Quant à l’Amérique du président républicain nouvellement élu, Calvin Coolidge, dont les Français opposés à la reconnaissance espèrent fermement un indéfectible soutien, elle n’a aucune intention de reconnaître les Soviets ; en revanche, elle n’a strictement rien contre l’idée de faire des affaires avec eux : les États-Unis se placent dès 1925 au troisième rang des fournisseurs de l’URSS, juste derrière l’Angleterre et l’Allemagne, tandis que la France se trouve avant-dernière, devant l’Argentine ; en tant que clients de la Russie soviétique, les Français ont toujours, en 1925, une balance déficitaire, alors que les Allemands et les Anglais sont déjà à peu près à parité et que les Américains jouissent d’un excédent important.
Les représentants russes jouent d’ailleurs avec habileté de cette position commerciale peu enviable de la France. Dès le 4 janvier 1924, Le Temps publie une tribune de Tchitcherine, Commissaire du Peuple aux Affaires étrangères, dans laquelle il déclare : « J’estime absolument impossible que le peuple français continue, pendant longtemps encore, à renoncer, sans aucune raison, à la satisfaction de ses intérêts économiques et politiques les plus évidents lorsque, de notre côté, nous faisons tout le temps montre du plus grand empressement à aller au-devant de ces intérêt (sic), à mettre un terme à l’éloignement actuel entre nous et la France et entrer enfin avec elle en relations pacifiques et normales... » Comme si cela ne suffisait pas, le 13 février suivant, Le Temps publie une tribune de Leonid Krassine, alors Commissaire au Commerce et plus tard premier ambassadeur de l’URSS en France, dans laquelle il se montre à la fois ironique et menaçant : en dépit de l’hostilité du gouvernement français, dit-il en substance, l’agence parisienne de l’ARCOS (All Russian Co-operative Society) a entamé ses opérations à Paris [avant la reconnaissance, donc], sous la direction de M. Skobelev, pour montrer aux cercles commerciaux français que « les opérations commerciales avec les Républiques soviétiques étaient réalisables […] et que, d’ailleurs, « … certaines maisons françaises, se rendant bien compte de ce fait, proposent à la Russie, même à crédit, des lots considérables d’automobiles, de tracteurs et autres machines ». (Notons au passage que les Américains sont très présents sur le marché russe des engins à moteurs, et particulièrement des machines agricoles, depuis la fin du XIXe siècle.) Krassine poursuit en indiquant que le bureau parisien de l’ARCOS va maintenant être fermé et qu’il faudra dorénavant s’adresser soit au représentant de Londres, M. Rakowski, soit à celui de Berlin, M. Stomoniakof […] Pour les hommes d’affaires français cette procédure sera beaucoup moins commode qu’un travail direct avec une agence commerciale à Paris... », situation dont Krassine rend le gouvernement français seul responsable.
Quelques mois plus tard, le 23 août 1924, Tchitcherine prend le contre-pied de ses précédents propos : « La politique consistant à ébranler le régime soviétique à l’intérieur et à apprivoiser les bolchevistes par le commerce a échoué et le traité avec les Soviétiques est le résultat de cinq années du duel de l’URSS avec les pays capitalistes. » On est loin du « doux commerce », et il semble que la direction soviétique de l’époque ne soit jamais contente puisqu’il lui faut à la fois faire des affaires et les dénigrer. Plus encore, ces commentaires ne sont pas de nature à encourager les Français, bons derniers dans ce domaine, mais dont l’URSS semble être très désireuse d’obtenir la reconnaissance officielle. Si l’on s’en tient aux seuls chiffres, le commerce français paraîtrait pourtant devoir être de peu d’importance financière pour les Soviétiques par rapport aux volumes anglais et surtout allemands. On peut donc se demander si l’insistance des Soviets en ce domaine ne recouvre pas un certain attachement culturel à la France, plutôt qu’à la position de la France comme grande nation européenne, malgré son relatif affaiblissement d’après-guerre ; du moins les Français le conçoivent-ils comme tel, car les articles soulignent tous l’excellent français parlé et écrit de ces divers hauts fonctionnaires soviétiques.
La reconnaissance des Anglais par le gouvernement « ouvrier » de MacDonald est particulièrement irritante pour les Français qui se demandent ouvertement, par la voix du Temps du 2 février 1924 si la rumeur d’un accord secret avec les Soviétiques au sujet de leur dette vis-à-vis de l’Angleterre n’est pas fondée ; à tort ou à raison, la « perfide Albion » n’est jamais très loin des esprits français. La France est amère de n’avoir pas été consultée par l’Angleterre, bien qu’officiellement l’on souhaite à Paris que « ... l’Angleterre obtienne beaucoup de satisfactions et les Soviets aussi... », comme le rapportent les articles du Temps, non seulement au titre de l’officielle amitié franco-anglaise mais également parce que, souligne avec magnanimité le même article, « ... ce serait un bienfait pour toutes les nations, si l’Angleterre aidait la Russie à reconstituer sa prospérité... » Malgré cela, le ton persifleur est toujours de mise envers l’Angleterre, et l’article suivant indique que « ... le gouvernement britannique consent à tenir compte du monopole qui existe en Russie pour le commerce extérieur. C’est une concession de doctrine, car l’Angleterre ouvrière et libérale n’aime pas ce genre d’entraves commerciales. Mais en matière de commerce, le bénéfice est plus intéressant que la doctrine. En somme, si les traités d’aujourd’hui sont exécutés, l’Angleterre aura fait une bonne affaire. La Russie soviétique, du reste, peut également y trouver son compte ».
