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A) Politique étrangère & défense

Isabelle Facon Isabelle Facon
11 novembre 2017

La Russie et le moment « post-occidental »

Les profondes divergences d’approches entre la Russie et les pays occidentaux sur le conflit en Ukraine et la guerre civile en Syrie, sur fond de remilitarisation de leurs rapports stratégiques, marquent l’apogée de la montée des incompréhensions et des frustrations mutuelles depuis la fin des années 1990. Dans son discours à la conférence de sécurité de Munich en février 2007, Vladimir Poutine dénonçait l’interventionnisme des pays occidentaux, États-Unis en tête, leur propension à recourir à la force pour réaliser leurs intérêts, et leur difficulté à s’ouvrir aux revendications de puissances montantes. En septembre 2015, le président russe, dans son allocution à l’Assemblée générale de l’Organisation des nations unies (ONU), déplorait ce qu’il considère être, au Proche et Moyen-Orient, les conséquences de l’irresponsabilité des pays occidentaux.

Dix ans après l’allocution choc de Vladimir Poutine à Munich, Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, dans le même cadre, disait souhaiter « que le monde choisisse un ordre international démocratique – un ordre international post-occidental – dans lequel chaque pays est défini par sa souveraineté ». La Russie considère désormais que son vœu, maintes fois formulé depuis le milieu des années 1990, d’un monde multipolaire est sur le point de devenir réalité. Son nouveau Concept de politique étrangère, adopté le 30 novembre 2016, l’explique : « Le monde contemporain connaît de profonds changements dont l’essence est la formation d’un système international polycentrique. […] Le processus de mondialisation entraîne la formation de nouveaux centres d’influence économique et politique. Le potentiel mondial de force et de développement est en train de se disperser et de se déplacer vers la région Asie-Pacifique. Les capacités de l’Occident historique à dominer l’économie et la politique mondiales se réduisent. La diversité des cultures et des civilisations dans le monde se manifeste clairement, tout comme la pluralité des modèles de développement des États. » Des politologues proches du pouvoir expliquent quant à eux ce qu’ils voient comme l’effondrement de l’ordre international issu de l’après-« guerre froide » par les erreurs des Occidentaux, mais aussi par la « très modeste contribution de la Russie », qui, « ne l’appréciant pas, a aidé à le mettre en échec en refusant de suivre » (1).

La conduite de la politique étrangère de Moscou se veut cohérente avec ces thématiques. Évidemment poussé en cela par les sanctions, le Kremlin continue à redéployer une part de son énergie diplomatique et de ses relations économiques extérieures vers d’autres régions – Asie (2), Moyen-Orient (3)… Pour autant, la Russie n’est ni passive ni indifférente face aux évolutions dans la région euro-atlantique (Union européenne, Amériques), qui apparaît en deuxième position sur la liste des priorités régionales du Concept de politique étrangère. Toujours insatisfaite de la situation sur ce front (4), Moscou s’est intéressée de près au potentiel de rupture que pouvait représenter la période 2016-2017, marquée par des échéances électorales importantes dans plusieurs pays occidentaux clefs.

La Russie et la « crise occidentale » : entre instrumentalisation des vulnérabilités et politiques d’influence offensives

Officiels et politologues russes proposent un discours articulé sur la crise du leadership occidental. Selon eux, les principaux symptômes en sont, dans le désordre, les impasses des campagnes militaires en Irak et en Afghanistan, la crise économique et financière globale (dont des universitaires russes disent qu’elle « a miné la crédibilité non seulement des standards de l’Occident en politique étrangère, mais aussi de ses modèles économiques » (5), la montée des populismes, la crise des migrants, les lignes rouges de l’administration Obama en Syrie, franchies sans réaction de sa part, le Brexit... Si les autorités russes insistent à l’envi sur les faiblesses du monde occidental, elles n’en persistent pas moins, en même temps, dans l’idée que ce dernier représente un défi, voire une menace pour les intérêts de la Russie. Loin d’y voir une contradiction dans leur posture, les dirigeants russes l’expliquent en avançant que les pays occidentaux tendent à offrir des réponses agressives à leur déclin sur la scène internationale, en particulier face aux puissances qui leur tiennent tête (dont la Russie). C’est sous ce jour que les responsables russes évoquent les sanctions imposées à Moscou dans le contexte du conflit en Ukraine, qui a provoqué, entre autres choses, la révision de la doctrine militaire du pays ; celle-ci prend désormais en compte les risques, pour l’intégrité et la souveraineté de la Russie, de regime changes et d’actions subversives par des puissances étrangères.

