Par sa nature même, le domaine des lanceurs est un secteur clef à forte dimension politique, puisque c'est la maîtrise de l'accès à l'espace qui consacre le statut de puissance spatiale. Sur le plan symbolique, la Russie tient une place à part, héritée des « Premières » mondiales (1) réalisées jusqu'aux missions Apollo de la fin des années 1960. Par ailleurs, privé de financement public à l'époque Eltsine, le secteur spatial russe n'a dû sa survie qu'à la manne financière apportée par la commercialisation de ses lanceurs Proton et Soyouz, fiables et peu chers. Ce sont aussi les performances des moteurs russes qui ont attiré les nouvelles puissances spatiales (Inde, Chine, Corée du Sud), conférant au pays un rôle incontournable sur la scène internationale.
Cette situation de premier plan sur le marché des lanceurs touche à sa fin. Si la Russie est encore, en 2018, la seule puissance spatiale à n'avoir jamais recouru aux services de pays tiers pour mettre ses satellites en orbite, la baisse du nombre de lancements commerciaux qu'elle assure marque la fin de sa première place dans le palmarès des tirs annuels, les États-Unis et la Chine se disputant celle-ci depuis 2016.
Son effacement relatif tient à plusieurs facteurs : l'apparition d'une concurrence internationale nouvelle, mais aussi ses propres difficultés à réussir la réforme industrielle et institutionnelle du secteur spatial.
Le bouleversement international des équilibres anciens
Le changement majeur sur la scène internationale a été l'apparition du NewSpace aux États-Unis. Le succès technique, en 2016, de la société Space-X, proposant une nouvelle génération de lanceurs réutilisables, en est l'élément le plus connu. Cette rupture est d'autant plus marquante qu'elle est réalisée par un industriel, Elon Musk, qui n'appartient pas au monde traditionnel du spatial mais s'affiche comme entrepreneur privé et visionnaire. Et son impact commercial est dévastateur par rapport aux industriels historiques russes et européens, puisque le Falcon 9 a réalisé dix-huit tirs avec succès en 2017 (autant que le total des lanceurs russes cette année-là) et qu'une trentaine de lancements est prévue pour 2018 par le Falcon 9 et le Falcon Heavy.
Cette montée en puissance est soutenue par une baisse drastique des coûts de lancement, remettant en cause un avantage jusque-là largement détenu par les lanceurs russes. La diminution du prix tient à une nouvelle organisation industrielle et à des économies d'échelle, liées à la réutilisation du lanceur mais aussi à la manne des contrats gouvernementaux américains pour le lancement de satellites civils et militaires ainsi que pour la desserte de la station spatiale internationale.
Enfin, parallèlement aux innovations affichées dans le domaine des lanceurs, le NewSpace se caractérise par le développement de constellations de satellites en orbite basse, destinés tant à l'imagerie qu'aux télécommunications et, en particulier, à la diffusion d'internet. Autant d'opportunités de lancements dont la Russie aura du mal à prendre une part, du fait de la disponibilité de lanceurs américains et européens et d’offres de l’Inde et de la Chine, également très bien placées sur le plan commercial, même si elles peuvent être handicapées par une politique américaine des plus restrictives en matière de contrôle de technologies sensibles (2).
Les lanceurs russes en 2018
La Russie est en tous points éloignée de cette nouvelle donne. Longtemps célébrées pour leur fiabilité, les fusées russes ont connu, ces dernières années, des difficultés récurrentes. Il n’est toujours pas remédié aux causes des échecs du lanceur Proton en 2016, d’où des retards au lancement et une baisse des commandes commerciales qui se tournent vers une offre internationale de plus en plus large et attractive. Les perspectives, en outre, ne sont pas très encourageantes : la société Khrounitchev est confrontée à des problèmes récurrents de financement et à une réorganisation qui handicapent la mise au point de nouvelles versions initialement prévues pour 2018. En parallèle, le lanceur Angara, destiné à remplacer Proton, prend aussi du retard, de même que la construction du site de Vostotchny en Sibérie, voué à se substituer à la base de Baïkonour, au Kazakhstan. Autant de signaux inquiétants quant à un retour rapide de la Russie sur le marché international.
