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D) Régions

Natalia Zoubarevitch Natalia Zoubarevitch
1 novembre 2018

Régions de Russie : sortie de crise et moteurs de croissance

La crise prolongée que traverse la Russie, dont le début remonte aux derniers mois de 2014, ne ressemble à aucune de celles qui l’ont précédée. Elle se manifeste particulièrement par une chute des investissements, des revenus de la population et de la consommation, ainsi que, dans une moindre mesure, de la production (graphique 1). Le chômage reste peu élevé. Entre 2014 et 2017, les revenus réels de la population enregistrent une chute de 11 %. La reprise ne se fait sentir qu’en 2018, grâce à une augmentation substantielle des salaires des fonctionnaires, à la veille de l’élection présidentielle, et à une indexation des pensions. À la différence des revenus, le salaire réel connaît en Russie une hausse en 2016 (2-3 %). Il n’en demeure pas moins qu’en 2017, il est inférieur de 5 % à ce qu’il était en 2014, en raison de sa forte chute en 2015. Il ne commence à grimper rapidement qu’au premier trimestre de 2018 (10 % par rapport à la même période de l’année précédente), les régions étant dans l’obligation de montrer qu’elles ont respecté les « décrets de mai » de Vladimir Poutine relatifs à la hausse des salaires, juste avant la présidentielle. Les investissements en termes réels pour les années 2013-2016 diminuent de 12 %, une baisse que ne compense pas la hausse de 4 % en 2017. Le volume du commerce de détail chute plus brutalement encore – 15 % en 2017 – et la reprise est lente au cours des premiers mois de 2018 : 1-2 % seulement. Ainsi, d’après tous les grands indicateurs, la baisse due à la crise ne s’arrête qu’en 2018 et la reprise n’est guère vigoureuse. 
La dynamique d’ensemble ne reflète pas la forte différenciation régionale pour les divers indicateurs. Dans l’industrie, la situation est plus favorable. Entre 2014 et 2017, la croissance se poursuit dans soixante-six régions, en 2017 dans soixante-quatorze, de janvier à mai 2018 dans soixante-deux. Malgré la crise, les régions spécialisées dans les industries de la défense, de l’alimentation, du gaz et d’autres secteurs d’exportation (pétrochimie, métaux non ferreux, engrais minéraux, cellulose et papier) tirent leur épingle du jeu. Les régions leaders pour les années 2014-2017 sont celles de Rostov (croissance de 87 %), d’Astrakhan (60 %), de Toula, de Briansk, de Iaroslavl, de Moscou (28-30 %), le district de Iamalo-Nénétsie, les régions de Sakhaline et de Tioumen, le territoire de Khabarovsk (17-23 %), les régions de Belgorod, Voronej, Koursk (13-16 %) ; la crise est également surmontée dans la région de Kalouga (11 %). Toutefois, la réduction des commandes d’État pour la défense a entraîné une détérioration de la situation du complexe militaro-industriel dans la région de Toula, et le risque existe dans d’autres régions où les industries de défense représentent une part importante de l’économie.

On dénombre peu de régions dont l’industrie soit en chute libre pour la période 2014-2017 : celle d’Orenbourg (-13 %), celle – en crise – de l’Amour et la République de Bouriatie, à l’est (-15-16 %) ; les régions d’Ivanovo et d’Orel, en Russie centrale (-6-8 %). La baisse constatée dans la République des Komis (-6 %) est due à la réduction de la production de pétrole et de charbon, et, dans la très importante région pétrolière qu’est le district autonome des Khantys-Mansis (-3 %), à l’introduction de quotas, dans le cadre de l’accord avec l’OPEP.