En mars 2017, le président de l’Intelligence Committee du Sénat américain, Richard Burr, accusait la Russie d’être « activement impliquée » dans les élections françaises et allemandes à venir, après s’être ingérée dans la campagne américaine, avoir pratiqué des cyber-attaques au Monténégro (devenu membre de l’OTAN en juin 2017) et inquiété le gouvernement des Pays-Bas quant à une possible ingérence dans leurs élections générales de mars 2017 (6). Américains et Européens s’émeuvent de la désinformation pratiquée par les médias russes en langues étrangères, présentant régulièrement sur un mode déformé certains événements en cours dans les pays occidentaux. Bien des voix russes ironisent sur l’influence néfaste prêtée actuellement à la Russie par les médias occidentaux. S’il est vrai qu’à certains égards, cette influence semble exagérée ou, au minimum, insuffisamment étayée, il n’en demeure pas moins que, en particulier dans le contexte d’échéances électorales majeures dans des pays occidentaux clefs, la Russie a donné l’impression de chercher à peser sur ces événements – que l’objectif soit d’affaiblir « l’adversaire » ou d’aménager les conditions pour que cet adversaire modifie sa ligne à son égard, en poussant les acteurs et les idées susceptibles de contribuer à une amélioration de son image et de ses relations avec l’Occident.

Le développement de liens avec des personnalités ou des partis « anti-establishment », radicaux et/ou anti-Union européenne dans un certain nombre de pays s’inscrit dans cette perspective. De ce point de vue, le candidat à la présidentielle américaine Donald Trump représentait un atout potentiel de choix vu de Russie : son discours, vantant les mérites du président Poutine, évoquait la volonté de revenir sur les sanctions et exprimait de la compréhension sur le sort réservé par Moscou à la Crimée ; son intention affichée de cesser l’effort de démocratisation à l’échelle internationale ne pouvait, par ailleurs, que rasséréner le pouvoir russe (7). En France, ce sont François Fillon, un temps favori (8), puis Marine Le Pen (qui a bénéficié, en 2014, d’un prêt d’une banque russe et qui a été reçue en pleine campagne par le président Poutine au Kremlin) qui ont fait l’objet d’un traitement privilégié. Les deux avaient énoncé le souhait de lever les sanctions et voyaient en la Russie une partenaire dans la lutte contre le terrorisme international (9). Les acteurs moins ouverts à la réconciliation – Hillary Clinton ou, dans une moindre mesure, Emmanuel Macron – ont fait l’objet, a contrario, d’une couverture défavorable dans les médias russes ainsi que sur les réseaux sociaux (10). L’Allemagne – également en campagne en 2017 – serait également ciblée, de l’avis, notamment, du chef du renseignement intérieur allemand (11).

En tout état de cause, la Russie aura abondamment utilisé l’affaire des fuites concernant la convention du Parti démocrate américain pour étayer son discours récurrent sur l’abaissement moral de l’Occident, un discours qui mobilise, entre autres, l’idée que les démocraties occidentales sont dysfonctionnelles. Les médias russes ne se sont ainsi pas privés de commenter le fait que la convention des Démocrates avait favorisé un candidat (Hillary Clinton) par rapport à un autre (Bernie Sanders). De la même manière que, quelques mois plus tôt, au moment du référendum sur le Brexit, les analyses n’ont pas manqué, en Russie, commentant le refus présumé de « l’establishment » d’accepter le résultat d’une consultation démocratique… Il s’agit sans aucun doute, dans l’esprit de leurs auteurs, d’une réponse aux critiques occidentales récurrentes sur les revers de la démocratisation en Russie.

