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B) Économie

Konstantin Simonov Konstantin Simonov
1 novembre 2017

Le secteur pétrogazier en 2016

L’année 2016 aura été riche en événements et se sera éloignée des scénarios habituels. La principale question aura été celle de la propriété. On a d’abord eu l’épopée de la « vente Bashneft », puis la privatisation de 19,5 % des actions de Rosneft. Ces deux « feuilletons » ont été les grands hits de l’année. Leur impact a largement dépassé le secteur pétrogazier : on peut affirmer sans crainte que ces opérations ont, dans une grande mesure, déterminé le paysage politique en Russie. Il n’est donc pas étonnant qu’elles se soient accompagnées de l’arrestation d’un ministre en exercice – une affaire absolument sans précédent dans le pays.

D’autres sujets centraux étaient plus habituels : par exemple, le prix du pétrole. Cependant, là aussi, l’année écoulée aura été particulière. Elle s’est achevée par un accord entre l’OPEP et onze pays extérieurs à cette organisation. La Russie, en l’occurrence, a donné le ton. Il s’agissait, en 2017, de réduire la production par rapport à son niveau d’octobre 2016. Principal événement sur le marché pétrolier mondial, l’accord a contraint les experts à tenter de deviner comment évolueraient les prix.

Deux records mémorables ont également marqué l’année 2016 en Russie, l’un concernant la production pétrolière, l’autre les exportations de gaz à destination de l’Europe. Tout au long de l’année, il a, en outre, été question d’une fiscalité optimale pour le pétrole et le gaz, et de l’avenir du marché gazier. Dans le second cas, il est vrai, on en est toujours aux discussions d’experts, sans la moindre décision concrète.

Bashneft et Rosneft : les deux opérations de l’année

Le grand sujet d’actualité dans le secteur qui nous intéresse a été, pour 2016, le sort de Bashneft et des 19,5 % de Rosneft cédés par l’État. Ils ont déclenché une lutte au cours de laquelle la situation n’a cessé de changer, chaque bataille prenant des tours imprévus et engendrant une multitude de décisions économiques et politiques à sensation. Deux favoris sont apparus, d’emblée, dans la lutte pour Bashneft : la compagnie privée Lukoil et Igor Setchine. Soulignons qu’il s’agit de Setchine lui-même, et non de Rosneft : en effet, il semblait bien, au début, que celui-ci adopterait le schéma de la vente de Baschneft non à Rosneft, mais à une compagnie amie telle que la Compagnie pétrolière indépendante (NNK). Rappelons que 2016 a vu également la preuve que Rosneft et NNK entretenaient des liens étroits. Le scénario évoqué ci-dessus aurait permis d’évacuer la question : pourquoi une compagnie d’État en achèterait-elle une autre, le tout sous l’appellation de privatisation ?

La lutte Rosneft/Lukoil s’est accompagnée de méga-scandales, destinés à compromettre les uns et les autres, et a fini par menacer très réellement la stabilité du système politique : les victimes de ces scandales, en effet, étaient de hauts fonctionnaires du gouvernement ayant pris part à la définition du format de la « vente Bashneft ». Le conflit a été ravageur, à la mesure de l’enjeu.

Au cours de l’été 2016, des discussions animées se sont engagées sur le fait que la compagnie Rosneft pouvait elle-même faire l’acquisition de Bashneft. Alors a surgi la question : peut-on considérer Rosneft comme une compagnie publique ? À quoi l’intéressée répliquait qu’elle n’en était pas formellement une, puisqu’elle avait différents actionnaires, y compris privés, et qu’elle n’était pas liée directement à l’État, mais uniquement par le biais de Rosneftegaz, structure qui gère les participations de l’État. Tout cela n’était qu’arguties juridiques, cela va de soi, et l’aile libérale du gouvernement s’est opposée assez durement à cette interprétation. Le vice-Premier ministre Arkadi Dvorkovitch et Alexeï Oulioukaïev, encore ministre du Développement économique, se prononçaient également contre la participation de Rosneft à la privatisation de Bashneft. Ils bénéficiaient du soutien d’Andreï Belooussov, conseiller du chef de l’État, qui, bien que n’appartenant pas au camp libéral, présidait le conseil d’administration de Rosneft. Les passions étaient à leur comble.