La dynamique des investissements, elle, n’incite pas à l’optimisme. En 2017, le volume des investissements en termes réels a été de 8 % inférieur à celui de 2013; il n’est pas revenu à son niveau d’avant la crise dans cinquante-huit régions. Dans les régions d’Ivanovo et de Kourgan, ainsi que dans les Républiques des Komis et de Khakassie, les investissements ont été divisés par deux entre 2013 et 2017 (graphique 2). Ils n’ont vraiment augmenté que dans les nouvelles régions d’extraction pétrolière (arrondissement autonome de Nénétsie, Iakoutie), dans la principale région gazière du pays (district autonome de Iamalo-Nénétsie), dans la région de l’Amour, où un projet de traitement du gaz initié par Gazprom est en cours de réalisation et où un cosmodrome est en construction aux frais de l’État, ainsi qu’à Moscou. La croissance constatée dans des républiques peu développées vient simplement de ce qu’elles partent de très bas.
En 2017, les investissements augmentent dans les deux-tiers des régions. Leur accroissement le plus rapide concerne la Crimée (2,3 fois par rapport à 2016) et Sébastopol (65 %) grâce à l’État, le district autonome de Nénétsie (65 %) et la Iakoutie (35 %). Ils continuent leur progression à Moscou (13 %) : la capitale ignore la récession en raison des énormes investissements effectués par la municipalité.

La répartition des investissements est très inégale dans le pays et se concentre sur deux types de territoires : les régions phares, productrices de pétrole et de gaz, et les très grosses agglomérations. En 2017, deux districts autonomes de la région de Tioumen ont perçu 12,7 % de tous les investissements de Russie, Moscou a eu droit à 12,4 %, la région de Moscou à 4,2 %, Saint-Pétersbourg à 4,1 %. Cinq « sujets » de la Fédération se partagent ainsi le tiers de tous les investissements. En comparaison, ceux-ci n’ont guère progressé dans l’Extrême-Orient, passant de 6 % en 2014, à 7,6 % en 2017. Ils ont diminué pour le District fédéral sibérien : de 10,9 % en 2014, ils sont descendus à 9,5 % en 2017. La distribution géographique des investissements indique que le « tournant à l’est » de l’économie russe tarde à se concrétiser.

Le rôle de l’État n’est pas énorme : ses investissements, tous niveaux confondus, ne représentent que 16 % du total et se répartissent à peu près également entre le budget fédéral et les budgets régionaux (municipalités comprises). En 2017, les premiers ont été principalement orientés vers les priorités géo-politiques du pays : la Crimée et Sébastopol en ont reçu 13 % (pour 1,5 % de la population de la Fédération) ; leur part a également connu une brusque augmentation dans deux régions méridionales : celle de Rostov et le territoire de Krasnodar (7 % dans les deux cas), ce qui s’explique, là aussi, par la nécessité de financer les infrastructures criméennes (pont et voies d’accès, réseau électrique) et, pour la région de Rostov, celles de la Coupe du monde de football. Le quart des investissements au niveau fédéral a donc été lié, d’une façon ou d’une autre, à la Crimée. En ce qui concerne les investissements régionaux, 35 % sont revenus à Moscou, et quatre fois moins (9 %) à Saint-Pétersbourg. L’énorme potentiel d’investissement de la capitale creuse encore le fossé qui la sépare du reste du pays en termes de développement des infrastructures et de modernisation du milieu urbain.

Le volume du commerce de détail a commencé à augmenter à compter de 2017, grâce à l’accroissement du crédit à la consommation, qui a permis de maintenir la demande en dépit de la baisse constante des revenus de la population. Entre janvier et mai 2018, la croissance s’est un peu accélérée (2,4 %) en raison de l’augmentation substantielle des traitements des fonctionnaires et employés de l’État, survenue à la veille de l’élection présidentielle. 2017 a connu une dynamique positive pour tous les districts fédéraux, hormis celui de l’Oural ; la baisse de la consommation s’est poursuivie dans seize régions, mais dans six seulement entre janvier et mai 2018.