Un universitaire suédois, évoquant les opérations de désinformation russes et le développement de liens avec des partis susceptibles d’apporter des inflexions dans les politiques nationales et, à terme, dans la politique de l’Union européenne, considère que par ces leviers, la Russie cherche à « investir, sur le long terme, dans une UE qui est mieux disposée, moins atlantiste » (12). En parallèle, le gouvernement russe a continué à vouloir imposer des interactions aux pays occidentaux sur des dossiers internationaux sensibles – la Syrie, la Libye… le tout devant lui permettre de profiter, le moment venu, des possibles ruptures apportées par les changements politiques aux États-Unis et en Europe.

La Russie et les incertitudes américaines

Il reste impossible, en l’état actuel des connaissances disponibles sur l’ingérence russe dans la présidentielle américaine et sur les connexions entre Moscou et l’équipe rapprochée de Donald Trump, de savoir si la Russie voulait l’élection de celui-ci et a mis tout en œuvre pour la favoriser, ou si elle escomptait principalement contribuer à ce qu’Hillary Clinton, peu amène envers elle (13), accède au pouvoir discréditée et impopulaire, donc en position de faiblesse. Si les médias et les députés russes ont salué avec grand enthousiasme l’élection de Donald Trump, le Kremlin est sans doute demeuré mesuré dans ses attentes à l’égard de la nouvelle administration. Nul doute qu’il ait espéré que cette élection ouvre une possibilité de remettre les relations bilatérales sur de nouveaux rails. Dans ce cadre, et sans que cela soit très nouveau, Moscou a mis en avant la coopération dans la lutte contre le terrorisme international – une priorité affichée de Donald Trump – comme possible domaine de renouveau des relations, au-delà des mesures de déconfliction en Syrie. La lutte contre la prolifération des armes de destruction massive, notamment en Corée du Nord, reste également au menu en dépit des incertitudes sur l’avenir que réserve l’administration Trump au Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) sur le nucléaire (14).

Cependant, le Kremlin, dans ses calculs, a tenu compte de la nature du système politique et institutionnel américain et a probablement anticipé une réaction de ce dernier à l’élection de Donald Trump. Il était aisé de supposer que le « facteur russe » allait être mobilisé contre le nouveau président américain au vu de la place qui fut la sienne dans le débat électoral et de la stabilité du consensus bipartisan à Washington, fort peu favorable à la Russie depuis plusieurs années. Le Congrès se montre en effet toujours très vigilant sur l’évolution de la « politique russe » du président Trump, proposant des bills peu propices à un nouveau reset avec la Russie. De fait, Moscou se trouve aujourd’hui face à une administration américaine obligée de donner des gages sur le dossier russe, ce qui risque bien d’obérer durablement tout effort de rapprochement.

Certains éléments de la politique annoncée par la nouvelle administration sont plutôt de nature à convaincre le pouvoir russe qu’il convient de se préparer à une certaine continuité dans la politique extérieure américaine. Il en va ainsi de l’augmentation annoncée du budget de défense, dont l’ambassadeur russe auprès de l’OTAN craint qu’elle n’amène les États-Unis à renforcer leur présence en Europe (15), ou encore de l’accent placé, dans les premières annonces concernant la politique de défense, sur les défenses antimissiles. Si, visiblement, l’opération a été concertée avec les Russes afin d’éviter tout incident bilatéral, il est peu probable que Moscou ait goûté les frappes américaines effectuées en avril 2017 en réaction à l’attaque chimique sur Khan Cheikhoun. Surtout, le Kremlin n’aime rien moins que d’avoir à traiter avec un partenaire ou un adversaire imprévisible, et se trouve très gêné par la confusion politique qui règne à Washington, se reflétant dans les positions contradictoires des différents membres d’une administration qui n’est même pas encore au complet. Une opinion largement répandue dans le débat politique russe émet d’ailleurs l’hypothèse que le gouvernement aurait pu travailler plus simplement avec une administration Clinton, dont les positions présentaient l’avantage d’être connues.

