Comme toute l’économie du pays, l’industrie de Russie vit, depuis la dévaluation du rouble en décembre 2014, avec un nouveau cours de la devise nationale et dans le contexte d’une politique de substitutions d’importations. Ces dernières années ont permis à tous les acteurs du processus de faire l’expérience de ces conditions, de vérifier concrètement la validité de leurs idées sur l’utilité et les conséquences de la dévaluation du rouble pour l’économie russe, de s’adapter aux fluctuations de la devise nationale, de formuler leur vision des problèmes et des succès des substitutions d’importations.
Le présent article vise à généraliser les principaux résultats des observations effectuées, entre 2014 et 2018, par le Laboratoire des sondages conjoncturels de l’Institut de politique économique E. Gaïdar, à partir d’enquêtes réalisées auprès de dirigeants d’entreprises industrielles. Précisons d’emblée que ces entreprises ne sont pas interrogées en tant que productrices de marchandises russes, à même, dans le cadre de la politique de substitutions d’importations, d’évincer du marché des importations concurrentielles, mais en tant qu’acquéreuses de machines et d’équipements, de matières premières et de matériaux d’importation, contraintes, dans un contexte d’interdiction administrative des importations et/ou d’augmentation des prix due à la dévaluation, de trouver des équivalents russes.
Le secteur industriel et la dévaluation du rouble
Au début de 2015, soit au commencement officiel de la crise, les autorités et les analystes réfléchissent à des mesures pour y faire face. Dans ce cadre, le Laboratoire fait alors une enquête auprès des entreprises industrielles pour évaluer l’efficacité du train de mesures envisagées afin de soutenir l’industrie russe. Nous y ajoutons deux mesures possibles, en lien avec la devise nationale : « le renforcement du cours du rouble » et « la poursuite de la dévaluation ».
Censés se réjouir de la dévaluation du rouble, conformément aux représentations traditionnelles, pour la simple raison que les consommateurs doivent absolument passer des importations, devenues trop onéreuses, aux équivalents russes, les producteurs russes mettent au premier plan, parmi les mesures anticrise alors envisagées par l’administration, la consolidation du rouble. 58 % des entreprises votent en sa faveur, et tout autant pour une baisse des impôts. 2 % seulement (figure 1) acceptent, en février 2015, que l’on poursuive la dévaluation. Cette réaction, surprenante à première vue, reflète parfaitement, en réalité, l’attitude des entreprises russes, avant la crise, envers la dévaluation du rouble.
Il ressort que l’industrie, confrontée très concrètement à la dévaluation du rouble au début de 2015, réclame, pour reprendre la terminologie des programmeurs système, un reverse du cours du rouble.
La demande d’un rouble fort chez les industriels est déterminée par leur dépendance importante des équipements et matières premières d’importation. Nos sondages de 2014 (avril et décembre) montrent cette dépendance vitale vis-à-vis des équipements, composants et matières premières venus de l’étranger (figure 2). En avril 2014, alors que, rappelons-le, les termes « dévaluation » et « substitutions d’importations » n’étaient pas encore entrés dans le lexique des hommes politiques, des économistes et des industriels, 40 % des entreprises reconnaissaient ne pouvoir se passer des importations, quel que soit leur enchérissement. Le hasard a voulu que la même
question figure dans le sondage de décembre et que – chose étonnante – le résultat soit identique : 40 % des entreprises n’étaient toujours pas prêtes à renoncer aux importations, quel qu’en soit le prix.
Des substitutions d’importations problématiques
Le refus manifeste des industries russes de se passer d’équipements et de matières premières d’importation, fût-ce dans un contexte inévitable de hausse des prix (ce qui devient une évidence pour tous en décembre 2014), permet d’observer, à partir de 2015, ce qui peut faire obstacle aux substitutions des importations. Au cours des quatre dernières années, nous avons posé six fois la question : « Qu’est-ce qui empêche votre entreprise de renoncer à acheter des équipements et des matières premières d’importation, au bénéfice des productions nationales ? ».
Il apparaît alors – et tel est encore le cas aujourd’hui – que le principal problème n’est autre que l’absence d’équivalents russes des produits d’importation, quelle qu’en soit la qualité. Il ressort que les obstacles évoqués en janvier (2015) n’avaient rien d’une réaction émotionnelle au choc de la dévaluation du rouble survenue en décembre. Et les observations effectuées durant quatre ans n’ont pas mis en évidence de progrès significatifs dans la production en Russie de nouveaux (non produits jusqu’alors) équipements et matières premières (figure 3).