Les marchés régionaux du travail n’ont pratiquement pas été affectés par la crise, leur situation est stable. Le taux de chômage en Russie reste minime : 5 %. Les disparités entre les régions sont également constantes, dues à une combinaison de facteurs démographiques et économiques : le chômage le plus important concerne toujours les républiques du Caucase du Nord et de Sibérie, faiblement développées : Ingouchie (27 %), Touva (15 %), Tchétchénie (14 %) ; il continue d’être élevé dans les autres républiques les moins développées et dans certaines régions de la Sibérie, de l’Oural, du Nord-Ouest (République de Bouriatie, territoire de Transbaïkalie, région de Kourgan, Carélie), touchées par la crise : entre 9 et 12 %. Dans les deux capitales, le chômage est au plus bas (moins de 2 %). Le moindre afflux de migrants en provenance de la CEI, au moment de la crise et dans les années 2017-2018, a également eu un impact sur le marché du travail.

Le problème le plus aigu auquel se trouve confrontée la population est la baisse prolongée des revenus – une chute qui, de 2014 à 2017 (inclus), a particulièrement frappé les districts fédéraux de l’Oural (-17 %), de la Volga (-14 %), sibérien (-12 %), et moins fortement ceux du Sud et du Caucase du Nord (7-8 %). Dans les régions rurales et faiblement développées, la chute est moins dure, le complexe agroalimentaire étant plus stable, sans compter que de gros transferts de fonds vers les secondes ont permis de maintenir le salaire des fonctionnaires et les prestations sociales.

La baisse des revenus réels de la population s’est poursuivie dans l’ensemble du pays (-1,1 %) en 2017 et dans soixante-cinq régions. Les plus touchées se situent majoritairement en Sibérie et dans l’Extrême-Orient. La région où les revenus ont augmenté le plus rapidement est la Crimée (13 %), même si la fiabilité des statistiques locales est sujette à caution. La tendance générale ne s’inverse qu’en 2018 où, entre janvier et avril, les revenus de la population connaissent une hausse de 3 % par rapport à la même période de l’année précédente (données de Rosstat prenant en compte les versements ponctuels aux retraités en 2017). La hausse est principalement assurée par Moscou, Saint-Pétersbourg, le Tatarstan et la région de Tioumen. Il n’en demeure pas moins que la baisse se poursuit dans cinquante régions ; en d’autres termes, pour une partie considérable de la population, la crise n’est pas terminée.

Il ressort qu’en 2017 et au début de 2018, la dynamique économique s’améliore, sans que l’on constate pour autant une croissance stable dans la plupart des régions. La polarisation régionale se renforce pour les investissements, la consommation, le marché du travail, les revenus de la population.

Quelles sont les régions qui sortent le plus rapidement de la crise socio-économique ? La réponse à cette question est ardue, car la dynamique régionale est très différente selon les indicateurs socioéconomiques, tandis que celle des revenus de la population n’est pas très fiable. On peut hypothétiquement considérer que Moscou, le district autonome de Iamalo-Nénétsie, de même que Saint-Pétersbourg, le Tatarstan, les régions de Tioumen, Voronej, Belgorod, Moscou et Rostov connaissent le développement le plus constant. La plupart comptent parmi les régions les plus développées et disposent d’une gestion de grande qualité.

La crise budgétaire a-t-elle pris fin dans les régions ?

Les budgets des régions ont été problématiques dans les années 2013-2016, mais la situation s’est améliorée en 2017. Les rentrées des budgets consolidés se sont accrues plus vite qu’en 2016 (8,4 % et 6,6 % respectivement). Le principal apport est celui de Moscou, dont les revenus ont augmenté de 13 % : les recettes de l’impôt sur les bénéfices ont connu une hausse de 17 %, grâce aux versements des plus grandes banques de Russie contrôlées par l’État, et de l’industrie des matières premières. La capitale a représenté, en 2017, 20 % des revenus budgétaires de toutes les régions du pays et 27 % des rentrées de l’impôt sur les bénéfices.

