Plus de vingt-cinq ans se sont écoulés depuis l’effondrement de l’Union soviétique, qualifié par le président Poutine de « plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle ». Cette phrase a été perçue par nombre d’observateurs, en Russie et à l’étranger, comme le signe d’une nostalgie du statut perdu de l’empire que le Kremlin tenterait de restaurer contre le gré des républiques ex-soviétiques. Si l’on considère l’espace post-soviétique aujourd’hui, ainsi que ses relations avec la Russie, le constat s’impose d’une hétérogénéité et d’un inachèvement des relations avec l’ancien Centre. De façon imagée, cela donne une tendance simultanée à « reprendre la vie commune » sur de nouvelles bases et à « finaliser le divorce », ainsi que le « partage » définitif « des biens », de même qu’à rechercher de nouveaux partenaires (la Chine pour l’Asie centrale ou l’Union européenne pour les pays d’Europe de l’Est).
Les trois États baltes – Estonie, Lettonie et Lituanie – sont un exemple de politique étrangère fondamentalement nouvelle et un modèle de développement intérieur dans l’espace postsoviétique : on notera que la Russie n’a pas fait obstacle à leur entrée dans l’OTAN et l’UE. Pour les autres, force est de constater qu’aucun ne peut être considéré comme une réussite sur le plan du développement socioéconomique et politique. Sur fond de difficultés internes, d’économies faiblement diversifiées, de vieillissement de leaders postsoviétiques autoritaires, de visées géopolitiques diverses, s’ajoutant à des menaces croissantes sur la sécurité, telles que l’islamisme radical et le terrorisme en Asie centrale, cette zone géographique se trouve peut-être au seuil d’une période d’instabilité. De son côté, la Russie, qui détient toujours de puissants leviers d’influence mais s’est révélée incapable d’être un modèle de développement attractif et le centre réel d’une nouvelle intégration régionale, est susceptible, volontairement ou non, de favoriser l’accélération des tendances centrifuges dans l’espace postsoviétique.
Diminution évolutive et conflictuelle de l’interdépendance
Les républiques de l’URSS étaient intégrées dans l’organisme unique de l’économie planifiée et les frontières avaient une valeur essentiellement administrative. Bien que de nombreux liens existent encore, ils se contractent de façon ininterrompue depuis 1991. La crise en Ukraine a fait la démonstration de l’étroitesse des relations unissant les entreprises du complexe militaro-industriel russes et ukrainiennes, jusqu’à la fin brutale de leur collaboration, après 2014. Le fait que nombre de sites stratégiques soviétiques soient actuellement hors des limites de la Russie a des conséquences sérieuses. Il est clair que les inquiétudes russes concernant le futur Accord sur le statut et les conditions de séjour de la flotte de la mer Noire à Sébastopol (les accords de Kharkov, datant de 2010, prévoyaient la location de la base de Sébastopol jusqu’en 2042, en échange d’une remise de 30 % sur le gaz russe pour l’Ukraine) ont été, après le changement de pouvoir à Kiev, l’un des facteurs ayant poussé à l’annexion de la Crimée. Le problème de la dépendance stratégique a été résolu, en l’occurrence, de façon radicale, par le recours à la force armée, ce qui a eu de graves incidences sur la perception de la Russie non seulement en Occident, mais aussi dans l’espace postsoviétique.
Le cosmodrome de Baïkonour est un autre exemple – non militaire et non conflictuel – des méthodes employées pour diminuer la dépendance de la Russie envers les anciennes républiques soviétiques : malgré des relations amicales avec le Kazakhstan, le prix élevé de la location (valable jusqu’en 2050) et la nécessité de respecter certaines exigences techniques d’Astana ont poussé Moscou à se lancer dans la construction du cosmodrome Vostotchny, dans la région de l’Amour. La Russie se propose, à l’horizon 2030, d’effectuer 90 % de ses lancements à partir des cosmodromes de Plessetsk et Vostotchny (1).