Pour l’heure, l’exécutif russe évite de critiquer directement le président américain et préfère évoquer la mauvaise volonté des Démocrates, accusés de s’appuyer sur le « dossier russe » pour justifier la défaite de leur candidate, ou critiquer l’establishment américain, qui n’accepte pas les résultats de l’élection. Cependant, au milieu de 2017, l’expression d’une certaine impatience commence à se faire jour. Lors du Forum économique de Saint-Pétersbourg en juin, le président Poutine a concédé que l’équipe Trump s’était montrée plus efficace en campagne électorale qu’aux affaires (16)… Il est en tout cas certain que les dirigeants russes jugent désormais la situation hautement problématique du point de vue d’un dossier essentiel dans leurs priorités, à savoir la stabilité stratégique (17). Certes, Donald Trump tient à l’occasion des propos qui sont plutôt de nature à satisfaire Moscou, par exemple lorsqu’il donne l’impression de justifier son projet d’établir une meilleure relation avec la Russie par le risque d’une confrontation nucléaire (nuclear holocaust) (18); cela tendrait à prouver que la tendance de Moscou, ces dernières années, à dramatiser sciemment la rhétorique nucléaire porte ses fruits. Néanmoins, d’une manière générale, le pouvoir russe ne peut que juger préoccupant le fait que le président américain n’offre pas une grande clarté quant à ses intentions et options sur les relations nucléaires et stratégiques, exprimant sur le sujet des positions dont la cohérence n’apparaît guère. C’est ainsi que Moscou a rejeté poliment le lien établi un jour par Donald Trump entre nouvelles réductions des deux arsenaux nucléaires et levée des sanctions (19); en une autre occasion, suggérant que s’il était intéressé à des réductions « très substantielles des armements nucléaires », les États-Unis se devaient néanmoins de disposer d’un arsenal qui soit « top of the pack » (20) – un propos qui a suscité des réactions négatives de parlementaires russes dénonçant la volonté de Washington de se doter de la suprématie nucléaire et craignant que cela n’ouvre la porte à une nouvelle course aux armements.

Ainsi, s’il se vérifiait que la Russie a effectivement joué un rôle déterminant dans la présidentielle américaine en vue de pousser ses intérêts sur la scène mondiale et de prononcer définitivement la fin du « moment occidental » des relations internationales, les six premiers mois de l’administration Trump constitueraient un indéniable revers… Cependant, il est probable que Moscou escompte que des évolutions soient encore possibles. Il est tout aussi probable que les autorités russes étudient les avantages indirects que la nouvelle situation à Washington pourrait procurer à la Russie, en particulier du point de vue de ses relations avec l’Europe, qui restent tendues (l’Union européenne a reconduit, fin juin 2017 (21), ses sanctions, et des experts européens s’inquiètent de ce que l’esprit de confrontation entre les deux acteurs, en s’enracinant dans le temps long, ne finisse par s’institutionnaliser (22).

Trump, l’Europe et la Russie

Un des points de rupture possibles dans la politique de Donald Trump porte sur l’engagement américain en Europe. Sur ce plan, la réunion de l’OTAN en mai 2017 a suscité beaucoup d’inquiétudes dans les cercles euro-atlantiques, le président américain se refusant visiblement à faire la moindre allusion à l’article 5, pilier de la défense collective au sein de l’Alliance. Là aussi, avec prudence – il suffit, pour s’en convaincre, de convoquer les propos de l’ambassadeur russe près l’OTAN, Alexandre Grouchko, précédemment cités – Moscou observe attentivement la situation, s’interrogeant sur sa possible utilité du point de vue des intérêts de la Russie. L’Alliance atlantique pourrait-elle perdre de son unité et de sa vitalité sous l’effet des marques de désintérêt de Donald Trump ? La Russie, qui n’a cessé, depuis la fin de la « guerre froide », de dénoncer l’élargissement géographique et fonctionnel de l’OTAN, se pose immanquablement cette question – au même titre que les Européens. La chancelière allemande Merkel n’a-t-elle pas souligné, à plusieurs reprises, que l’attitude de Donald Trump imposait aux Européens de prendre leur destin en main (23) ? De quoi réactiver, en même temps que la volonté de certains pays européens de renforcer la composante sécuritaire de la politique extérieure de l’UE, l’espoir historique des Russes de voir se réduire l’empreinte américaine dans l’espace européen. Avec une question corollaire : les Européens pourraient-ils tirer du détachement éventuel des États-Unis la conclusion qu’il convient d’établir une meilleure relation avec le voisin russe ?  