On relève, parmi les autres régions, deux catégories phares pour la hausse des revenus au cours de l’année 2017 : l’une se caractérise par une hausse des rentrées fiscales ; l’autre par celle des aides fédérales (transferts). La première comprend le district autonome de Nénétsie (où les revenus ont augmenté de 37 %, grâce aux impôts des compagnies gazières), le district autonome de Iamalo-Nénétsie, les régions de Belgorod et de Kemerovo (18-23 %), où les impôts sur les bénéfices ont été multipliés par une fois et demie ou deux. On relève, dans la seconde catégorie, la Crimée et Sébastopol (hausse des revenus de 37-42 %, grâce à une augmentation substantielle des aides du gouvernement fédéral), et la région de Kaliningrad (30 %), où les transferts ont doublé pour financer les avantages consentis aux compagnies fonctionnant en Zone économique spéciale.

Les rentrées budgétaires n’ont diminué, en 2017, que dans neuf régions. À Sakhaline (-7 %), cela s’explique par la nouvelle répartition – plus favorable au budget fédéral – des impôts du projet Sakhaline-2 ; dans le district autonome des Khantys-Mansis (-7 %), les régions de Tomsk et de Leningrad (-2-3 %), par les rentrées d’impôts sur les bénéfices des grandes compagnies, notamment pétrolières, qui ont baissé.

Le soutien du centre fédéral aux régions s’est renforcé en 2017. Après avoir été « gelés » pendant trois ans, les transferts ont augmenté de 8 %. La raison en est à chercher dans la proximité de l’élection présidentielle. Toutefois, les priorités du soutien fédéral sont restées les mêmes (graphique 3) : la plus grosse part revient aux Républiques d’Ingouchie et de Tchétchénie (les transferts représentent 80-81 % de leurs budgets), de Touva (74 %), du Daghestan et de l’Altaï (69-70 %), de Karatchaïevo-Tcherkessie (65 %) et de Crimée (63 %), au territoire du Kamtchatka et à Sébastopol (60 %) ; s’y ajoute la région de Kaliningrad. Quant au volume des transferts, les gagnants sont la Crimée et Sébastopol (119 milliards de roubles au total, soit une augmentation de près de 32 milliards), le Daghestan (75 milliards de roubles, soit 10 milliards supplémentaires), la Iakoutie (66 milliards de roubles) et la Tchétchénie (62 milliards de roubles).
En 2017, les dépenses des budgets consolidés ont augmenté presque deux fois plus vite qu’en 2016 (8,8 % et 4,8 % respectivement), pour l’essentiel, grâce à Moscou, qui a fait montre d’un dynamisme jamais vu dans ce domaine : près de 21 % de hausse. Les dépenses des régions ont surtout grimpé au profit de l’économie nationale (14 %). Là encore, Moscou a contribué à hauteur de 26 %. Les dépenses sociales ont été moins prioritaires : hausse de 8 % pour la santé (5 %, hors Moscou), moins de 6 % pour l’enseignement ; l’augmentation des dépenses pour la protection sociale (3 %) a été inférieure à l’inflation et, hors Moscou, elle se révèle quasi nulle, de même que celle des aides à la population.

Néanmoins, durant la période de l’élection présidentielle, la dynamique des recettes et dépenses des budgets régionaux a changé. Entre janvier et mai 2018, les premières ont augmenté de 10 % par rapport à la même période de 2017 – un rythme que l’on n’avait plus vu depuis 2011. Les rentrées fiscales des particuliers ont connu une hausse de 13 %, conséquence des compléments de salaires imposés par les « décrets de mai » – une dynamique que l’on n’avait pas observée depuis 2008. Les transferts ont augmenté de 12 %, la plus forte hausse depuis 2011. Les rentrées n’ont diminué que dans une région, celle de Sakhaline, une part considérable de l’impôt sur les bénéfices de cette riche région ayant intégré le budget fédéral.