Quelques mois plus tard, alors que l’on s’achemine vers la reconnaissance, la commission de Monzie, du nom de son rapporteur, mise sur pied pour explorer les possibilités commerciales avec la Russie, rend son rapport. Anatole de Monzie est un hobereau girondin portant noeud papillon, monocle vissé à l’oeil et béret enfoncé sur la calvitie, éclectisme vestimentaire alors fort à la mode ; il affiche des sympathies socialistes dans un esprit aristocratico-paysan caractéristique de nombre de membres de sa classe à l’époque, et il fera d’ailleurs partie, à plusieurs reprises, du gouvernement Herriot. Son rapport, plutôt favorable à la reprise des relations commerciales, suscite cependant l’indignation des Soviétiques. En effet, il préconise l’institution d’une régie internationale qui aurait l’exclusivité des rapports commerciaux avec les autorités de l’URSS et se chargerait de répartir les éventuels charges ou bénéfices auprès des sociétés françaises. Or, les Soviétiques ne veulent traiter que sur la base d’un monopole d’État sur le commerce. Kamenev lui-même, personnage pour le moment encore haut placé puisque membre du Comité central du Parti, le souligne avec force dans une déclaration reproduite par Le Temps du 15 octobre 1924 : « ... M. Kameneff (sic) a ajouté que le monopole était intangible. Ceux qui voudront nouer des relations économiques devront se plier. Le gouvernement soviétique est prêt à faire appel au capital étranger, mais il faut que celui-ci soit pénétré de l’idée que l’Union soviétique n’est pas un territoire d’exploitation coloniale. » Une semaine plus tard, le 19 octobre, nouvel article, repris des Izvestia, dans lequel un officiel, signant bizarrement du pseudonyme latin « Peritus », utilisé par l’Église catholique pour désigner des experts en théologie lors des conciles (sic), s’exclame au sujet de l’idée d’une régie internationale : « “Hands-off ”, répondrons-nous. » (Notons au passage l’utilisation de cette exclamation typiquement américaine chez un officiel soviétique.) « Nous n’admettons pas qu’une muraille soit élevée entre nous et le marché extérieur. Ce serait le premier pas vers la mise en tutelle de notre vie économique. Il faut dénoncer dès le début de pareilles prétentions, car elles sont inadmissibles, et absurdes. Qui veut mettre l’Union des Républiques socialistes soviétiques en tutelle est son ennemi. » Qu’on se le tienne pour dit.
Le 28 octobre 1924, la France reconnaît officiellement l’URSS et annonce par la voix du Temps du 22 décembre 1924 « … que tous les ports soviétiques sont ouverts aux navires qui naviguent sous pavillon français et, pareillement, les ports français sont ouverts aux navires soviétiques ».
Le 7 novembre 1924, soit quelques jours à peine après la reconnaissance officielle, Le Temps publie un article au ton amer, indiquant qu’une commission soviétique « ... a conféré à Berlin avec les usines Siemens qui lui auraient soumis plusieurs projets [...] (pour la construction d’une ligne de métro de vingt-cinq kilomètres à Moscou) les pourparlers n’auraient pas encore abouti en raison de certaines difficultés d’ordre financier. La commission soviétique se rend à Paris et à Londres pour y étudier les systèmes de métropolitain... ». Il est inutile de parler ici de la rivalité commerciale pour le marché et les importations russes entre l’Allemagne et la France ; aussitôt après le traité de Brest-Litovsk du 3 mars 1918, l’Allemagne a repris son commerce avec les Soviets, sur une échelle certes moindre qu’avant la guerre, mais qui reste de loin la plus importante d’Europe.
En attendant, en guise de premiers pas amicaux, les Soviétiques nomment une personnalité géorgienne, Budu Mdivani, à la tête de la commission chargée du commerce avec la France. Mdivani, comme tous les représentants soviétiques évoqués ci-dessus, à l’exception de Krassine et de Tchitcherine, sera exécuté au cours des grandes « Purges » des années 1930.
Cahin-caha, la France rétablira donc sa présence commerciale en Russie (ou plutôt en Union soviétique) au cours des années suivantes, mais elle aura perdu du temps face à ses rivaux pragmatiques au plus haut degré que sont les capitalistes américains, les travaillistes anglais néanmoins partisans du libre-échange, et même les fascistes italiens.