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B) Économie

Bernard Soyer
1 novembre 2017

Le nucléaire civil russe : de la survie au premier rang mondial

Au lendemain de la disparition de l’Union soviétique, nombreux étaient les observateurs à redouter une implosion de l’industrie nucléaire russe avec, en perspective, des conséquences négatives en matière de sûreté et de prolifération. Après une période de transition difficile au cours de laquelle le secteur nucléaire a dû surmonter une série de défis internes tout en bénéficiant d’une assistance internationale parfois ambivalente, il est parvenu à se ressaisir. Il a été modernisé par Sergueï Kirienko qui, en l’espace d’une décennie, a réussi à mettre en œuvre les réformes nécessaires et trop longtemps repoussées. Rosatom est aujourd’hui une référence mondiale, tant pour la palette exhaustive de ses activités que pour la qualité de ses réalisations. En perdition il y a encore vingt ans de cela, il domine à présent les exportations de réacteurs et de services (leader mondial), ainsi que les équipements électronucléaires domestiques (n°2 mondial derrière la Chine).

L’héritage nucléaire soviétique : un fardeau ?

L’explosion du tissu industriel nucléaire soviétique

Déjà affaiblie par la catastrophe de Tchernobyl, survenue cinq ans auparavant, l’industrie nucléaire russe a un sort peu enviable au moment de la disparition de l’Union soviétique en 1991. Ce secteur suscite alors, d’une part, une appréhension causée par la crainte de voir apparaître des lacunes en matière de sûreté, avec notamment des conséquences potentiellement catastrophiques pour les programmes nucléaires de pays de l’ex-URSS, et crée, d’autre part, l’opportunité de se procurer des informations et des services bon marché dans des domaines de pointe (recherche, enrichissement de l’uranium). L’effondrement de l’URSS semble par ailleurs consacrer l’élimination définitive d’un concurrent potentiel des industries nucléaires occidentales et asiatiques sur le marché export.

Cette phase éprouvante pour l’industrie nucléaire russe n’a pas empêché la sauvegarde de l’essentiel du potentiel industriel et humain, en dépit de la rupture de la chaîne d’approvisionnement et du fait que des pans entiers de l’industrie se sont retrouvés, du jour au lendemain, à l’étranger. Ainsi la Russie s’est-elle vu priver des gisements uranifères les mieux pourvus au profit des nouveaux États indépendants d’Asie centrale. Quant aux nombreuses usines du complexe industriel nucléaire ex-soviétique, échappant elles aussi au giron russe, elles n’ont eu d’autre choix que d’établir des partenariats avec l’Occident pour assurer leur survie, ce qui s’est bien souvent traduit par la rupture des liens traditionnels avec Moscou. L’industrie nucléaire russe s’est ainsi retrouvée dans l’obligation de recréer les maillons manquants de sa chaîne de construction nucléaire, ce qui a compliqué sa réorganisation.

Une assistance étrangère source de frustration

Au cours des années 1990, une coopération internationale se met en place autour de l’industrie nucléaire russe. Les programmes d’aide, fournis gratuitement, concernent différents domaines : sûreté nucléaire, désarmement, gestion des centrales, sécurisation des instituts… Cette assistance, prescrite aux partenaires russes plutôt que négociée, inquiète les dirigeants, dont certains sont enclins à penser qu’elle vise à placer sous contrôle indirect étranger (américain, européen) les activités nucléaires du pays et à récupérer productions et services à moindre coût (1). L’indépendance de l’autorité de sûreté russe est largement remise en question par les organismes de contrôle occidentaux qui ne cessent de prodiguer conseils et assistance plutôt que de développer une véritable autonomie de la Russie en la matière (2).

Au cours de la décennie 1990, les activités du cycle survivent grâce aux contrats passés avec l’étranger, principalement dans les domaines de la conversion et de l’enrichissement. L’aval du cycle (3), non prioritaire, est néanmoins à la traîne et ne bénéficie pas de l’aide internationale, ce secteur étant jugé sensible par sa proximité avec le domaine militaire. Les financements n’ont pas toujours accompagné, en outre, certains programmes, laissant la partie russe aussi surprise que désabusée (4). L’électronucléaire russe traverse aussi au cours des années 1990 une passe difficile avec des coefficients de performance inquiétants (faible taux de disponibilité (5), nombreux arrêts non programmés...), mais il parvient cependant à survivre.