Les dépenses ont, elles, augmenté de 9 % entre janvier et mai : c’est la plus forte hausse en cinq ans, comparable à la seule année 2012, marquée par la précédente élection présidentielle. En période de campagne, les régions multiplient toujours les dépenses sociales, ce qui s’est également produit en 2018. Celles qui se sont le plus vite accrues dans la période considérée concernent, notamment, la culture (19 %), la santé (14 %, 18 % si l’on ajoute les dépenses des fonds territoriaux d’assurance médicale obligatoire). Les dépenses pour l’enseignement et la politique sociale ont connu une hausse de 9 %, dont 8 % pour les aides sociales. Pareille dynamique n’avait pas été observée depuis le début de la crise budgétaire de 2013. Les premiers mois de 2018 ont ainsi montré qu’en période électorale, les dépenses budgétaires devenaient un puissant instrument politique. Ajoutons l’augmentation considérable des dépenses pour la culture physique et le sport (17 %) dans le cadre de la préparation de la Coupe du monde de football.

La hausse prioritaire des dépenses sociales n’est pas seulement assurée par des rentrées plus importantes, elle correspond aussi à une manœuvre budgétaire : les dépenses pour l’économie nationale augmentent plus lentement (8 %). Il en va de même en ce qui concerne le logement et les services communaux (3 %). Hors Moscou, qui engage d’énormes moyens pour le bien-être de la population, les dépenses des autres régions à ce dernier poste ont diminué de 6 % entre janvier et mai de cette année. En conséquence, les budgets régionaux ont « fonctionné », dans les premiers mois de 2018, en vue de la présidentielle, certains, aussi, pour la Coupe du monde de football. Les problèmes de développement économique sont passés au second plan.

L’élection présidentielle et le Mondial sont aujourd’hui terminés et force sera, pour les régions, d’en revenir aux questions de développement. Les budgets, à l’exception de Moscou, sont insuffisants et l’endettement est important. Bien que la dette totale des régions et des municipalités (2 600 milliards de roubles au 1er janvier 2018) ait diminué de 7 % au 1er juin de cette année, elle risque, comme toujours, d’afficher une hausse en fin d’exercice. La dette la plus lourde pèse sur le budget de la République de Mordovie (elle est de 2,1 fois supérieure aux recettes propres de la région, hors transferts), sur ceux de la région de Kostroma et de la République de Khakassie (près de 100 % des revenus propres) et de treize autres territoires où elle dépasse 75 % des revenus. Elle est, en revanche, minime à Moscou, Saint-Pétersbourg, dans les régions de Leningrad, Sakhaline, Tioumen, ainsi que dans les districts autonomes des Khantys-Mansis et de Iamalo-Nénétsie (moins de 10 %). Elle est, enfin, nettement inférieure à la moyenne au Bachkortostan, dans le territoire de Perm, les régions de Moscou, Rostov, Sverdlovsk et Irkoutsk.

La situation budgétaire des régions s’est donc améliorée, notamment en raison de l’élection présidentielle, mais la dette demeure énorme. On relève deux grandes tendances : d’une part, Moscou, extrêmement riche, se coupe de plus en plus des autres régions ; d’autre part, les diverses formes de soutien fédéral se concentrent de plus en plus sur des régions politiquement prioritaires, excepté en période d’élection, où toutes jouissent de rallonges financières.

Les grandes agglomérations peuvent-elles être des moteurs de croissance ?

Les problèmes liés à la faible croissance économique, à la dépopulation et à la diminution de la population active contraignent les autorités russes à chercher des moteurs de développement territorial. L’économie spatiale connaît bien l’effet d’agglomération : la concentration de la population et du monde des affaires dans les grandes villes crée de meilleures possibilités de développement, grâce à un effet d’échelle (économie de coûts), à une diversification de l’offre et de la demande. Autant d’éléments qui attirent les hommes et les entreprises vers les grandes villes.