On en venait même à penser que Vladimir Poutine reporterait cette privatisation, puisqu’il semblait impossible de satisfaire les intérêts des différents clans. Dans une interview à Bloomberg en date du 1er septembre 2016, le président russe ne mettait pas clairement fin à la dispute, tout en admettant l’éventualité d’une participation de Rosneft à la privatisation de Bashneft (en arguant justement du fait que Rosneft avait des actionnaires minoritaires et n’était donc pas « purement une compagnie d’État »). Bien plus, Vladimir Poutine déclarait que le problème se règlerait plus tard et qu’il était inutile, par conséquent, d’entrer dans les détails. Dès lors, pour beaucoup, la question de la privatisation de Bashneft était repoussée au moins jusqu’en 2017.

Or voici qu’en octobre, Rosneft remportait une victoire inattendue ! Les événements se précipitaient. En septembre, Oulioukaïev, Dvorkovitch et leur soutien Belooussov déclaraient en chœur – avec plus ou moins de retenue – qu’aucune décision n’était prise en faveur de Rosneft. Andreï Belooussov allait jusqu’à qualifier cette supposition d’« ânerie ».

Pourtant, dès le 6 octobre, le gouvernement publiait une directive obligeant les représentants de l’État – en tant qu’actionnaire de Rosneft – à effectuer le rachat des actifs publics de Bashneft. Toutes les procédures étaient achevées en quelques jours. Rosneft versait 329,7 milliards de roubles au Trésor, avec une prime de 16 % par rapport au marché.

Le gouvernement avait perdu la partie, tant au niveau de l’appareil que sur le plan idéologique. Les libéraux avançaient, d’ordinaire, deux arguments en faveur de la privatisation : l’État gagnerait de l’argent en vendant un de ses biens et la gestion des actifs serait plus efficace (le privé est meilleur, dans ce domaine, que le public). Toutefois, Rosneft était, qu’on le veuille ou non, une compagnie d’État et le gouvernement aurait pu, théoriquement, en exiger des versements supplémentaires sous forme d’impôts et de dividendes. Juste avant de faire affaire, Rosneft avait vendu à l’Inde, pour 3 milliards de dollars, ses parts du gisement de Vankor. Quant aux managers de Bashneft, qui, des années durant, avaient assuré une augmentation stable de la production, ils étaient littéralement mis à la porte en quelques heures, après un véritable assaut de l’immeuble de la compagnie, ce que la situation n’exigeait absolument pas.

Mais le « meilleur » était à venir. La question demeurait de la vente de 19,5 % des actifs de Rosneft, qui, après avoir dévoré Bashneft, devenait encore plus intéressante. Igor Setchine semblait, là encore, avoir réglé le problème à son avantage. En effet, un schéma était rendu public, prévoyant le rachat des fameux 19,5 % à Rosneftegaz par Rosneft elle-même (ce qu’on appelle un buy back). Dès le 7 novembre, le gouvernement publiait une directive à l’intention des membres du conseil d’administration de Rosneftegaz, concernant la vente des actifs publics de Rosneft. Cette directive suggérait, de fait, le rachat par Rosneft. Mais, le 14 novembre, coup de tonnerre : le Comité d’enquête de la Fédération de Russie (SKR), avec le concours du FSB, appréhendait le ministre du Développement économique, Alexeï Oulioukaïev, soupçonné de corruption et d’extorsion. Oulioukaïev était arrêté dans les bureaux de Rosneft : il aurait demandé un pot-de-vin pour son soutien dans la privatisation de Bashneft.

L’impression produite était qu’il fallait cette arrestation pour en finir avec le dossier des actifs de Rosneft. Selon une des versions, les libéraux du gouvernement voulaient, en précipitant la privatisation de Rosneft, torpiller les plans d’Igor Setchine. La directive gouvernementale exigeait que l’affaire soit conclue obligatoirement avant le 5 décembre 2016, et que tout soit réglé pour le 15 décembre. On pensait sans doute que Rosneft ne pourrait pas faire proprement les choses dans un délai aussi court.