De leur côté, les républiques voisines s’efforcent de restreindre leur dépendance vis-à-vis de la Russie, notamment dans le secteur énergétique. Les infrastructures communes, le coût du transit et les tarifs de fourniture des hydrocarbures sont autant de leviers de pression sur ces pays à l’ère postsoviétique. Les illustrations les plus éclatantes en sont, bien sûr, les « guerres du gaz » de 2006 et 2009 avec l’Ukraine et la Biélorussie. Cependant, le schéma « tarifs avantageux en échange d’une loyauté géopolitique sans faille » perd peu à peu de sa valeur. Ainsi l’Ukraine n’achète-t-elle plus directement le gaz russe à Gazprom, elle le reçoit de groupes européens. Ajoutons que la Russie elle-même cherche à être moins dépendante du transit de son gaz vers l’Europe par le territoire de ce voisin rétif : la part en est passée de 80 % à 40 % en dix ans, et elle sera réduite au minimum si Moscou parvient à réaliser le projet de gazoduc Nord Stream 2. Le président de la Biélorussie, pays qui se maintient, depuis de longues années, grâce à des subsides russes pour le gaz, déclarait, en février 2017, que « la liberté et l’indépendance sont plus chères que tous les pétroles » (2). La république tente aujourd’hui de jeter les bases d’une coopération active avec l’Iran et l’Azerbaïdjan pour réduire sa dépendance énergétique à l’égard de Moscou.
Outre ces exemples emblématiques, le rôle de la Russie comme partenaire commercial et économique majeur a progressivement diminué pour nombre de républiques postsoviétiques au cours du dernier quart de siècle. Dans bien des cas, Moscou a cédé la première place à l’Union européenne ou à la Chine. Ainsi, en 2015, la part de l’UE représentait 37,5 % du commerce extérieur pour la Géorgie, 32 % pour la Moldavie et 53 % pour l’Ukraine, tandis que celle de la Russie pour ces mêmes pays était respectivement de 16,3 %, 7,9 % et 18,4 % (3). En Asie centrale, la Chine devient peu à peu le principal concurrent économique de la Russie : en 2015, Pékin était le premier partenaire commercial du Kirghizstan, du Tadjikistan, du Turkménistan, de l’Ouzbékistan, et le troisième pour le Kazakhstan (après l’Union européenne et la Russie). En outre, la Chine prend, d’ores et déjà, l’avantage pour les investissements en Asie centrale et cela ne fera manifestement que croître dans les projets d’infrastructure des nouvelles Routes de la soie lancés en 2013. D’autres acteurs régionaux, notamment la Turquie et l’Iran, ont un impact économique de plus en plus marqué en Asie centrale. Cependant, pour l’Arménie, par exemple, la Russie demeure le principal partenaire.
La Russie dispose toutefois d’importants atouts économiques, hérités de l’URSS ou acquis de nouveau. Dans les années 2000, les entreprises russes ont acheté quantité d’actifs industriels dans les États voisins. Ainsi la société « Réseaux électriques d’Arménie » est-elle, à 100 %, une filiale de la compagnie russe « Inter RAO ». Cela devait susciter des slogans antirusses lors des protestations de 2015, à Erevan, contre l’augmentation des tarifs de l’électricité. Pour la production agricole de nombreux pays (la Moldavie, par exemple), la Russie reste le plus gros marché de consommation. Moscou ne l’ignore pas et décrète assez fréquemment des embargos sous divers prétextes sanitaires : nombre de marchandises font ainsi les frais des tensions politiques, depuis les vins moldaves jusqu’à l’eau minérale Borjomi de Géorgie, en passant par le lait biélorusse.
Enfin, la Russie exerce une force d’attraction pour les migrants économiques de l’espace postsoviétique – un phénomène favorisé par le régime sans visa (jusqu’à quatre-vingt-dix jours passés dans le pays) mis en place pour les membres de la Communauté des États indépendants (CEI), à l’exception de la Géorgie. Les transferts financiers effectués par les migrants (pas uniquement à partir de la Russie) représentaient, en 2014, 41,7 % du Produit intérieur brut du Tadjikistan, 30 % du PIB du Kirghizstan et 26,2 % de celui de la Moldavie (4).
Préservation du rôle majeur de la Russie pour les questions de sécurité
À la différence des tendances apparues dans les secteurs économique et commercial, la Russie conserve indéniablement un rôle de premier plan dans la région pour les questions de sécurité. Son expérience militaire, la présence de ses bases (5), son rôle clef dans les organisations régionales de sécurité (Organisation de coopération de Shanghai et Organisation du traité de sécurité collective), ses ventes d’armes à de nombreux pays en font un acteur majeur de la sécurité régionale.