Au deuxième rang des obstacles aux substitutions d’importations, on trouve, de façon stable, la médiocre qualité des équivalents nationaux. La troisième place revient, pour les industriels, au soutien insuffisant accordé par l’État aux matières premières et équipements nationaux – il s’agit là, en d’autres termes, d’une appréciation de la politique menée par les autorités russes dans le domaine des substitutions d’importations. D’un côté, le manque d’efficacité de la politique ne paraît pas si grave – 18 % de sondés au maximum, ce qui reste assez modeste ; d’un autre côté, les résultats de cette politique ne sont toujours pas évidents pour les entreprises, le principal problème demeurant l’absence persistante d’équivalents nationaux.
Les jugements portés sur les équivalents produits en Russie sont tout aussi nets et persistants. Pour 11 % des acheteurs, les griefs portent sur la qualité, qui ne correspond pas au prix, et ils n’ont pas varié en quatre ans de dévaluation.
La structure des obstacles aux substitutions d’importations paraît donc pratiquement toujours la même depuis que l’industrie russe travaille dans les conditions de la dévaluation du rouble et de la politique menée par l’État pour remplacer les importations.
Les succès des substitutions d’importations
Les processus de substitutions d’importations suivent néanmoins leur cours et, à en juger d’après le contexte politique au moment de la rédaction du présent article, ils resteront encore longtemps d’actualité pour notre économie. Il est donc nécessaire de continuer à observer non seulement ce qui se passe réellement au niveau des substitutions d’importations, mais aussi quels sont les plans des entreprises industrielles dans ce domaine. Telles sont les tâches auxquelles sont consacrés les nouveaux sondages réguliers réalisés par l’Institut de politique économique E. Gaïdar auprès des entreprises.
Nos observations des années 2015-2018 montrent que l’industrie russe a presque systématiquement connu ses plus grandes réussites dans le domaine des substitutions d’importations pour les achats de machines et d’équipements (figure 4). Un sommet est atteint au deuxième trimestre de l’année 2015, où 30 % des entreprises déclarent avoir réduit la part des importations dans leurs acquisitions, ou y avoir complètement renoncé.
Par la suite, toutefois, les substitutions d’importations connaissent une baisse dans l’industrie russe. Au quatrième trimestre de 2017, 7 % seulement des entreprises annoncent qu’elles ont réduit ou complètement supprimé la part des importations dans leurs achats de machines ou d’équipements. En revanche, les industriels renoncent moins aux importations de matières premières et de matériaux, faute d’équivalents suffisants dans ce secteur. Si les substitutions d’importations ont atteint, pour les matières premières, un maximum de 22 %, au quatrième trimestre 2017 elles étaient tombées à 8 %.
Voyons à présent les plans des industries pour les substitutions d’importations (figure 5), du troisième trimestre 2015 (sondage de juillet 2015) au quatrième trimestre 2018 (sondage d’octobre 2018).
Les plans trimestriels montrent qu’en 2015 seulement, l’industrie prévoyait moins de substitutions d’importations pour les matières premières et matériaux que pour les machines et équipements. Dès 2016-2017, les plans révèlent, de ce point de vue, une égalité dans les intentions des producteurs russes. L’échec manifeste des plans d’investissement et la baisse de la production (qui, elle, n’a rien d’un échec ni d’une crise) sont à l’origine de ce décalage dans les plans de l’industrie pour 2015. En 2016, la situation n’est déjà plus la même : l’industrie a pu mesurer les particularités de cette crise prolongée et s’adapter aux nouvelles conditions de production ainsi qu’à la nouvelle politique monétaire de la Banque de Russie, y compris au niveau des investissements. Les projets dans ce domaine ne traduisent plus tout à fait le pessimisme de la première année de crise et montrent les premiers signes d’une possible augmentation des investissements dans la production.
La politique de substitutions d’importations qui, en 2014, a remplacé celle de modernisation, se heurte sans conteste à des difficultés dont il serait prématuré de dire qu’elles ont été surmontées en 2015-2018. Les évaluations des entreprises, effectuées en 2014, avant la dévaluation, ont montré la dépendance critique de l’industrie russe vis-à-vis des importations. Cependant, le principal obstacle pour l’industrie sur la voie des substitutions d’importations demeure l’absence de production, sur le territoire de la Fédération, des équipements, composants et matières premières indispensables. Un autre problème est la médiocre qualité de la production nationale. Il en résulte que, dans leur absolue majorité, les entreprises sont contraintes de continuer à importer comme avant, tant concrètement que dans leurs prévisions. La consolidation du rouble et l’adaptation réussie de l’industrie à la crise rampante des années 2015-2016 ont permis aux industriels de réduire, dans leurs achats, la part des substitutions d’importations au minimum observé par les études depuis quatre ans.