Igor Setchine aurait donc eu besoin d’une décision « choc », afin de paralyser toute velléité de résistance des libéraux du gouvernement. On ne peut exclure une visée plus ample : le remplacement de tout le bloc macroéconomique du gouvernement, voire un changement pur et simple de cabinet.

Toutefois, pareil scénario aurait impliqué le passage à un autre scénario de gouvernance, la mise en pièces du système de clans existant et un renforcement excessif d’Igor Setchine. Vladimir Poutine ne s’y est finalement pas résolu, d’autant que la victoire de Donald Trump aux États-Unis laissait espérer la recherche d’un compromis avec l’Occident, au lieu d’un conflit frontal, et le passage de la Russie à une gouvernance semi-militaire.

Le premier indice du souhait présidentiel de continuer à s’en tenir au principe d’équilibre des clans aura été la nomination de Maxime Orechkine à la tête du ministère du Développement économique. Le nouveau ministre, très jeune selon les critères de la nomenklatura gouvernementale, était perçu clairement par l’appareil comme un protégé du ministre des Finances, Anton Silouanov, sans poids politique indépendamment de son patron.

La nouvelle tombait ensuite que le schéma buy back était abandonné. Le gouvernement avait prévu pour le 5 décembre la formalisation de la décision de Rosnefetegaz concernant la vente des actifs de Rosneft. Le conseil d’administration de Rosneftegaz devait se prononcer sur la directive du Service des biens patrimoniaux de Russie (Rosimouchtchestvo). Mais rien de cela n’eut lieu. Diverses rumeurs coururent pendant deux jours : il n’y avait jamais eu de directive ; les délais (tout devait être réglé au plus tard le 15 décembre et le budget fédéral devait être crédité par Rosneftegaz avant le 31 décembre) exploseraient forcément.

Or, deux jours plus tard, le 7 décembre, Igor Setchine était reçu par le président russe et annonçait que la compagnie suisse de trading Glencore et la Qatar Investment Authority (QIA) avaient l’intention de se porter acquéreurs des actifs de Rosneft. Setchine précisait que la somme envisagée se montait à 10,5 milliards d’euros et que Qataris et Suisses agissaient conjointement, via une entreprise qu’ils possédaient à parts égales.

Presque tous les experts voyaient là une immense victoire d’Igor Setchine. En réalité, son intérêt était le schéma buy back, qui lui permettait de transférer tranquillement les actifs sur le bilan de Rosneft, puis, à son gré, de les vendre ailleurs.

Mais, manifestement, ce schéma était rejeté par Vladimir Poutine, notamment, sans doute, parce que le chef de l’État ne souhaitait pas suivre la piste dangereuse consistant à avantager un clan en particulier. Un « plan B » apparaissait alors, qui n’était pas favorable à 100 % à Igor Setchine.

Certes, Setchine avait d’assez bonnes relations avec les Fonds arabes, qui répondaient favorablement à sa ligne de coopération avec le monde non-occidental. En outre, l’entrepreneur Roman Trotsenko, proche de Setchine, avait entamé des pourparlers avec la Qatar Investment Authority pour l’achat d’un gros paquet d’actifs de Porte aérienne de la capitale du Nord (concessionnaire de l’aéroport Poulkovo de Saint-Pétersbourg) auprès de VTB Capital.

Le problème était que Glencore n’était pas le partenaire le plus commode pour Igor Setchine. Certes, Glencore était un gros négociant du pétrole de Rosneft. Toutefois, Setchine l’avait méthodiquement écartée de son business. La direction de Rosneft préférait, soit créer son propre trading (ce qui ne lui a pas trop réussi, si l’on considère l’opération manquée d’achat de la Trading Division de Morgan Stanley), soit bénéficier des services de Vitol, Shell et, plus encore, Trafigura. Cette dernière était l’une des partenaires attitrées de Rosneft sous le règne Setchine.

Il est notable que c’est avec Trafigura, ainsi qu’avec le groupe UCP d’Ilya Chtcherbovitch, que Setchine avait mené l’opération d’achat de la compagnie indienne Essar Oil. Il aurait donc été beaucoup plus logique pour lui de reprendre Trafigura en ce qui concernait les 19,5 % de Rosneft. Or, il ne se contentait pas de faire appel à une compagnie qu’il ne cessait lui-même d’évincer de ses affaires, mais il lui offrait en bonus un nouveau contrat de trading. C’était là une preuve de plus que Glencore lui était vraisemblablement imposée comme partenaire. Et l’on retrouvait le système poutinien consistant à entrelacer les intérêts économiques des clans – principal apport de l’actuel président au mode de gouvernance byzantin.