L’effondrement de l’URSS s’est accompagné de conflits armés ethniques et territoriaux entre des républiques voisines ou à l’intérieur de certaines d’entre elles. La Russie a eu, dans nombre de ces conflits, une action pacificatrice, par exemple au Tadjikistan. Dans d’autres cas, et d’abord en Ukraine, son rôle a été nettement plus discutable. À l’heure actuelle, cinq anciennes républiques soviétiques ont, sur leur territoire, des « conflits gelés » dans lesquels la Russie a été impliquée et continue de l’être d’une façon ou d’une autre. Au regard des situations concrètes, Moscou adopte une attitude ou une autre. Ainsi
n’a-t-elle pas reconnu l’indépendance de la Transnistrie ou du Haut-Karabakh ; elle a choisi l’option inverse en Abkhazie et en Ossétie du Sud, où elle a préalablement mené une politique de « passeportisation » (simplification, pour les habitants de ces républiques, des démarches permettant d’obtenir un passeport russe). En février 2017, la Russie reconnaissait les papiers des ressortissants des républiques populaires autoproclamées de Lougansk et de Donetsk, jusqu’à ce que soient appliqués les accords de Minsk. Néanmoins, une seule des entités susmentionnées a-t-elle la moindre chance réelle de se rattacher à la Russie, malgré les référendums organisés dans certaines d’entre elles sur l’entrée (ou non) dans sa composition ? Sur ce plan, la Crimée reste un exemple unique. L’existence de « conflits gelés » dans un pays est plutôt un instrument de contrôle de ses choix stratégiques et la garantie qu’il n’entrera ni dans l’OTAN ni dans l’UE.
Outre les conflits ethniques, beaucoup d’autres menaces sont apparues dans la région à la suite de l’effondrement de l’URSS. En Asie centrale, ce sont le terrorisme, l’extrémisme, le radicalisme, les narcotrafics, notamment. Le rôle de la Russie comme garant de la sécurité est reconnu par toutes les républiques de la région. Dans le contexte de la guerre au Moyen-Orient, en raison de la présence de quelque cinq mille ressortissants d’Asie centrale parmi les combattants de l’État islamique, du départ d’Afghanistan des troupes américaines, des récentes attaques terroristes au Kazakhstan, la Russie voit cette zone comme une source de menaces directes pour sa propre sécurité. Par ailleurs, après la vague des « révolutions de couleur » qui a parcouru la Géorgie, le Kirghizstan, l’Ukraine, et l’intervention de la Russie dans le conflit syrien afin de soutenir le régime en place, le Kremlin est perçu par les leaders des républiques comme un garant potentiel, susceptible de leur venir en aide au cas où leurs régimes autoritaires seraient menacés de déstabilisation. Enfin, pour ces pays à la politique multi-vectorielle, Moscou est importante comme contrepoids à l’influence croissante de Pékin.
« Soft Power »
Les vecteurs traditionnels du « soft power » russe dans l’espace postsoviétique se sont quelque peu affaiblis au fil du temps, mais ils continuent de jouer un rôle rassembleur. Ces dernières années, le nombre des russophones est passé, dans les pays de la CEI, de 120 millions au début des années 1990, à 85 millions en 2015 (6). Cela tient tout autant à des facteurs démographiques et à l’émigration des russophones qu’à une politique incitative des États en faveur des langues nationales. Les médias, la culture (classique et plus contemporaine), la littérature russes demeurent néanmoins très populaires. Avoir un diplôme d’études supérieures en Russie reste attractif pour les étudiants des pays postsoviétiques, dont le nombre ne cesse d’augmenter depuis le début des années 2000, cependant que de nombreuses universités russes ont des filiales dans différents États de la CEI. Runet est un nouvel instrument du soft power : beaucoup d’internautes de la région préfèrent les plateformes, les moteurs de recherche et les réseaux sociaux russes (Ozon, Yandex, VKontakte), ce qui garantit à la Russie un rôle central dans l’espace numérique des anciennes républiques de l’URSS (7).
