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B) Politique intérieure & société

Emilia Koustova
1 novembre 2018

Mémorial et le « Mur du chagrin » : les paradoxes de la Russie de Poutine face à la Grande Terreur

Pour toute personne qui s’intéresse de près ou de loin à l’histoire russe, l’année 2017 a été celle du centenaire de la révolution. Ce fut aussi celle du 80e anniversaire de la Grande Terreur, qui, en 1937-1938, a emporté plus de sept cent mille vies et envoyé des centaines de milliers de personnes dans les camps du Goulag. Malgré une couverture médiatique d’ampleur très différente, chacune des deux commémorations s’est trouvée associée à un projet ambitieux de monument, soutenu par l’État. Un « Monument à la réconciliation », symbolisant le dépassement du conflit fratricide qui accompagna la révolution, devait être inauguré en Crimée à l’automne 2017, au moment clef des commémorations d’Octobre. Probablement investi de trop d’enjeux, comme en témoigne notamment son emplacement, il n’a pas encore vu le jour. Le « Mur du chagrin », monument à la « mémoire des victimes des répressions politiques », a, lui, été inauguré à Moscou le 30 octobre 2017, en présence de nombreuses personnalités, dont le président Vladimir Poutine et le patriarche Cyrille.

Ces deux projets, de nature et au destin si différents, sont révélateurs des enjeux, des paradoxes et des contradictions propres à la mémoire historique russe, ainsi qu’à la politique de l’histoire telle que cherche à la mener le gouvernement aujourd’hui.

La création de monuments aux victimes des répressions staliniennes a été inscrite à l’ordre du jour de la perestroïka dès ses débuts, avec l’émergence de ce passé tragique dans le débat public. À Moscou, dès 1987, des militants d’un groupe informel sortaient dans la rue pour collecter des signatures au bas d’un appel à créer un mémorial dédié aux victimes des répressions, qui devait comprendre un monument, un musée et un centre de documentation. Un an plus tard, en janvier 1989, le même groupe, avec d’autres, actifs en province, fondait une « association historique et éducative pan-soviétique », qui, placée sous la présidence d’Andreï Sakharov, prenait le nom de « Mémorial ». Acteur majeur du paysage mémoriel et culturel russe, Mémorial et les associations locales qui le composent n’ont cessé, depuis, de multiplier les efforts pour préserver la mémoire des victimes, mais aussi, plus largement, pour écrire et faire connaître l’histoire du régime soviétique. Que ce soit à Moscou, à Saint-Pétersbourg ou ailleurs, leurs activités prennent des formes très variées, allant de fouilles sur les lieux de massacres à la publication des noms de victimes, de la collecte de témoignages à l’édition de monographies qui font date, de projets muséaux et théâtraux à l’organisation de concours pour lycéens. Si, ailleurs, plusieurs monuments ont vu le jour, à Moscou le projet, vite investi d’une signification politique particulière, comme en témoigne la décision du Politburo du Parti communiste prise en 1988, a tardé à se réaliser. En attendant, ce sont encore les membres de Mémorial qui, avec le soutien du premier conseil municipal démocratique de la capitale, ont pris l’initiative d’apporter un rocher des îles Solovki, ce « berceau » du Goulag, pour l’installer sur la place Dzerjinski (aujourd’hui Loubianka), devant le bâtiment du KGB où se dressait, jusqu’en août 1991, la statue du fondateur de la police politique soviétique. Inaugurée le 30 octobre 1990, la laconique « pierre des Solovki » a ainsi été le premier monument moscovite dédié aux « victimes du régime totalitaire » ; elle est encore à ce jour le lieu de cérémonies importantes en leur hommage, organisées tous les ans les 29 et 30 octobre.

Le projet d’un grand monument d’envergure nationale n’a cependant jamais été abandonné. Après maints reports, il était relancé en octobre 2014, sur fond de laborieuse préparation des « Orientations de la politique nationale en matière de commémoration des victimes des répressions politiques » (1). Adopté en août 2015, ce programme gouvernemental esquissait des axes généraux, tels que l’ouverture de musées, la création de monuments, l’enseignement, le soutien à la recherche. Un mois plus tard, le 30 septembre 2015, Vladimir Poutine signait un décret relatif à l’érection d’un monument aux victimes des répressions politiques. Puis, tout alla très vite, entre le choix de l’emplacement, avenue Sakharov à Moscou, l’organisation d’un concours, enfin la réalisation du projet vainqueur : le « Mur du chagrin », conçu par Gueorgui Frangoulian. Le monumental haut-relief en bronze comprend plusieurs centaines de silhouettes humaines qui symbolisent à la fois la dimension collective et individuelle, anonyme et personnalisée, des répressions. Des écriteaux appelant à se souvenir, rédigés en différentes langues, complètent le monument.