Ajoutons que Vladimir Poutine est parvenu à faire en sorte que la privatisation de 19,5 % des actifs de Rosneft ne dégénère pas en guerre au sein de la nomenklatura ; un compromis a été trouvé en coulisse, qui arrangeait plus ou moins les principaux acteurs. En outre, la majeure partie de l’opinion était convaincue que la privatisation s’était déroulée honnêtement et que le budget fédéral avait touché un supplément sérieux, ce qui distinguait avantageusement la privatisation poutinienne des mises aux enchères des années 1990. En réalité, il est apparu immédiatement qu’il y avait quelques cadavres dans le placard.

Premièrement, une partie de la somme totale de la transaction, et plus exactement 18,4 milliards de roubles (0,3 milliard de dollars), était versée au Trésor par Rosneftegaz, sur les dividendes touchés de Rosneft. Cette dernière modifiait spécialement pour cela sa politique de dividendes, Rosneftegaz avait droit à un supplément qu’elle transférait au budget en paiement des actifs de la compagnie. Ce n’était pas de l’argent venu en Russie d’investisseurs étrangers, contrairement à ce qu’on alléguait communément pour justifier la privatisation.

Deuxièmement, il est apparu que l’opération, du moins dans sa première phase, avait été financée par Rosneftegaz, plus précisément par un important dépôt de cette compagnie à Gazprombank. Ajoutons que Rosneftegaz avait obtenu l’autorisation de placer de l’argent dans cette banque littéralement à l’automne 2016.

Troisièmement, les médias spécialisés découvraient que VTB avait également pris part à l’accord de privatisation. En décembre 2016, la banque avait offert un prêt relais aux acquéreurs (QHG Shares, de Singapour, dont Glencore et QIA étaient actionnaires) pour un montant de 692 milliards de roubles. En d’autres termes, Gazprombank n’avait pas été la seule à fournir des fonds aux acheteurs d’une part de Rosneft, VTB était également de la partie. Et ce n’est qu’après VTB que Rosneftegaz avait apporté son financement au titre de créancier. Or, cela n’avait fait de bruit que dans quelques médias et dans la blogosphère. Les médias officiels s’étaient contentés de mettre l’accent sur le fait que le budget avait touché l’argent qu’il attendait. Ce qui avait pleinement satisfait une partie non négligeable de l’opinion.

Précisons que le sort des 19,5 % d’actifs de Rosneft n’est pas définitivement réglé. Glencore a ainsi déclaré que sa part réelle dans Rosneft n’était que de 0,54 %. Comment cela a-t-il pu se produire et qui détient à sa place 9,21 % de Rosneft ? Ni la compagnie ni ses représentants n’ont jugé bon de l’expliquer publiquement. De fait, cela ressemble fort à un aveu des Suisses qui auraient, dans ce cas de figure, acheté les actifs au bénéfice d’un tiers. Reste à savoir de qui il s’agit.

La démarche suivante d’Igor Setchine ne manque pas d’intérêt non plus. Une fois Bashneft absorbée, la rumeur selon laquelle Setchine ne s’en tiendrait pas là a couru de plus en plus obstinément : il voulait récupérer Lukoil ainsi que Transneft. Ajoutons que, tout au long de 2016, Rosneft n’a cessé d’engager des épreuves de force avec Transneft.

Il se peut que les différentes histoires soient liées. Si Lukoil passait dans l’escarcelle de Rosneft, le rattachement de Transneft s’inscrivait dans la suite logique du processus. Dans ce cas, le secteur pétrolier risquait de ressembler au secteur gazier, le rôle de producteurs indépendants étant joué par Surgutneftegaz, Gazprom-Neft et Tatneft. Or, Gazprom est propriétaire de son système de transport de gaz. Igor Setchine allait tenter de promouvoir ce scénario.