Le nombre de Russes ethniques, principaux locuteurs et porteurs de la langue et de la culture russes, a presque été divisé par deux au cours des vingt dernières années (passant de 25 millions en 1989 à 15 millions en 2010) dans les États de la CEI. L’annexion de la Crimée et la guerre dans l’Est de l’Ukraine ont effrayé de nombreuses républiques abritant une importante communauté russophone, en premier lieu le Kazakhstan (où vivent 4 millions de Russes, soit le quart de la population). Le projet de « Monde russe » n’est pas perçu dans ces pays comme purement culturel et linguistique (comparable à la francophonie), mais comme un canal potentiel de déstabilisation et une menace pour la souveraineté nationale.
Tentatives de réintégration régionale : tendances centrifuges et centripètes
Après l’effondrement de l’URSS, le format CEI est devenu un modus vivendi ayant vocation à préserver des liens économiques et une solidarité politique, fût-elle de pure forme. En dépit de sommets réguliers, l’organisation est à ce point amorphe que l’Ukraine en a fait partie durant toutes ces années sans en avoir ratifié les Statuts au début des années 1990, et ne l’a toujours pas quittée, malgré les événements de Crimée et du Donbass (à la différence de la Géorgie, qui en a claqué la porte en août 2009). De fait, l’intégration dans la CEI, depuis sa création, s’est effectuée à plusieurs vitesses. Ses relations les plus proches, la Russie les a instaurées avec la Biélorussie : une « Union » a ainsi été formée, en 1997, entre les deux pays, qui n’est toutefois pas devenue un espace politique, économique, militaire, douanier, monétaire, juridique et culturel unique. La même année 1997, une Organisation pour la démocratie et le développement économique (GUAM) était créée, regroupant la Géorgie, l’Ukraine, l’Azerbaïdjan et la Moldavie, puis, entre 1999 et 2005, l’Ouzbékistan, dans le but affiché de se distancier de Moscou. Elle ne tardait pas à disparaître de la scène politique. En 1995, les dirigeants du Kazakhstan, de Russie, de Biélorussie, puis du Kirghizstan, d’Ouzbékistan et du Tadjikistan, signaient un premier accord d’Union douanière, laquelle était ensuite transformée en Communauté économique eurasiatique (CEEA ou Eurasec). En janvier 2010, un Tarif douanier commun entrait en vigueur pour le Kazakhstan, la Russie et la Biélorussie.
Au début de 2015, l’Union économique eurasiatique (UEEA) était lancée, regroupant la Russie, la Biélorussie, le Kazakhstan, l’Arménie, le Kirghizstan, et se fixant pour but la libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et de la main-d’œuvre, ainsi que la coordination des politiques économiques. Il s’agit, qualitativement, d’un nouveau type d’intégration inspiré du modèle de l’Union européenne. Ses débuts ont coïncidé, en Russie, avec une période de récession économique et de sanctions occidentales, conséquence des événements d’Ukraine. Il y a, au sein de l’UEEA, un déséquilibre en faveur de la Russie, mais les échanges commerciaux à l’intérieur de cette zone ne représentent que 10 % du commerce extérieur des pays membres (8). De plus, malgré le discours de Moscou sur l’égalité des partenaires, nombre de décisions sont prises par le Kremlin sans que ceux-ci soient consultés. Tel a été le cas, par exemple, de l’embargo décrété en réponse aux sanctions occidentales ou de l’annonce du « couplage » avec le projet chinois de Routes de la soie. L’annexion de la Crimée et la guerre du Donbass ont porté un coup sérieux à la confiance des partenaires les plus proches. Il est à noter qu’aucun d’eux n’a reconnu le rattachement de la Crimée à la Russie (l’Arménie et la Biélorussie ont, toutefois, admis la légitimité du référendum organisé en Crimée le 16 mars 2014).
Pour une partie des États de la CEI, le pôle d’attraction est désormais l’Union européenne et sa politique de Partenariat oriental orientée vers l’Ukraine, la Géorgie, la Moldavie, la Biélorussie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Les trois premiers pays ont signé, en 2014, des accords d’association avec l’UE. La population ukrainienne soutient activement l’idée d’entrer dans l’Union. Pour elle, Moscou a manifestement cessé d’être une référence économique, politique et stratégique. Il y a, toutefois, des exemples contraires : la forte dépendance de l’Arménie par rapport à la Russie l’a poussée à refuser, en septembre 2013, de signer un accord d’association avec l’UE, et décidée à rallier l’UEEA. La Moldavie promet quant à elle de revoir son accord avec l’Union européenne, depuis la récente arrivée au pouvoir d’un nouveau président, Igor Dodon.