Il est peu probable que les Russes, en l’état actuel, très détérioré, de la relation avec l’Union européenne, soient revenus à l’espoir, un temps nourri, qu’une Union plus indépendante des États-Unis, y compris en matière de sécurité et de défense, pourrait solliciter des contributions de la part de la Russie et de son outil militaire. D’une manière générale, Moscou considère que l’Union européenne a abdiqué toute consistance en tant qu’acteur stratégique – une évaluation enracinée depuis que la France, l’Allemagne et la Pologne ont accepté sans broncher (vu de Russie) le sort réservé à l’accord qu’elles avaient orchestré entre l’opposition et le président Ianoukovitch en février 2014. En revanche, ces évolutions pourraient amener l’Europe à tenter d’atténuer la pression globale qui pèse sur elle. De fait, même avant l’élection de Trump, des officiels européens avaient commencé à se demander sur combien de fronts l’Union avait les moyens de se battre simultanément – Russie, Brexit, État islamique, crise des réfugiés (24)… Cet état de choses pourrait, en effet, progressivement contribuer à renforcer la voix de ceux qui, dans beaucoup de pays européens, sont favorables à une relance des relations avec la Russie sur un mode plus apaisé, voire à la levée des sanctions – qu’il s’agisse de groupes d’intérêts économiques ou de milieux jugeant que la menace terroriste dépasse le « risque russe », ou même qu’elle nécessite un partenariat avec la Russie. Alors que le consensus intra-UE sur la position à tenir envers la Russie se révèle, au fil des ans, plus difficile à maintenir, certains pays européens pourraient considérer qu’il serait bénéfique d’essayer de réparer les liens avec Moscou – en tout cas de ne pas laisser l’actuelle relation d’adversité s’installer. Il n’est pas impossible que le Kremlin ait interprété sous ce jour l’invitation faite à Vladimir Poutine par Emmanuel Macron de se rendre à Versailles (suivie, le 20 juin, par une visite du ministre français de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, à son homologue russe). Une telle approche pourrait être confortée par les termes qu’a choisis le nouveau président français pour évoquer sa vision de la Russie et de Vladimir Poutine : « Je respecte Vladimir Poutine » ; je ne crois pas qu’il « cherche notre affaiblissement ou notre disparition » (25). Quelques jours plus tard, le ministre allemand des Affaires étrangères déclarait Berlin disposée à « ouvrir de nouveaux chapitres positifs dans nos relations » malgré les « divergences sur l’Ukraine et la Syrie » – tout en saluant, sur ce dernier point, les avancées permises par le processus d’Astana (26). Dans un contexte qui, depuis l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence française, semble favorable à la relance du moteur franco-allemand, ce sont là des signaux que Moscou ne manquera sans doute pas d’explorer plus avant. Ce sera d’autant plus le cas qu’il semble désormais probable que les facteurs d’un changement de cap dans les rapports stratégiques entre la Russie et l’Occident ne proviendront pas des États-Unis.

Conclusion

L’avenir de la relation de la Russie avec les pays occidentaux est encore en suspens, peut-être à un tournant. La transition politique en devenir dans plusieurs pays clefs de la communauté euro-atlantique contribue à cette situation d’entre-deux, de même que la dureté des échanges depuis 2014. La Russie semble à cet égard envisager différentes options. L’une, la plus radicale, motivée par une volonté de prendre une revanche sur les pays occidentaux, de répondre à leur interventionnisme post-« guerre froide », serait de précipiter l’avènement du « moment post-occidental » souhaité par Sergueï Lavrov. Dans ce cadre, en jouant sur les divisions entre les logiques nationales et les fragilités des sociétés occidentales, Moscou pourrait espérer bénéficier de l’affaiblissement relatif de leur poids sur la scène internationale. L’autre attitude, déjà affichée, montre une Russie soucieuse d’imposer la reprise du dialogue avec les États-Unis et l’Europe en soulignant les possibles convergences d’intérêts sur différents enjeux internationaux. C’est une grande partie du sens du jeu russe sur la Syrie – qui pourrait peut-être finir par porter ses fruits dès lors qu’il serait plus ouvert aux pays occidentaux, comme l’a suggéré le président français en déplorant l’absence des membres du G7 à la table des négociations. C’est aussi une motivation, en 2016-2017, de l’engagement russe en Libye, au terme duquel la Russie escompte, entre autres choses, être en mesure de faire valoir un certain nombre d’atouts dans une future interaction avec les pays occidentaux, notamment les Européens (27).