Il est à noter que pour avancer ses pions dans la réforme du marché du gaz, Rosneft suit une logique opposée à celle appliquée au marché pétrolier. Dans le secteur gazier, Igor Setchine est pratiquement un libéral, favorable à la concurrence entre compagnies et à la régulation la plus légère possible de la production et des exportations. Pour le pétrole, en revanche, il est le plus ferme des « commis de l’État », soulignant l’importance de se renforcer et de s’agrandir dans les limites – de fait – d’une compagnie publique qui, même sans cela, est déjà la « championne » du secteur. Igor Setchine justifie le resserrement de la concurrence sur le marché par un « effet synergétique » (visiblement, un effet de ce genre n’est pas possible pour Gazprom).

Néanmoins, le scénario consistant à restaurer de fait le ministère de l’Industrie pétrolière qui existait au temps de l’Union soviétique est peu vraisemblable : la répartition des forces au sein de la nomenklatura s’en trouverait bouleversée à la veille de l’élection présidentielle et Vladimir Poutine n’y est sans doute pas prêt.

La Russie et l’OPEP : la lutte pour une hausse des prix du pétrole

2016 avait commencé par une chute brutale des prix du pétrole, tombés au-dessous de la barre des trente dollars, ce qui avait semé la panique dans les rangs des exportateurs. Ceux-ci avaient donc commencé à envisager des moyens communs de stopper cette dangereuse tendance. Dès le 16 février, quatre pays – Russie, Arabie saoudite, Qatar et Venezuela – annonçaient leur intention de conclure un accord fixant la production de 2016 au niveau de celle du 11 janvier de la même année. D’emblée, les commentateurs déclaraient qu’un accord de ce type ne marcherait pas. Les analystes affirmaient qu’il fallait non pas fixer des limites à la production, mais réduire considérablement celle-ci et, plus encore, les exportations. Ils soulignaient l’absence de l’Iran parmi les pays signataires et le fait que les États-Unis ne songeaient pas un instant à rallier cette décision. Des arguments, au fond, des plus rationnels. Il n’en demeure pas moins que les prix sont repartis à la hausse, avant que n’ait été conclu le moindre accord – accord qui, pourtant, se préparait activement. Il était prévu de le signer à Doha, le 17 avril.

Les discussions n’ont rien donné : en une nuit, l’Arabie saoudite s’est ravisée, refusant d’assumer des restrictions. Après l’échec des pourparlers, le prix du pétrole aurait dû chuter à nouveau. Pourtant, une légère baisse s’est dessinée jusqu’au déjeuner du 18 avril, puis le prix a remonté. Une vraie surprise pour les commentateurs ! L’explication, il est vrai, fut vite trouvée : une grève au Koweït. Celle-ci prenait fin le 22, ce qui n’empêchait pas le prix du pétrole de continuer à augmenter. Il approchait bientôt les cinquante dollars le baril. On tentait alors de l’expliquer par des incendies au Canada ou des informations sur les réserves dont disposaient les États-Unis. L’important, toutefois, était qu’à la fin du mois de mai, le pétrole avait augmenté de 50 % par rapport à la mi-février. Un phénomène intéressant, car, compte tenu de la conjoncture du marché, il n’aurait pas dû y avoir de hausse. L’accord Russie/OPEP était rompu. L’Iran et la Libye se mettaient à accroître leur production, sans que la demande en pétrole n’augmente furieusement.

Il en ressortait clairement que le facteur « offre/demande » n’était certainement pas le seul à influer sur les prix. En réalité, le prix du pétrole dépend grandement du cours du dollar, résultat de la politique menée par la Réserve fédérale américaine (Fed), et de l’attitude des spéculateurs qui prennent la décision d’acheter ou de vendre en se fondant sur le comportement des autorités monétaires américaines. Des prix bas ont un impact extrêmement négatif pour les producteurs de pétrole de schiste aux États-Unis. Certes, ils peuvent bénéficier de subsides, mais même une économie aussi puissante que l’économie américaine n’est pas en mesure de financer éternellement ses propres producteurs. Pour le schiste, le coût de production dans les principales structures est d’environ quarante-cinq ou cinquante dollars. Aussi les Américains se sont-ils mis à jouer la carte du pétrole cher. Et l’élection de Donald Trump a achevé de convaincre les spéculateurs que le prix du pétrole allait augmenter : le président américain n’était-il pas ouvertement partisan d’accroître la production des hydrocarbures et de miser sur les combustibles traditionnels ?

