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B) Politique intérieure & société

Tatiana Stanovaya Tatiana Stanovaya
1 novembre 2018

Alexeï Navalny a-t-il un avenir politique ?

Le nouveau cycle politique caractérisé par l’écrasante victoire de Vladimir Poutine à l’élection présidentielle donne l’impression d’un système d’une extrême gouvernabilité et prévisibilité. Le parti clef reste celui du pouvoir, Russie unie, avec, au second plan, les forces parlementaires du parti communiste, du Parti libéral-démocrate de Russie (LDPR) et celles, nettement affaiblies, de Russie juste. Cependant, un champ « hors-système » continue d’exister – des partis et mouvements qui ne peuvent accéder aux scrutins fédéraux. La figure majeure demeure ici Alexeï Navalny qui, ces dernières années, a renforcé sa position de leader de l’opposition « hors-système ».

Alexeï Navalny a pour atout principal, à côté des hommes politiques de tendance libérale, de n’être pas assimilé aux réformateurs des années 1990. Durant l’été 2017, sa notoriété aux yeux de la société était de 55 % (1) et elle reste relativement stable. Bien qu’il n’y ait pas, aujourd’hui, d’actions équivalentes à celles de la fin de 2011 et du début de 2012, Alexeï Navalny dispose de certaines ressources : une équipe de partisans et militants actifs, une infrastructure dans les grandes villes, la connaissance et le maniement d’instruments tels que le crowdfunding, la mobilisation via internet et les médias en ligne. Ces dernières années, il apparaît à de nombreux observateurs comme la seule alternative politique, ou presque, à Vladimir Poutine, sur le moyen ou le long terme.

On retiendra cinq facteurs clefs qui, au cours des six prochaines années, sont susceptibles d’influer sur la place d’Alexeï Navalny dans le milieu politique, mais aussi de limiter sa carrière. Le premier est sa toxicité pour les élites du monde des affaires, conscientes des risques considérables engendrés par toute forme de collaboration avec l’opposition « hors-système », et d’autant plus avec lui. Si, avant 2012, il pouvait y avoir une interaction latente (rappelons le rapprochement effectué avec Navalny par l’un des dirigeants du groupe Alfa, Vladimir Achourkov, qui fut bientôt contraint de démissionner, puis de quitter carrément le pays), après cette date, la chose non seulement devient compliquée, mais présente un risque majeur. Un simple contact avec Alexeï Navalny ou son entourage peut compromettre les dirigeants ou les propriétaires d’une compagnie, déclencher une action des ministères « de force » ou fournir aux concurrents un prétexte pour aller se plaindre au Kremlin. À l’heure actuelle, tout en continuant de susciter l’intérêt en tant que figure politique, Alexeï Navalny est dépourvu de tout soutien potentiel de la part des milieux d’affaires. Dans le contexte du quatrième mandat de Vladimir Poutine, cette situation ne peut qu’empirer, le monde des affaires devenant de plus en plus vulnérable en raison des sanctions occidentales. Beaucoup ont besoin, ou risquent d’avoir besoin, du soutien de l’État. La stabilité des affaires en Russie est directement proportionnelle à celle des organes du pouvoir. Dès lors, les contacts avec Alexeï Navalny sont le meilleur moyen de se mettre l’État à dos.

Le deuxième facteur est le caractère limité des instruments de fundraising. La seule possibilité de lever des fonds est, pour Alexeï Navalny, de faire appel aux dons. « Il est impossible de trouver des financements importants ; et même si l’on y parvenait, la Sécurité d’État (FSB) se précipiterait pour les embarquer, et toi avec », déclarait l’intéressé en 2016. Pour les élections municipales de 2013, Alexeï Navalny parvient à réunir 104 millions de roubles et, pour la présidentielle, la somme record (2) de 368 millions de roubles. Ajoutons que d’après une source proche de ce dernier, l’argent continue d’affluer après la course à la présidentielle, confirmation supplémentaire que son action est envisagée sur le long terme par ses « sponsors », indépendamment des cycles électoraux. Toutefois, au cours de la dernière campagne, Alexeï Navalny se heurte, dans sa recherche de financements, à des obstacles politiques : le site Yandex.Kochelek lui refuse ses services (Navalny accuse la Banque centrale de s’immiscer dans la campagne, accusation que la banque est obligée de réfuter) ; le FSB suit avec une attention soutenue la provenance des dons ; on accélère l’examen de projets de lois durcissant le contrôle des investissements politiques. Au cours du quatrième mandat de Vladimir Poutine, les enjeux de la confrontation du pouvoir et de l’opposition « hors-système » gagneront en importance : comme il s’agit, en principe, du dernier mandat de l’actuel président, l’État sera tenté de se montrer plus dur avec ses adversaires, réduisant leurs possibilités de trouver des fonds et augmentant les contrôles financiers.