Dans l'immédiat, il s'agit d'afficher le maintien des positions russes. En 2018, Igor Komarov, alors responsable de la corporation d'État Roskosmos, annonçait officiellement que trente lancements seraient effectués en 2018, soit un tiers de plus que les deux années précédentes. La nomination, un mois plus tard, de Dmitri Rogozine (3) n'a rien changé à ces ambitions, mais la situation en juillet laissait peu d'espoir de voir réaliser ces objectifs (4). Plus grave encore, le carnet de commandes de la société ILS, en charge de la commercialisation, ne compte qu'un satellite commercial non russe, et les lanceurs Soyouz, destinés à la desserte de la station spatiale internationale (ISS), vont être remplacés, dès 2019, par les nouveaux lanceurs américains. Quant aux six lancements annuels nécessaires pour assurer la rentabilité future d'Angara, ils ne semblent pas davantage assurés, le programme actuel ne totalisant à ce jour que quatorze tirs d'ici à 2025. Enfin, si le président Poutine a bien annoncé que le projet Sfera de constellation de six cents satellites serait réalisé dans les trois ans, celui-ci reste encore mal défini et sa concrétisation peu crédible dans un délai aussi court.
Les défis internes à relever par la Russie
Ce retard actuel de la Russie a, de fait, des racines anciennes. Les réorganisations industrielles du spatial russe, entamées il y a plus de dix ans, ne sont toujours pas achevées. Elles visaient, au travers de la création de holdings, à rationaliser la production et à permettre sa modernisation. Dix ans plus tard, la concurrence interne demeure et il n'y a pas eu d'arbitrage clair sur les projets futurs, en particulier ceux de lanceurs (5). Les différents épisodes de la réforme institutionnelle témoignent aussi des hésitations politiques sur les moyens de rentabiliser un secteur considéré comme stratégique et sur les conditions de son ouverture. Transformée en janvier 2015 en Corporation d'État, après la fusion de l'Agence avec une Corporation unifiée de l'industrie spatiale (ORKK), Roskosmos n'a pas réussi le redressement attendu par le président Poutine. Son périmètre pourrait à nouveau évoluer avec la nomination de Dmitri Rogozine, favorable à une intégration de sociétés de missiles comme Almaz Antei. Cette réaffirmation de l'appartenance du spatial au complexe industriel de défense, contrairement à l'épisode précédent, risque en tout cas d'accroître l'isolement du spatial russe, déjà pénalisé par la fin des relations avec les entreprises spatiales ukrainiennes et les sanctions occidentales faisant suite à l'annexion de la Crimée.
Quoi qu'il en soit, le spatial russe est confronté au défi immédiat de sa modernisation technologique et industrielle, y compris pour répondre à ses besoins intérieurs. Un cluster spatial a bien été créé en 2010, au sein de la Fondation Skolkovo, par le président Medvedev, mais il reste embryonnaire et aucun acteur privé n'a émergé (6). À l'opposé de la volonté américaine de favoriser les acteurs privés, la Russie reste fidèle à un fort contrôle étatique et, indépendamment des projets de type navette proposés par plusieurs entreprises, y compris celles disposant de capacités missiles comme Makeïev, c'est dans le cadre d'une coopération avec l'UAC (Corporation aéronautique unifiée), que s'inscrit un projet de lanceur réutilisable annoncé pour 2022, avec l'ambition de concurrencer Space-X et ses équivalents.
Alors que les États-Unis affichent un nouveau modèle, la Russie semble s'en tenir à des schémas classiques et poursuivre simplement son autonomisation du modèle soviétique en réduisant sa dépendance vis-à-vis de l'Ukraine dans le domaine des lanceurs, et du Kazakhstan comme base de lancement. En dépit des annonces d'une compétitivité future, la diversification et l'augmentation de l'offre de lancement ne permettront plus à la Russie de jouer le rôle majeur qui a été le sien. Il lui reste cependant son marché intérieur, dont les besoins sont réels, et la possibilité de retrouver une place significative, à condition de réussir un nouveau départ. La question est donc tout aussi politique qu'industrielle et économique.
1. Premier satellite, premier homme et première femme, première sortie d'un cosmonaute dans l'espace, premières images de la face cachée de la Lune...
2. Les satellites fabriqués aux États-Unis ou comprenant des composants américains relèvent de cette catégorie.
3. Anciennement vice-Premier ministre en charge de l'industrie de défense et de l'espace. 4. Huit lancements seulement ont été effectués au 31 juillet 2018, dont un seul Proton et sept Soyouz, quatre d'entre eux étant destinés à l'ISS.
5. On peut citer l'autorisation, en 2017, de développement d'Angara-5 depuis Vostotchny, mais aussi de Soyouz-5 qui pourrait être lancé de Baïkonour.
6. Lin Industrial et NSTR Rocket Technologies restent marginales et s'intéressent surtout aux petits lanceurs destinés à des satellites de moins de 200 kg en orbite basse.