Toutefois, les discussions au sein de l’OPEP, et entre l’OPEP et des pays qui n’en relevaient pas, se poursuivaient. Elles s’achevaient d’une façon assez sensationnelle. Le 30 novembre 2016, l’OPEP décidait de réduire la production d’1,2 million de barils par jour à compter du 1er janvier 2017. L’idée était de la ramener à 32,5 millions de barils par jour (on en fixait le début au mois d’octobre). L’Arabie saoudite était la plus contrainte (un demi-million de barils en moins journellement), tandis que certains membres de l’OPEP étaient favorisés. Ainsi l’Iran était-il autorisé à augmenter quotidiennement sa production de quatre-vingt-dix mille barils. Le Nigeria et la Libye, pour leur part, conserveraient leur niveau du moment.

Le 10 décembre, l’OPEP annonçait la conclusion d’un accord avec une série de pays hors cartel sur la limitation de la production. Onze d’entre eux devaient la diminuer de cinq cent cinquante-huit mille barils par jour. La Russie, pour sa part, acceptait une réduction assez importante : trois cent mille barils.

En réalité, les volumes de production étaient moins le problème (ils pouvaient sortir du marché) que l’impact psychologique sur les spéculateurs pour lesquels une tendance bullish était déjà amorcée. À cet égard, la combinaison de l’accord et du facteur Trump a produit son effet : le pétrole est reparti à la hausse et, à la fin de l’année, il franchissait la barre des cinquante-cinq dollars. Pour les producteurs, chaque dollar en plus était une augmentation substantielle.

Aussitôt, une question se posait : cet accord était-il avantageux pour la Russie ? Le problème est que l’année 2016 a été marquée pour elle par deux records absolus, jamais atteints depuis qu’elle existe en tant qu’État indépendant : ils concernent la production annuelle et la production quotidienne. La production de pétrole et de condensat de gaz a augmenté de 2,5 % au cours de l’année, atteignant 544,499 millions de tonnes (10,965 millions de barils par jour). En décembre 2016, la production moyenne était de 11,208 millions de barils par jour. Pour la première fois depuis 1991, la production quotidienne crevait le plafond des 11 millions de barils.

Si l’on examine la liste des nouveaux projets, sept – au minimum – des plus gros parmi ceux déjà lancés ou prêts, pourraient assurer la continuité de la hausse de la production pour les deux prochaines années. Il s’agit des gisements de Trebs et Titov (la deuxième phase d’exploitation est en cours). Le gisement de Novoport, lui, n’a été mis en exploitation qu’en mai 2016, avec un pic de production de 8 millions de tonnes à l’année, celui de Messoïakhskoïe, en septembre (pic de production prévu : 5,5 millions de tonnes). Il y aussi ceux de Piakiakhinskoïe, Kouïoubinskoïe, Souzounskoïe en Sibérie occidentale, ainsi que le gisement Filanovski sur la Caspienne (pic de production prévu : 6 millions de tonnes par an).

L’argument majeur est que la chute de la production ne sera pas si grave : en revanche, la Russie gagnera beaucoup plus grâce à l’augmentation des prix. Par ailleurs, le pays dispose de tout un arsenal de petits subterfuges qui ne violent en rien l’accord passé. Pour commencer, il n’était pas question de réduire la production dès le 1er janvier, l’accord prévoyant une baisse par paliers. Donc, la Russie diminuerait d’abord sa production d’environ deux cent mille barils par jour au premier trimestre de l’année 2017 et n’atteindrait les trois cent mille qu’à la fin du semestre. Par ailleurs, le décompte partait du niveau d’octobre, autrement dit, d’une année sur l’autre, la production augmenterait (ce qui s’est déjà produit en janvier 2017 : la production a baissé par rapport à octobre 2016, mais augmenté par rapport à janvier 2016).

Il est beaucoup plus simple pour la Russie de réduire sa production au premier semestre. En février-mars, une partie des puits sera, comme toujours, fermée pour travaux, ce qui permettra de diminuer la production, sans effort supplémentaire, de quelque cent quatre-vingt mille barils par jour.

