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A Moscou, les clans se préparent à l’après-guerre

Arnaud Dubien Arnaud Dubien
12 mai 2025
La chronique d'Arnaud Dubien pour la RTBF : https://www.rtbf.be/article/a-moscou-les-clans-se-preparent-a-l-apres-guerre-11545302

Le conflit ukrainien est loin d’être terminé. C’est en tout cas l’avis dominant à Moscou, que ce soit chez l’homme de la rue ou dans les cercles de pouvoir.

On espère certes que "l’opération militaire spéciale" est plus proche de sa conclusion que de son déclenchement et l’on suit avec intérêt les derniers développements autour des propositions de cessez-le-feu et de l’éventuelle reprise de pourparlers à Istanbul ; mais nombreux sont ceux qui considèrent que la guerre va durer encore des mois. Ce constat – au fond pas très éloigné de celui fait début mai par le vice-président américain Vance – n’empêche cependant pas les acteurs du système russe de réfléchir à "l’après". Et, fait nouveau, de s’exprimer publiquement sur le sujet.

Le débat politique, largement "stérilisé " en Russie depuis une quinzaine d’années, est de fait impossible depuis le 24 février 2022. Les véritables discussions sur les grandes orientations du pays ont lieu en coulisses et elles n’impliquent qu’un nombre très réduit de personnes autour de Vladimir Poutine.

Dans ce contexte, les récents propos de Sergueï Lavrov n’en sont que plus remarquables. Répondant à la mi-avril aux questions du quotidien Kommersant, le ministre des Affaires étrangères a déclaré : "Nous avons un groupe puissant de leaders d’opinion publique qui considèrent que l’annulation des sanctions [occidentales] serait délétère. Parce que les fonctionnaires d’obédience libérale dès lors n’auront de cesse de remettre en question les acquis en termes de substitution d’importation, de souveraineté de notre économie, de notre production, de la sécurité dans les domaines dont dépend le développement de l’Etat". Une prise de position qui a aussi retenu l’attention car elle est assez éloignée du périmètre officiel du chef de la diplomatie russe.

Autre signal faible qui n’est pas passé inaperçu des observateurs de la scène moscovite – l’éditorial de Konstantin Remtchoukov dans le quotidien Nezavissimaïa gazeta du 20 avril. Réputés proches des cercles libéraux gravitant autour du maire de Moscou Sergueï Sobianine, situés à l’extrême lisière de ce qui est autorisé par le système, Remtchoukov et son journal – "L’Indépendant", une publication de qualité qui a joué un rôle majeur à la fin de l’URSS et sous la présidence Eltsine – suggérait que Vladimir Poutine pourrait accepter une paix de compromis et faire preuve de souplesse dans l’interprétation des frontières des quatre régions ukrainiennes annexées à l’automne 2022. Ce qui a valu à l’auteur de l’article des attaques en règle, notamment de la part de la "mouvance Z".

La Russie d’aujourd’hui est loin d’être monolithique ; Vladimir Poutine doit composer avec des acteurs puissants aux aspirations divergentes. La technostructure sécuritaire ("services", armée, industries de défense), les divers courants nationalistes et les bénéficiaires de "l’opération spéciale" (ouvriers du complexe militaro-industriel, familles des engagés contractuels du ministère de la Défense notamment) souhaitent la poursuite de la guerre et ont intérêt au maintien du paradigme politico-stratégique actuel.

La plupart des oligarques de premier plan et nombre de hauts responsables du "bloc économique" du gouvernement – s’ils se gardent bien de "sortir du bois", à l’exception du patron de RUSAL Oleg Deripaska – souhaitent revenir à une situation plus normale et à un vecteur de développement ne reposant pas exclusivement sur le "Sud global". La population, quant à elle, est majoritairement favorable à la paix : elle ne se reconnaît pas dans les discours militaristes ni dans les constructions idéologiques sur la rupture avec l’Europe et elle accueillera avec soulagement la fin des hostilités en Ukraine.

Pour l’heure, le Kremlin réprime les "anti-guerre", ainsi que les éléments les plus radicaux de la frange nationaliste, tout en offrant des perspectives – notamment en termes de formation et de promotion sociale – aux anciens combattants. Et il laisse les autres acteurs du système dans l’expectative puisqu’à l’évidence, Vladimir Poutine n’a pas encore tranché les questions de la guerre et de la paix, de l’orientation diplomatique future de la Russie ni d’ailleurs celle – cruciale – de son successeur (même si le président russe commence à en parler publiquement et a récemment admis "y penser tous les jours").






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