La Russie réagit très diversement à l’activisme des acteurs extérieurs dans l’espace postsoviétique. Ainsi, après une longue période de quasi-indifférence au Partenariat oriental, la perspective d’un accord d’association entre l’UE et l’Ukraine a suscité, en 2013, une vive réaction de Moscou. Décelant dans ce projet une menace pour le commerce bilatéral avec le plus gros État d’Europe de l’Est et pour ses propres plans d’intégration en Eurasie, le Kremlin a fait pression sur le président Viktor Ianoukovitch (en proposant un crédit et une réduction sur la fourniture de gaz russe). Ce dernier, en refusant de signer l’accord avec Bruxelles, a déclenché des troubles, suivis de la révolution de Maïdan. La Russie a décelé, dans l’ombre de l’Union européenne, la menace d’un nouvel élargissement de l’OTAN à l’Est et pris des mesures pour le stopper. Il est absolument évident que Moscou considère les pays de l’espace postsoviétique comme la zone de ses intérêts vitaux et de son influence exclusive.
La Russie a un autre comportement à l’égard de la Chine et de l’activité que celle-ci déploie en Asie centrale. Ne redoutant pas une éventuelle intrusion de Pékin dans les affaires des États souverains en vue d’influer sur leurs choix stratégiques, Moscou a proposé l’idée d’un « couplage » entre le projet chinois des Routes de la soie et son projet d’intégration à l’UEEA. Le discours russe officiel souligne de toutes les façons l’absence de contradictions et la complémentarité entre les deux projets (9).
Et après ?
Les pays de la CEI occupent et continueront d’occuper une place à part dans la politique étrangère de la Russie. Ils ne sont pas le territoire national, mais pas tout à fait « l’étranger » non plus, formant une catégorie particulière qualifiée d’« étranger proche ». Les États de la CEI comptent parmi les priorités de toutes les doctrines et stratégies russes de politique étrangère ; quant aux relations commerciales et économiques avec eux, elles sont considérées, dans les statistiques officielles, différemment de celles entretenues avec « l’étranger lointain ». Pour ce qui est de la population, il n’est pas superflu de rappeler que l’effondrement de l’URSS, initié par les élites des trois républiques slaves (Russie, Ukraine et Biélorussie), n’avait pas suscité son enthousiasme. La majorité continue de le déplorer (56 % des Russes en mars 2016), de considérer qu’on aurait pu l’éviter (51 %) et que la cause en a été une trahison des élites ou les menées de l’Occident (10). Aujourd’hui encore, 53 % des Russes ne voient pas dans l’Ukraine « l’étranger » – un chiffre qui se monte à 61 % pour la Biélorussie. Néanmoins, le pourcentage des personnes interrogées estimant que la Russie devrait « garder de force » sous son contrôle les anciennes républiques d’URSS est tombé de 35 %, en septembre 2015, à 25 %, en janvier 2017 (11).
Trois facteurs dépendant directement de la Russie aideront à décider s’il faudra ou non « garder de force » cet espace sous contrôle. Le premier est le rapport de Moscou à la souveraineté des anciennes républiques soviétiques. L’annexion de la Crimée, le discours du Kremlin sur les Russes et les Ukrainiens comme un même peuple « séparé », les doutes formulés sur la solidité de l’État kazakhstanais montrent qu’aux yeux de Moscou, la souveraineté de ses plus proches voisins est une chose relative. Il est essentiel de comprendre que cette attitude envers des pays qui protègent fiévreusement leur indépendance est pour eux le signe qu’ils doivent diversifier leurs relations extérieures et réduire leur dépendance à l’égard de la Russie. La Biélorussie, qui cherche à approfondir son partenariat avec la Chine, en est l’éclatante illustration (12).
