Ru Ru

D) Régions

Valérie Niquet Valérie Niquet
1 novembre 2018

Les Kouriles, entre blocage et petits pas

En 1956, le Japon et l’URSS signent une déclaration mettant fin à l’état de guerre, mais, pour des raisons complexes liées à la « guerre froide » et au rôle des États-Unis, aucun traité de paix n’est conclu. Sans être l’unique obstacle, le contentieux qui porte sur les îles Kouriles (北方領土 Hoppo Ryodo) depuis 1945 demeure la principale pierre d’achoppement à une normalisation totale des relations entre Tokyo et Moscou (1).

Le Premier ministre japonais Shinzo Abe et le président de Russie Vladimir Poutine se rencontrent à plus de vingt reprises (2). Pour Shinzo Abe, cette « relation de confiance » doit permettre d’aboutir à une forme d’accord entre la Russie et le Japon et, selon lui, seules deux personnalités aussi proches ont une chance d’y parvenir. En dépit des sanctions occidentales décidées à la suite de l’annexion de la Crimée et suivies par Tokyo, le Japon continue de chercher une possibilité de se rapprocher de Moscou.

Cette ambition est également motivée par la situation stratégique globale en Asie face à la montée en puissance de la Chine et par la volonté de Tokyo de mieux impliquer la Russie dans la résolution de la crise nord-coréenne. Néanmoins, en dépit d’intérêts stratégiques en partie communs, la question des Kouriles constitue toujours un blocage tant à Moscou qu’à Tokyo.

Lors de sa visite en Russie au mois de mai 2018, le Premier ministre Abe évoque avec enthousiasme les perspectives ouvertes par un monde dans lequel « la Russie et le Japon seraient les piliers d’une stabilité durable en Asie ». Diplomatiquement, il recourt dans son discours au terme vague de « ces îles » (島々 shimajima) pour parler de l’archipel revendiqué par Tokyo.

En dépit de la réticence des milieux industriels privés, liée à la difficulté du climat des affaires dans l’Extrême-Orient russe, Shinzo Abe continue de mettre en avant les perspectives d’une coopération économique renforcée. La route de l’Arctique à la mer du Japon pourrait devenir « une artère de paix et de prospérité », autour notamment des ressources gazières, dont le Japon est le premier importateur, et les îles Kouriles « un centre logistique, symbole de la coopération entre la Russie et le Japon » – l’ensemble contribuant à « turbocharger » le potentiel de l’économie russe (3). Mais dans le même temps, au-delà des discours, pour Tokyo la position n’a pas véritablement évolué et seul un traité de paix – qui supposerait de réelles avancées sur les Kouriles – permettrait de transformer cette « vision » en réalité.

Toutefois, le Japon, depuis 2016, semble à nouveau prêt au découplage entre développement de la coopération dans le domaine économique et résolution définitive de la question territoriale, qui pourrait ne s’accomplir que progressivement. Huit champs de coopération ont été identifiés, approfondis lors du sommet de 2018, portant sur plus de cent trente projets dans les secteurs de la santé, de l’agriculture, de la gestion urbaine, de l’environnement ou de l’énergie (4). Très clairement, sur l’ensemble de ces projets, le Japon tente de se distinguer du modèle chinois, en insistant sur la qualité et la mise en œuvre d’une relation véritablement « gagnant-gagnant », qui ne repose pas sur l’asymétrie de puissance et les rapports de force.

Au cours du sommet qui suit, des avancées sont effectuées concernant la mise en place d’activités conjointes dans les Kouriles, dans des secteurs liés à la viabilité des îles lointaines, tels que l’aquaculture, l’agriculture sous serre, le tourisme, l’énergie éolienne et la réduction des déchets. Des entreprises candidates doivent être sélectionnées. L’éventualité d’une mission économique dans les quatre îles, au mois d’août 2018, et la poursuite des échanges au niveau des groupes de travail sont également mentionnées. La question « humanitaire » d’une possible visite sur les tombes qui se trouvent sur les îles par un groupe de descendants des anciens habitants japonais est aussi évoquée (5).

Mais en dépit de ces avancées modestes, la question du cadre légal dans lequel ces coopérations seraient possibles, qui touche aux questions de souveraineté revendiquées par les deux pays, n’est toujours pas résolue, Tokyo refusant toute formulation susceptible de s’apparenter à une reconnaissance de la souveraineté de la Russie (6).

Malgré un intérêt aujourd’hui très réduit pour ces enjeux dans l’opinion publique japonaise, la quasi-disparition des derniers habitants des îles concernés, et le fait que les groupes minoritaires d’extrême droite, longtemps très actifs sur le sujet, tendent aujourd’hui à focaliser leurs attaques sur la Chine et la Corée plus que sur la Russie et la question des « territoires du Nord », tout compromis sur la question de la souveraineté est difficile à envisager. Cela s’explique notamment par le risque de répercussions sur d’autres contentieux territoriaux du Japon avec la République populaire de Chine (Senkaku) ou la Corée du Sud (Takeshima).

Si certains, à Tokyo, parlent d’un sentiment de « lassitude de la Russie », pour des raisons stratégiques, également liées à la question nord-coréenne, le Premier ministre Abe semble toutefois toujours prêt à poursuivre son implication dans la normalisation des liens avec Moscou.
1.  Les revendications du Japon portent sur les quatre îles les plus proches de Hokkaido : Itouroup, Kounachiri, Chikotan et Habomai. La possibilité d’une solution intermédiaire, redonnant au Japon la souveraineté sur Chikotan et Habomai, les plus proches de son territoire, a été évoquée à plusieurs reprises depuis 1956, sans jamais aboutir. 2.  Au mois de mai 2018, le Premier ministre Abe mentionnait vingt et une rencontres au sommet. 
3.  Speech by His Excellency Mr. Shinzo Abe, Prime Minister of Japan, at the Plenary Session of the Saint-Petersburg International Economic Forum, SPIEF 2018, May 25, 2018. 4.  “Abe Hopes Investments in Far East will Aid Progress in Russia Peace Talks”, Japan Times, December 4, 2016. 
5.  Japan-Russia Summit Meeting, May 26, 2018, https://www.mofa.go.jp/page6e_000125.html 6.  Mina Pullman, “What’s New in Japan Russia Relations?”, The Diplomat, April 5, 2017.