L’impact de l’effet d’agglomération sur le développement est énorme dans la gigantesque agglomération qu’est la capitale de la Russie, et des facteurs institutionnels viennent le renforcer : hypercentralisation de la gouvernance en Russie et concentration dans la capitale des sièges de grands groupes qui contribuent le plus au niveau fiscal. S’y ajoutent des emplois de qualité, bien rémunérés, ce qui assure de très fortes rentrées au budget de la ville, ainsi qu’un important flux migratoire dans la capitale et la région de Moscou. La métropole est, en effet, le principal moteur de croissance, mais au détriment de l’ensemble du pays. Dans la deuxième agglomération de Russie, Saint-Pétersbourg, l’effet est moindre, cette ville de 5 millions d’habitants manquant de moyens. À compter des années 2000, afin d’en accélérer le développement, les autorités recourent à des mesures institutionnelles : transfert dans la « seconde capitale » du siège de quelques grosses compagnies et d’organes du pouvoir fédéral, augmentation du financement en vue de développer les infrastructures. Ces mesures portent leurs fruits : Saint-Pétersbourg et son agglomération commencent à se développer plus dynamiquement et à attirer plus fortement la population de l’ensemble du pays.

Ces dernières années, on envisage de stimuler le développement de la Russie en soutenant dix à quinze agglomérations – il s’agit, dans l’ensemble, de villes de plus d’un million d’habitants et de deux centres urbains moins importants, situés en Extrême-Orient. La tâche, toutefois, est ardue : les centres urbains, nettement moins peuplés, n’attirent que les habitants de la région, ils accusent un retard important au niveau des infrastructures et ne disposent pas des ressources financières indispensables. Pour les développer, il faut non seulement disposer d’énormes moyens, mais aussi faire sauter des barrières institutionnelles très rigides. Si Moscou et Saint-Pétersbourg sont des « sujets » de la Fédération, les autres grandes villes ont le statut de municipalités. La « verticale du pouvoir », en Russie, fait que ces dernières ne disposent ni des pouvoirs ni des ressources nécessaires, tout est concentré au niveau de la région. Les villes de plus d’un million d’habitants pourraient, elles, se développer grâce aux impôts qu’elles perçoivent, mais ceux-ci, importants, tombent dans l’escarcelle de la région (impôt sur les bénéfices, impôt sur les biens des entreprises, et même taxes de transport pour la population). Seuls 15 % de l’impôt sur le revenu reviennent aux municipalités, la majeure partie étant affectée aux régions. Les impôts fonciers et ceux des petites entreprises sont négligeables. Le résultat est que les dotations représentent 56-58 % des ressources municipalités, qui dépendent définitivement des transferts en provenance du budget régional. Bien plus, près des deux tiers des transferts sont des subventions (la municipalité se contente de répartir les sommes comme le lui indique la région). Les grandes villes n’ont donc pratiquement aucune possibilité d’influer sur leur propre développement.

Le système « ultra-vertical » a pour conséquence qu’on ne peut développer dix à quinze agglomérations que « d’en haut » et de façon ciblée, en y transférant le siège de grosses entreprises, ainsi que le propose la présidente du Sénat Valentina Matvienko, et à l’aide de financements d’État pour les « grands » projets : millénaire et Universiades de Kazan, Jeux olympiques de Sotchi, sommet de la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (APEC) à Vladivostok, dont l’impact sur le développement de la ville s’est révélé peu important, comme il le sera, sans doute, pour les villes qui ont accueilli la Coupe du monde de football. Il est clair que le budget fédéral n’a pas les moyens de soutenir le développement de dix à quinze agglomérations.

Si le pouvoir veut, en Russie, faire des agglomérations un véritable moteur de croissance, il devra changer les « règles du jeu » : amorcer une décentralisation et rétablir l’élection des maires au suffrage direct, afin de renforcer le contrôle « d’en bas », par la population. Alors, seulement, les grandes villes disposeront de plus de moyens et pourront envisager une meilleure gestion, pour être concurrentielles en termes de ressources en hommes et en investissements, indispensables au développement. Il y aura, dans cette concurrence, des gagnants et des perdants. En revanche, si le pouvoir fédéral choisit la voie d’une sélection artificielle de dix à quinze agglomérations pour leur apporter un complément financier, celles-ci pourront, sans doute, améliorer leurs infrastructures, mais elles auront peu de chances de devenir des moteurs de croissance pour le pays.