De plus, l’accord fixe des limites pour la production, non pour les exportations, que la Russie peut donc continuer à augmenter. Or, ces dernières années, les secondes s’accroissent beaucoup plus vite que la première. C’est ainsi que les exportations de pétrole vers « l’étranger lointain » ont augmenté de 7 %, atteignant 235,8 millions de tonnes. Les exportations à destination de « l’étranger proche », en revanche, ont chuté de 20,3 %, plafonnant à 18,14 millions de tonnes, principalement en raison du conflit avec l’Ukraine. Mais cette baisse a eu peu d’incidence sur l’ensemble des résultats. Au total, les exportations se sont accrues de 4,4 % en 2016, atteignant 254 millions de tonnes. À la fin du mois de décembre, le vice-ministre de l’Énergie, Kirill Molodtsov, déclarait que les exportations de pétrole russe seraient encore à la hausse en 2017.

Cela offre au pays de vastes possibilités : les partenaires étrangers ne pourront d’aucune façon contrôler les chiffres de production ; quant à ceux des exportations, il sera possible de les expliquer par la baisse de la demande en Russie même.
L’accord a eu, d’ores et déjà, une influence positive sur le prix du pétrole pour les producteurs. Il a d’ailleurs été prorogé en mai 2017. La question de la confiance entre les signataires n’est pas réglée. L’Iran, dont le conflit avec l’Arabie saoudite n’est pas terminé, peut rompre les accords. Au début de 2017, la production augmentait en Libye et en Irak. Ce que les États-Unis et le Canada ajouteront de leur côté a aussi une grande importance. Les premiers ont, dès l’annonce de l’accord, multiplié les forages. Le schiste a manifestement le vent en poupe, avec un prix du pétrole à cinquante-cinq ou soixante dollars. Et cela aura un impact négatif sur les tarifs.

Mais l’essentiel est ailleurs : on ne dispose d’aucune précision sur ce que feront les pétroliers russes au second semestre de 2017. L’État n’a toujours pas mis en place de mécanisme de pression. Le ministre de l’Énergie, Alexandre Novak, souligne que l’accord repose sur le volontariat. Toutefois, nous l’avons vu, il ne sera pas très difficile de le respecter au premier semestre. Les compagnies russes aimeraient, néanmoins, compenser leurs pertes au second, d’autant qu’en raison du système fiscal en vigueur, leurs revenus dépendent plus du volume des ventes que des prix mondiaux.

Les questions d’appareil viennent ajouter à la complexité de la situation. Ainsi Igor Setchine s’est-il, d’emblée, montré très critique sur le chapitre des pourparlers avec l’OPEP. Il n’a pas regimbé uniquement parce que Vladimir Poutine avait pris personnellement part à ces négociations et que – à en juger par ce qu’en disaient les partenaires – il y avait joué un rôle quasi décisif. Mais le ministre Novak avait également occupé une place importante et il prétendait au rôle de sauveur du budget fédéral. C’est là le genre de lauriers dont Igor Setchine est assez jaloux.

On notera avec intérêt, dans les documents de Rosneft, l’apparition de l’expression : « les manœuvres autour des volumes de production ». Cela ne peut être interprété que d’une manière : les compagnies ont bien l’intention de se rattraper au second semestre, ce qui ne simplifiera pas la prolongation de l’accord avec l’OPEP. Il y aura des résistances à la fois à l’intérieur du pays et au sein de l’OPEP. Si, en outre, les États-Unis et le Canada se mettent à augmenter leur production – ce qui est presque inévitable –, les membres de l’OPEP commenceront à dire qu’ils ne veulent pas nourrir les producteurs américains. La logique peut être la suivante : « On a gagné de l’argent, ça va comme ça ! »