La signature d’accords internationaux dans le domaine nucléaire intervient alors que la Russie traverse une période économique difficile et que la gouvernance y est en crise. Ces accords, multilatéraux et bilatéraux, sont souvent conclus sous les auspices d’organisations occidentales de sûreté nucléaire et bénéficient de dotations financières gouvernementales (6). Ils ont certes le mérite d’apporter des liquidités, et donc d’assurer la survie des organismes russes, ils n’en demeurent pas moins souvent désavantageux. Parmi eux, l’accord HEU-LEU conclu en 1995 (et expiré en 2013) avec Washington, qui permet la livraison aux États-Unis de l’équivalent de 14 500 tonnes d’uranium (tU) faiblement enrichi, produit à partir de 500 tU militaire russe hautement enrichi, ce qui correspond à environ 150 000 tU naturel. L’industriel russe TENEX y a gagné de l’argent et l’opportunité d’une impressionnante implantation sur le marché américain. Toutefois, cet accord, jugé peu favorable à la Russie, n’a pas été reconduit, et les services d’enrichissement se font désormais sur la base d’accords commerciaux plus équilibrés. L’accord de 1992 portant sur la transformation de 34 tonnes de plutonium (tPu) en combustible Mox aux États-Unis et en Russie a dû être amendé à de nombreuses reprises pour obtenir l’agrément de la partie russe et accommoder ses partenaires européens (France, Allemagne (7). Les Russes ne destinent leur plutonium ni au stockage profond (désir américain) ni à leurs réacteurs VVER (8, vœu français) et, dans la mesure où ils le considèrent comme un patrimoine national, ils le préservent pour leurs réacteurs à neutrons rapides (BN). Enfin, la coopération mise en place avec l’étranger pour le démantèlement des sous-marins nucléaires et le soutien aux instituts nucléaires ex-soviétiques pour gérer la reconversion des chercheurs et limiter ainsi les risques de prolifération des armes de destruction massive a pu laisser un mauvais souvenir à la partie russe. En effet, de nombreuses fuites sont susceptibles d’avoir permis aux industriels occidentaux d’acquérir des savoirs et des technologies dans des domaines qui leur étaient alors peu connus (coque en titane, utilisation de certains combustibles de propulsion).

L’implosion du monde nucléaire russe, que beaucoup prédisaient au lendemain de l’effondrement de l’URSS, ne s’est toutefois pas produite. Après avoir survécu à la décennie 1990, le secteur nucléaire russe entame sa résurrection au cours des années 2000.

L’avènement d’un géant nucléaire

La création de Rosatom, première étape vers la renaissance industrielle

Au cours de la première moitié des années 2000, le politique prend en main, sous l’impulsion de Vladimir Poutine, la réforme de l’industrie nucléaire. L’implication du nouveau président et du gouvernement russes, qui définissent la stratégie et les orientations, conduit le monde nucléaire à s’affranchir progressivement des influences étrangères, tandis que les bases de son développement international sont jetées. À travers son renouveau, la filière nucléaire doit devenir un des fleurons de l’industrie et de la technologie russes à l’export. Evgueni Adamov, qui dirigeait le MinAtom (9) depuis 1991 en privilégiant les aspects commerciaux sur tous les autres, est remplacé en 2000 par un scientifique, Alexandre Roumiantsev, qui sait restaurer la confiance dans le ministère et met fin au conflit permanent avec l’autorité de sûreté. En 2004, le ministère de l’Énergie atomique est refondu et devient l’Agence fédérale pour l’énergie atomique, plus connue sous le nom de Rosatom, qui est placée directement sous l’autorité du Premier ministre. Cette réforme imposée par le pouvoir surprend le milieu nucléaire russe qui la vit comme une forme de « déclassement ». L’Agence reprend toutes les activités nucléaires et procède à une réorganisation de son périmètre industriel et scientifique, en mettant l’accent sur la compétitivité et le développement à l’international. Cette séquence est suivie d’une vaste réorganisation du secteur nucléaire. La holding Atomenergoprom, qui regroupe plusieurs centaines d’entreprises de l’industrie atomique russe, reste subordonnée à Rosatom. La sûreté nucléaire, mise hors du champ d’activité de l’Agence, est confiée dès 2004 à un nouvel organisme fédéral, Rostekhnadzor, responsable pour l’écologie et la supervision des activités industrielles – dont le nucléaire – et placée sous l’autorité du gouvernement.

Cette période de réforme bénéficie aussi au programme électronucléaire qui, compte tenu de son importance économique, est réactivé. Les réacteurs VVER, dont la construction était suspendue (Kalinine n°3, Volgodonsk n°2 et BN 800), sont achevés. La durée de vie des réacteurs en exploitation est allongée après que les équipements sont modernisés et la sûreté améliorée. Cette phase se caractérise par la construction de nouvelles tranches sur le territoire national et la recherche de marchés à l’extérieur de la CEI. La centrale de Kudankulam (Inde) est achevée en 2002, celle de Khmelnitski 2 (Ukraine) en 2004, et celle de Tianwan (Chine) en 2007. Enfin, la Russie termine le chantier de la centrale de Bouchehr (Iran) en 2012.