Les différents acteurs gravitant autour du Kremlin privilégient l’une ou l’autre de ces deux attitudes en fonction de leurs intérêts. Quelle sera la préférence du président Poutine à la veille de son dernier mandat présidentiel ? Continuer à mener deux lignes parallèles n’est pas exclu. Indéniablement, différents succès ont été enregistrés sur la scène internationale ces derniers temps, dont une amélioration du rapport de force avec les pays occidentaux. Cependant, le chef de l’État russe n’ignore rien de la complexité de la situation géopolitique de son pays – remilitarisation progressive de ses rapports stratégiques avec l’Occident, partenariat fructueux mais déséquilibré avec la Chine, écueils de l’intégration dans l’espace postsoviétique, lenteurs de l’affirmation des intérêts russes en Asie, le tout sur le fond d’une situation économique qui, pour n’être pas désastreuse, n’offre pas de grandes marges de manœuvre même si l’efficacité de la diplomatie et le redressement des moyens militaires compensent partiellement ces limitations. Fidèle à ses actions passées, le Kremlin favorisera une approche pragmatique en fonction des positions prises par ses partenaires.

Quoi qu’il en soit, dans un tel contexte marqué par de multiples incertitudes, la politique étrangère russe vise une tâche ardue : celle d’équilibrer la politique vers l’Asie tout en cherchant à réduire la tension dans la relation avec les pays occidentaux. Dans ce dernier cas, des gages pourraient être donnés mais, dans une atmosphère politique appelée à demeurer durablement tendue, cela ne sera possible que sur la base du donnant-donnant, et non d’un nouvel alignement…

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1. Sergei Karaganov, “The Victory of Russia and the New Concert of Nations”, March 9, 2017 (http://karaganov.ru/en/publications/437).

2. Alexander Lukin, Pivot to Asia: Russia’s Foreign Policy Enters the 21st Century, New Delhi, ViJ Books India Pvt Ltd, 2017.

3. Igor Delanoë, Russie. Les enjeux du retour au Moyen-Orient, Les Carnets de l’Observatoire, L’Inventaire, Paris/Moscou, 2017.

4.  Le Concept de politique étrangère en témoigne : « Les problèmes systémiques qui se sont accumulés au cours du dernier quart de siècle dans la région euro-atlantique, se manifestant dans l’expansion géopolitique de [l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, OTAN, et l’Union européenne, UE], qui n’ont pas souhaité donner suite aux déclarations politiques sur la formation d’un système paneuropéen de sécurité et de coopération, ont suscité une crise grave dans les relations entre la Russie et les pays de l’Occident. La ligne d’endiguement de la Russie menée par les États-Unis et leurs alliés, les pressions politiques, économiques, informationnelles et autres exercées sur elle minent la stabilité régionale et globale, compromettent les intérêts à long terme de toutes les parties, contredisent le besoin croissant, dans les conditions actuelles, de la coopération et de la lutte contre les défis et menaces transnationaux. »

5.  A. Lukin, Pivot to Asia: Russia’s Foreign Policy Enters the 21st Century, op. cit., p. 110.

6. Saim Saeed, “US Intelligence Chief: Russia Interfering in French, German Elections”, www.politico.eu, March 30, 2017.

7. Voir à ce sujet “Sergey Lavrov: The Interview”, The National Interest, March 29, 2017.

8. Le candidat Les Républicains, qui a développé des liens avec Vladimir Poutine lorsqu’il était Premier ministre, aura, lors d’un débat télévisé entre candidats à la présidentielle, jugé qu’il fallait « faire la paix avec la Russie ». Il avait auparavant regretté que l’Europe « isole, provoque et pousse vers l’Asie » la Russie, qui a une « culture profondément européenne » et n’est « pas foncièrement un adversaire de l’Europe » (Interview, Europe 1, 23 novembre 2016).