Les records du gaz russe sur le marché européen

En 2016, Gazprom a pu se targuer de résultats record dans ses livraisons à l’Europe, ce qui a posé des problèmes aux sceptiques professionnels du Vieux Monde à l’égard du gaz russe. Face à ces chiffres, il est difficile de confirmer la thèse du succès du « remplacement de Gazprom ». La lutte, au demeurant, est loin d’être achevée et des armes politiques peuvent encore être utilisées contre Gazprom au sein de l’Union européenne, d’autant que le prix du pétrole est susceptible de repartir à la baisse, ce qui porterait un coup à la situation financière – pas si brillante – de la compagnie (ses résultats chiffrés sont moins impressionnants que ses livraisons physiques en mètres-cubes).
Gazprom déclare qu’en 2016, ses exportations vers « l’étranger lointain » se sont élevées à 179,3 milliards de mètres-cubes de gaz (soit 12,5 % de plus qu’en 2015). Un record historique. La production, cependant, n’a quasiment pas bougé : 419,07 milliards de mètres-cubes (une hausse de 0,14 % par rapport à 2015). Gazprom a assuré le tiers de la consommation en gaz de l’Union européenne (34 %). Un autre record. La part de marché de la compagnie s’y accroît régulièrement.

Aucune réforme du marché conformément au Troisième paquet énergie, aucun autre fournisseur (Norvège, Afrique du Nord, gaz naturel liquéfié – GNL) n’est en mesure de « tuer » Gazprom, surtout par temps froid où force est de passer des commandes supplémentaires à la compagnie, d’autant que le facteur économique joue en sa faveur. Les gazoducs de Gazprom l’emportent, pour les tarifs, d’environ 15 % sur les « prix spot ».

Au début de 2016, mille mètres-cubes de gaz russe coûtaient aux Européens, en moyenne, dans les deux cents dollars. À l’été, ils baissaient, suivant le cours du pétrole, et atteignaient cent cinquante ou cent soixante dollars. Mais, à la fin de l’année, le prix remontait jusqu’à quelque cent quatre-vingts dollars. Si l’on tient compte de la hausse des prix du pétrole, le gaz devrait augmenter, au cours du premier semestre 2017, de 20-30 % par rapport à la moyenne de 2016, autrement dit atteindre deux cents ou deux cent vingt dollars les mille mètres-cubes.

Les sceptiques à l’égard de Gazprom comptent, en 2017, sur une augmentation de l’offre GNL pour l’Europe. Ces prévisions, toutefois, ne peuvent se justifier dans la mesure où en Asie du Nord-Est, les prix du GNL étaient déjà à dix dollars les mille British thermal unit (MBTU) au début de 2017, soit 60 % de plus qu’en septembre et presque le double des « prix spot » ayant cours en Europe. En d’autres termes, pour l’emporter sur Gazprom, les producteurs de GNL doivent jouir des faveurs des acheteurs.

L’attente d’un boom des fournitures de GNL est constante chez les Européens qui, en 2016, ont été en grande partie liés aux premières livraisons en provenance des États-Unis. Il est vite apparu que ce n’était pas la panacée. Pour les pays de l’Union européenne, les livraisons de GNL en 2016 se sont accrues de moins de 8 %, soit moins que la hausse des fournitures en provenance de la Fédération de Russie. Cette dernière a augmenté de 21 milliards de mètres-cubes ses livraisons à l’Union européenne, tandis que le GNL croissait de 3,5 milliards. Certes, avec la chute du prix des hydrocarbures, la situation financière de Gazprom n’incline guère à l’optimisme, sur le plan tant de la production que des exportations. Le facteur « prix » risque de maintenir le revenu de Gazprom en roubles, pour 2016, à son niveau de 2015.

Qu’attendre de 2017 ?

En 2017, le suspense ne sera pas moindre. À l’heure actuelle, les inquiétudes concernant le second semestre sont plus vives qu’au début de 2016. Nous verrons si l’expansion d’Igor Setchine se poursuivra : dans tous les cas de figure, la guerre que se livrent les compagnies ne prendra manifestement pas fin. Nous observerons d’éventuels mouvements dans le sens d’une régulation du marché intérieur du gaz et de sa libéralisation. Les producteurs indépendants misent grandement sur l’ouverture du chantier Yamal-LNG, mais il y a peu de chances qu’à la veille de l’élection présidentielle, Vladimir Poutine se lance dans des changements d’envergure. Enfin, nous serons témoins de nouveaux débats concernant la politique fiscale : on expérimentera l’imposition des bénéfices, qui, il est vrai, sera limitée, mais s’accompagnera également de furieuses tentatives du ministère des Finances de liquider les « niches » privilégiées.