Le troisième facteur est d’ordre géopolitique. L’opposition « hors-système » et Alexeï Navalny lui-même concernent plus, aux yeux du Kremlin et des services de sécurité, la politique étrangère qu’intérieure. En d’autres termes, ils sont perçus comme des forces utilisées ou susceptibles de l’être pour renverser le pouvoir en Russie, au profit de l’Occident. La notion d’« Agents de l’Ouest » n’est pas un simple cliché de la propagande, elle reflète également la réalité des rapports entre les dirigeants et l’opposition « hors-système », vécue comme inapte au consensus, non-patriote, prête à faire d’humiliantes concessions à ce que l’on désigne sous le terme générique de « Washington ». La confrontation géopolitique sera un facteur déterminant au cours de ce nouveau mandat de Vladimir Poutine et conditionnera la place de l’opposition « hors-système ».

Il importe, dans ce contexte, de signaler un autre facteur : l’influence croissante, visible, des structures « de force » sur les décisions politiques et géopolitiques. Dès le troisième mandat de Vladimir Poutine, on observe deux tendances interdépendantes : d’une part, le président prend ses distances avec les problèmes intérieurs ; d’autre part, cet espace qui se libère est occupé par les structures « de force ». Leur influence s’accroît sur le processus législatif, la politique d’encadrement (y compris par la lutte anticorruption et les procès retentissants qui y sont liés), les discussions pour les décisions d’État (par le biais du Conseil de sécurité). Cette tendance peut rester d’actualité durant le quatrième mandat du président, dans le sens d’une domination de la gestion intérieure par l’agenda géopolitique. Ajoutons que l’on constate tout à la fois une sérieuse diminution de la peur des révolutions « de couleur » et un rapport plus dédaigneux à l’opposition en tant qu’institution. À ce jour, le Kremlin ne va pas jusqu’à écraser par la force les protestations organisées sous la houlette d’Alexeï Navalny, mais les directives sont claires : leur faire obstacle administrativement, recourir à des amendes importantes et des mises en détention de trente jours, « immunité » des représentants de l’ordre. Dans ce contexte, même en cas de protestations massives de la population, Alexeï Navalny dépend entièrement du bon vouloir de l’État. Et si, d’aventure, une vague de mécontentement montait, elle serait confrontée à la menace de poursuites très concrètes, au pénal.

Le cinquième facteur, enfin – et le principal –, est l’émergence de divergences croissantes entre l’agenda libéral de l’opposition « hors-système » et la demande de la société, qui veut des changements « d’en bas ». La seconde demeure, dans son essence, conservatrice, valorisant un État fort et « de gauche ». Des sondages effectués par le Centre Levada (3) révèlent un accroissement notable du nombre de ceux qui se disent prêts à des changements radicaux (entre 42 % et 57 %), mais il s’agit fondamentalement de revendications sociales. La diminution de la corruption, une urgence pour Navalny, demeure à la périphérie des exigences de la société. Seul 7 % des personnes interrogées évoquent la nécessité d’un « changement de pouvoir ». On obtient les mêmes chiffres pour des changements radicaux dans l’économie. Autant d’indicateurs qui dessinent les contours d’obstacles sociaux pour l’accroissement de la popularité d’Alexeï Navalny et expliquent la difficulté à convertir l’actuel mécontentement suscité par la réforme des retraites en protestations anti-Poutine.

Ces facteurs ont une importance toute particulière au commencement du quatrième mandat de Vladimir Poutine. Leur pertinence ne dépendra toutefois que d’une circonstance : le degré de solidité de la verticale du pouvoir, la capacité du régime à remplir ses obligations sociales. Un affaiblissement de l’État ouvrira autant de possibles pour l’opposition « hors-système », il entraînera une érosion des fonctions répressives, un rétrécissement du consensus pro-poutinien des élites. Un affaiblissement de la verticale du pouvoir aura pour conséquence immédiate une dilution de la frontière entre opposition « hors-système » et « dans le système », des fractures au sein du parti du pouvoir et des élites. La situation d’Alexeï Navalny dépendra donc entièrement, là encore, de la capacité du régime à préserver son monopole politique et son unité intérieure.

1. https://www.levada.ru/2017/07/17/iyunskie-protesty-ne-dobavili-navalnomu-populyarnosti/

2. https://2018.navalny.com/3. https://www.levada.ru/2018/06/19/izmeneniya-i-peremeny/un