À tous les stades de sa réalisation, depuis le programme gouvernemental auquel il se rattache, jusqu’au discours de Vladimir Poutine lors de son inauguration, en passant par son mode de financement qui devait s’appuyer sur une collecte populaire, l’idée de la réconciliation et du rassemblement par-delà les divisions a été promue. Cependant, malgré des soutiens assez nombreux, dont celui de Mémorial, les réserves, voire les oppositions n’ont pas manqué. Les raisons et la radicalité des critiques varient, mais une idée les traverse toutes : le constat de l’incohérence entre ce geste en hommage aux victimes de la violence et de l’arbitraire de l’État et les politiques actuelles des autorités russes, qui, d’une part, ne montrent pas beaucoup de respect pour les libertés et les droits individuels et, d’autre part, adoptent des positions très ambigües par rapport à l’écriture de l’histoire nationale et aux acteurs indépendants de cette entreprise.

L’exemple de Mémorial en témoigne : depuis le début des années 2010, l’association rencontre de nombreux obstacles à ses activités, dus à son statut d’« agent de l’étranger » instauré par la loi controversée de 2012, mais aussi à toutes sortes de pressions de nature administrative, policière, judiciaire, allant jusqu’à des poursuites pénales contre ses membres (affaire Iouri Dmitriev). D’autres institutions indépendantes participant à la sauvegarde de la mémoire des victimes sont visées, telles que « Perm-36 », lieu unique où, grâce aux efforts d’enthousiastes, les restes d’un camp soviétique ont été transformés en musée de l’histoire des répressions politiques ; aujourd’hui, suite à l’intervention des autorités régionales, les fondateurs du musée ont été évincés, remplacés par une nouvelle équipe qui semble privilégier une toute autre présentation de l’histoire du système pénitentiaire et de la police politique soviétiques. Pour se faire une idée de ce que peut être cette nouvelle présentation, il suffit de lire le long entretien accordé par le directeur du FSB, Alexandre Bortnikov, à Rossiïskaïa gazeta à l’occasion du centenaire de la création de la Tcheka, première police politique bolchevique, ancêtre direct – et revendiqué comme tel – du NKVD, du KGB et du FSB (2). Moins de deux mois après l’inauguration du « Mur du chagrin », ce haut dirigeant russe y défendait l’action de tous ses prédécesseurs, ne reconnaissant finalement que certains « abus » commis dans les années 1930 et expliqués en partie par le contexte de l’époque.

Comment comprendre cette situation paradoxale ? Si l’existence de plusieurs courants au sein des élites dirigeantes russes n’est pas à sous-estimer, les opinions formulées par Alexandre Bortnikov, justifiant l’action tchékiste, ou celles de Vladimir Poutine, appelant à « tirer un trait sur les événements dramatiques qui ont divisé le pays et le peuple » et à « accepter notre histoire telle qu'elle est, avec ses grandes victoires et ses pages tragiques » (3), sont plus proches qu’il n’y paraît. Elles renvoient à une même volonté de construire un roman national sans interruption ni période ou régime à condamner, au sein duquel des tragédies trouveraient leur place en tant que leçon patriotique pour mettre en garde contre les divisions ou les expressions de désaccord dans l’espace public. On comprend mieux, alors, les raisons de l’hostilité exprimée à l’égard des initiatives autonomes dans le domaine mémoriel, surtout quand leurs acteurs établissent un lien entre le passé et le présent et mettent en évidence les profondes fractures sociales, politiques, qui ont présidé aux violences, loin de la cohésion nationale prônée par le Kremlin.

1. http://www.president-sovet.ru/documents/read/393/

2. «FSB rasstavliaet aktsenty » [Le FSB met les accents], Rossiïskaïa gazeta, 19 décembre 2017, https://rg.ru/2017/12/19/aleksandr-bortnikov-fsb-rossii-svobodna-ot-politicheskogo-vliianiia.html 

3.  « Russie : Poutine inaugure un mémorial aux victimes des répressions », RFI, 30 octobre 2017 http://www.rfi.fr/europe/20171030-russie-poutine-inaugure-memorial-victimes-repressions-politiques