Le deuxième facteur est le glissement des priorités vers l’aspect (géo)politique, au détriment de l’aspect économique. Les relations avec les voisins et le projet d’intégration dans l’Eurasie doivent être économiquement profitables aux partenaires et constituer une valeur en eux-mêmes, plutôt que de servir à augmenter le poids géopolitique de la Russie sur la scène internationale. Or, sans consolider les premiers résultats économiques de l’intégration, sans emplir d’un contenu le projet de « couplage » avec la Chine, la Russie se hâte de signer un Comprehensive Eurasian partnership (13) et un document tripartite avec l’Union européenne, l’Union économique eurasiatique et la Chine (14). Fixer des tâches politiques ambitieuses sans une base économique et commerciale solide risque de refroidir l’intérêt des partenaires pour le projet d’intégration.
Enfin, si la Russie veut insuffler une nouvelle dynamique au développement de l’espace postsoviétique, et non simplement le contrôler, elle doit devenir elle-même un modèle de développement politique et socioéconomique attractif. Sans ces trois facteurs, tous les efforts d’unification de l’espace postsoviétique seront réduits à néant, de nouveaux processus centrifuges seront inévitables et l’Ukraine ne sera que le premier domino à sortir définitivement du jeu.
***
1. Vzgliad, 6 avril 2012, http://vz.ru/economy/2012/5/26/580679.htm
2. Naviny.by – « Bielorousskie novosti », 3 février 2017, http://naviny.by/new/20170203/1486118453 lukashenkorossiya-ne-smozhet-kontrolirovat-belarus-s-pomoshchyu-neft i
3. Cité d’après L. Delcour, « La réception des accords d’association en Géorgie, Moldavie et Ukraine », Regards sur l’Eurasie. Les Études du CERI, n° 228-229, février 2017, http://www.sciencespo.fr/ceri/sites/sciencespo.fr.ceri/fi les/Etude_228-229.pdf
4. World Bank, “Migration and Remittances – Factbook 2016”, http://siteresources.worldbank.org/INTPROSPECTS/Resources/334934-1199807908806/4549025-1450455807487/Factbookpart1.pdf
5. Moscou dispose de bases militaires en Arménie, au Kazakhstan, au Kirghizstan, au Tadjikistan, ainsi que dans les entités sécessionnistes d’Abkhazie, d’Ossétie du Sud et de Transnistrie.
6. A. Arefiev, « Sjimaïouchtcheïessia rousskoiazytchie » [L’emploi de la langue russe se réduit], Demoscope Weekly, n° 571-572, 14-27 octobre 2013, http://demoscope.ru/weekly/2013/0571/demoscope571.pdf, p. 6.
7. K. Limonier, « Le cyberspace, nouveau lieu d’affirmation de la puissance russe », Russie : vers une nouvelle « guerre froide » ? (sous la direction de J.-R. Raviot), La Documentation française, Paris, 2016, pp. 125-149.
8. Julien Vercueil, « L’Union économique eurasiatique vue d’Asie centrale et de Moscou », Questions internationales, n° 82, novembre-décembre 2016, p. 60.
9. T. Kastueva-Jean, “Russian Perceptions of China’s Silk Road Project”, IFRI (à paraître).
10. Sondage réalisé par le Centre Levada le 19 avril 2016, http://www.levada.ru/2016/04/19/bolshe-poloviny-rossiyansozhaleyut-o-raspade-sssr/
11. Sondage réalisé par le Centre Levada le 2 février 2017, http://www.levada.ru/2017/02/02/mezhdunarodnye-otnosheniya-5/?utm_source=mailpress&utm_medium=email_link&utm_content=twentyten_weekly_189225&utm_campaign=2017-02-04T13:00:12+00:00
12. A. Marin, « Minsk-Pékin : quel partenariat stratégique? », Russie.Nei.Visions, IFRI (à paraître).
13. T. Bordatchev, « Povorot na Vostok i evraziïskoïe partnerstvo » [Tournant vers l’Est et partenariat eurasiatique], 31 août 2016, http://ru.valdaiclub.com/a/highlights/povorot-na-vostok-i-evraziyskoe-partnerstvo/
14. Allocution de Vladimir Poutine au Forum économique international de Saint-Pétersbourg, 17 juin 2016,
https://rg.ru/2016/06/17/reg-szfo/stenogramma-vystupleniia-vladimira-putina-na-pmef-2016.html