Phnom-Penh (Cambodge) en 1966, de Gaulle déclarait que la guerre menée au Vietnam était sans perspective. Alors, des pourparlers américano-vietnamiens étaient entamés à Paris, qui devaient se conclure par un armistice, suivi de la réunification du pays.

Au terme du conflit indo-pakistanais (1971) et de deux nouvelles confrontations israélo-arabes (1967 et 1973), la situation se stabilise en Asie du Sud et, partiellement, au Moyen-Orient. Précisons qu’un rôle de médiateur non négligeable est joué par l’URSS dans le premier cas de figure, et par la France dans le second.

Enfin, le plus grand résultat du rapprochement franco-soviétique, dont la visite du général marque le début, est la mise en place d’un nouveau système de relations interétatiques en Europe. Les accords bilatéraux conclus pendant le voyage du président français créent un modèle expérimental de relations entre des États dotés de systèmes différents – modèle qui, à Helsinki, se complètera d’un cadre juridique et institutionnel. Sans ce mécanisme renforcé par un ensemble d’accords sur le contrôle des armements, la rupture radicale avec la structure des relations internationales dans le dernier quart du XXe siècle, les « révolutions de velours » des pays d’Europe centrale et orientale, la réunification de l’Allemagne et, pour finir, l’effondrement de l’URSS, auraient eu de sérieuses chances de se changer en guerre nucléaire mondiale.

Les avertissements lancés par de Gaulle sur la réalisation potentielle de ce scénario-catastrophe ne datent pas d’hier. Depuis que les États-Unis et l’URSS ont atteint à une quasi-parité dans le domaine des armements nucléaires, estime-t-il, « l’équilibre de la peur » dévalue inévitablement les engagements américains envers leurs partenaires de l’OTAN. Bien plus, cette stratégie est susceptible de transformer l’Europe en champ de bataille des deux superpuissances ou de permettre un arrangement global entre elles, au détriment des Européens (une sorte de « super-Yalta »). Dans ces conditions, il est clair pour le général que ces derniers doivent chercher à garantir leurs intérêts de façon autonome, et non dans le seul cadre de relations transatlantiques, ce dont la France leur a précisément donné l’exemple. « S’il est une voix qui puisse être entendue, une action qui puisse être efficace quant à l’ordre à établir en remplacement de la “guerre froide”, ce sont par excellence la voix et l’action de la France », déclare-t-il.

La justesse de cette analyse est démontrée par la crise de Cuba (octobre 1962), durant laquelle le monde est au bord de la catastrophe. Soutenant fermement les États-Unis dans le cadre de l’OTAN, de Gaulle en tire les leçons et les conclusions pratiques : d’une part, la France doit se doter d’une force de dissuasion nucléaire indépendante ; d’autre part, un dialogue doit être instauré avec les principaux centres du monde contemporain qui, tôt ou tard, deviendra multipolaire.

La signature des accords d’Évian (1962), qui mettent fin à la guerre d’Algérie, du traité de l’Élysée (1963) avec la République fédérale d’Allemagne, qui entérine la réconciliation historique des deux pays, enfin la reconnaissance de la Chine populaire (1964), sont autant de jalons majeurs sur la voie choisie par le général. Chacune de ces avancées augmente considérablement la liberté d’action de la diplomatie française, sur la base des trois grands principes gaulliens : « détente, entente, coopération en Europe, de l’Atlantique à l’Oural », évoqués pour la première fois lors du voyage en URSS.

Le premier terme – « détente » – renvoie à l’idée de créer un contexte psychologique favorable à des pourparlers. Cela implique de ne pas diaboliser le partenaire, de ne pas lui fixer d’ultimatums sous prétexte que ses valeurs seraient différentes. Dans la vision du monde du général de Gaulle, le destin des peuples et des États tient, en fin de compte, non à une idéologie ou un régime politique, mais à des intérêts d’État, liés à une identité nationale et culturelle.

Le deuxième volet du triptyque – « entente » – en découle tout naturellement : la recherche, pour les questions délicates, d’un compromis qui reconnaisse les intérêts légitimes des parties en présence. Soulignons que le pragmatisme souple de Charles de Gaulle ne l’empêche aucunement de se montrer d’une obstination inflexible, dès lors qu’il y va de l’honneur, de la dignité et du « rang » de la France en tant que grande puissance.

Le troisième principe – « coopération » – accorde la priorité à des échanges très concrets dans les domaines économique, scientifique et technique, culturel, avec l’idée que l’interdépendance qui en résultera créera, pour l’avenir, un terrain favorable à la réalisation des visées politiques : « Culture, science, progrès, voilà ce qui, à notre époque, au lieu des rêves de conquête et des dominations d’antan, appelle et justifie les ambitions nationales. Voilà sur quoi doivent se rencontrer les peuples du procès d’aujourd’hui, la civilisation moderne. Voilà dans quel but peut être scellée l’alliance nouvelle de la Russie et de la France (2) ! »

Et, en effet, avant le voyage, puis durant et après la visite en URSS, une série d’accords importants sont conclus concernant le commerce, la coopération scientifique, technique et culturelle, notamment dans des domaines clefs tels que l’utilisation du nucléaire à des fins pacifiques, l’espace, l’énergie, la médecine, l’agriculture… Des cadres institutionnels sont mis en place pour leur réalisation, sous la forme d’une « Grande Commission » intergouvernementale et d’une « Petite Commission » fonctionnant par l’intermédiaire de groupes sectoriels mixtes. C’est alors qu’apparaît également ce que l’on peut appeler une première variante de Chambre de commerce franco-soviétique : des centaines d’entreprises des deux pays y adhèrent.

Aujourd’hui où le monde, devenu définitivement multipolaire, entre dans une difficile période d’adaptation à de nouvelles réalités, augmentant le risque de voir les conflits qui en résultent échapper à tout contrôle rationnel, l’expérience passée, dans laquelle la visite du général de Gaulle en URSS occupe à jamais la place d’honneur, peut être d’un inestimable secours.

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1. L’équivalent de la mairie de Moscou au temps de l’Union soviétique.

2. Déclaration de Charles de Gaulle durant son voyage en URSS.