9. Pour d’autres exemples illustrant les efforts russes en vue d’un rapprochement avec différentes forces politiques européennes, voir Becky Branford, “Information Warfare: Is Russia Really Interfering in European States?”, www.bbc.com, March 31, 2017.

10. Lors de la visite à Versailles de son homologue russe le 29 mai 2017, le président Macron a fustigé certains médias de Russie qui, couvrant la campagne présidentielle française, se sont selon lui comportés en « organes de propagande mensongère », expliquant ainsi le refus d’accréditation qui fut opposé à Russia Today et Sputnik dans la dernière phase de cette campagne. Le mouvement En Marche a indiqué avoir fait l’objet de plusieurs cyber-attaques probablement liées à la Russie.

11. Becky Branford, “Information Warfare: Is Russia Really Interfering in European States? ”, op. cit., March 2017.

12. Ibid.

13. Hillary Clinton a parlé de l’effort russe d’intégration de l’espace ex-soviétique comme d’une tentative de resoviétisation (Dublin, 2012), qu’il était donc nécessaire de contrer. Le Département d’État, alors sous sa houlette, fut accusé d’ingérence dans les affaires intérieures russes par Vladimir Poutine lors des manifestations de 2011-2012. Hillary Clinton a aussi comparé les actions du président russe en Ukraine et en Crimée à celles d’Hitler dans les années 1930.

14. Crime organisé, trafics de drogue, flux migratoires illégaux, cybercriminalité, changement climatique apparaissent également régulièrement dans les pistes de coopération prônées par la Russie.

15. “Russia Decries Plans for Increased NATO Spending, Says Ties In ‘Crisis’”, RFE/RL, May 27, 2017.

16. Interview avec Megyn Kelly, NBC.

17. Témoigne de l’importance de ce dossier l’intention de Moscou de dépêcher comme ambassadeur à Washington, en remplacement de Sergueï Kisliak, Anatoli Antonov, qui a participé aux négociations sur le traité New Start et qui, au ministère russe des Affaires étrangères comme à celui de la Défense, a été en charge des questions de désarmement.

18. Pour la citation complète, voir Matthew Nussbaum, “Trump Raises Specter of ‘Nuclear Holocaust’ While Talking Russia”, www.politico.eu, February 16, 2017.

19. “Russian Official Rejects Trump Offer to Lift Sanctions for Nuclear Arms Deal”, RFE/RL, January 17, 2017. Sergueï Lavrov a déclaré ne pas voir dans les propos de Donald Trump une proposition à la Russie d’accepter de désarmer en échange de la levée des sanctions (Interfax, 17 janvier 2017).

20. Voir “Russia Riled by Trump’s ’Disturbing’ Nuclear Weapons Comments”, Moscow Times, February 24, 2017. Vladimir Poutine avait cependant réagi avec flegme à ce positionnement (“Putin Sees Nothing Unusual About Trump’s Intention to Bolster U.S. Nuclear Forces”, Interfax-AVN, December 23, 2016).

21. Comme les États-Unis deux semaines plus tôt.

22. Lukasz Kulesa, Ivan Timofeev, Joseph Dobbs (ed.), Damage Assessment: EU-Russia Relations in Crisis, European Leadership Network, June 2017, p. 31.

23. Philip Oltermann, “‘Europe’s Fate is in our Hands’: Angela Merkel’s Defiant Reply to Trump”, The GuardianJanuary 16, 2017; “Angela Merkel: Europe Must Take ‘Our Fate’ into Own Hands”, www.politico.eu, May 28, 2017.

24. Noah Barkin, “Cracks Emerge in the European Consensus on Russia”, Reuters, June 20, 2017.

25. Dans la même interview, il évoquera la Syrie et la Libye en des termes dont certains ne seraient pas contredits par Moscou (voir « Emmanuel Macron : l’Europe n’est pas un supermarché. L’Europe est un destin commun », Le Figaro, 22 juin 2017.

26. “Top Diplomat Says Germany Willing to Open New Chapter in Relations with Russia”, TASS, June 28, 2017.

27. Voir Régis Genté, « Russie : en Libye pour parler aux États-Unis », Notes de la FRS (à paraître).