Au cours de la première moitié des années 2000, les activités du cycle du combustible connaissent des développements, avec en amont de la chaîne, des implantations à l’étranger (achat de mines en Australie, aux États-Unis et au Kazakhstan). La capacité russe d’enrichissement, démesurée compte tenu des besoins militaires décroissants, reçoit des commandes substantielles de l’étranger. L’aval de la chaîne demeure en retard, malgré la décision de construire un centre de stockage profond pour le combustible usé. Le stockage des combustibles VVER est ainsi réalisé à Jeleznogorsk, tandis que les autres combustibles sont souvent stockés sur site. Enfin, le site de retraitement de Mayak demeure sous-utilisé par rapport à sa capacité nominale.

Si une réforme du secteur nucléaire russe est bien engagée, elle paraît cependant encore hésitante et ses ambitions restent limitées. L’objectif de restaurer son niveau et son influence de l’époque soviétique est atteint, mais dans les faits, l’expansion internationale de l’industrie nucléaire russe concerne essentiellement l’ex-zone d’influence soviétique.

Aux sources du succès : les réformes de l’ère Kirienko

En 2005, le Kremlin impose un nouveau dirigeant à Rosatom, Sergueï Kirienko. Contrairement à ses prédécesseurs, celui-ci n’est pas issu du sérail nucléaire ; il a été brièvement Premier ministre en 1998 (à seulement 36 ans). Bénéficiant de l’appui des plus hautes autorités politiques du pays, Sergueï Kirienko est à l’origine du succès de Rosatom, qu’il transforme, durant sa présidence (2005-2016) en un colosse scientifique, industriel et commercial capable de concevoir, développer et construire des réacteurs et des services destinés tant au marché intérieur qu’à l’export.

Le nouveau dirigeant s’emploie à sauvegarder les compétences et l’expérience des cadres, tout en se concentrant sur le cœur de métier de Rosatom – le nucléaire –, quitte à négliger l’éolien et le solaire, alors en vogue chez ses concurrents étrangers. Sergueï Kirienko gagne la confiance des dirigeants et des équipes qu’il rencontre lors de ses nombreux déplacements sur les sites, dans les usines, ou encore sur les chantiers. Il n’y a aucune rupture dans la chaîne de commandement, pas plus que dans l’exercice des connaissances si particulières et si précieuses du domaine nucléaire. À son arrivée, il reconduit la plupart des directeurs en poste, tout en remaniant la gouvernance et l’organisation de Rosatom. Parallèlement, l’entreprise poursuit une politique de diversification et d’internationalisation de son vivier de managers.

La réforme mise en place par Sergueï Kirienko se caractérise par plusieurs aspects. En premier lieu, la Russie choisit de créer une société verticalement intégrée, notamment en renationalisant des activités cédées au secteur privé à l’ère Eltsine. Il en résulte un système efficace permettant de proposer et de fournir aux clients étrangers des équipements et des services en un seul « paquet ». Cela se révèle particulièrement précieux pour les pays sans grande expérience nucléaire, et plus encore pour les primo-accédants à l’énergie nucléaire. Par ailleurs, Sergueï Kirienko met en place un outil performant de gestion interne des activités de Rosatom qui recouvre de nombreuses activités : un système unique pour les achats, l’intervention de la sous-traitance, les délais de fabrication des tranches nucléaires, l’amélioration systématique des performances des blocs en exploitation. Dans le cadre du développement de l’ingénierie et de la construction, Sergueï Kirienko favorise le modèle appelé MULTI-D, qui permet de contrôler les flux de matériels, les délais et les coûts. Une des clefs du succès de Rosatom réside dans l’efficacité de cette organisation qui se généralise à tous les sites de l’agence. Il s’explique aussi par une grande constance dans les programmes de recherche et dans les chantiers, qui sont peu remis en question. Ainsi, la construction des réacteurs à neutrons rapides est maintenue, ce qui suscite l’étonnement de la communauté des experts et des observateurs étrangers. De même, les programmes portant sur d’autres types de réacteurs innovants, comme ceux fonctionnant au plomb-bismuth (Pb-Bi), sont poursuivis.

Pour ce qui relève de l’exportation, le nouveau directeur s’adjoint la coopération sans faille du ministère des Affaires étrangères et du ministère des Finances. Le premier recense les besoins, fait la promotion des réacteurs et services russes à l’étranger, tandis que le second assure un soutien financier et une coopération avec les banques qui financent toutes les nouvelles constructions hors de Russie. Les réacteurs actuellement en construction de Hanhikivi (Finlande) et d’Akkuyu (Turquie) sont des exemples concrets de cette synergie entre Rosatom et l’administration russe.

Sergueï Kirienko quitte Rosatom pour rejoindre l’administration présidentielle début octobre 2016 ; c’est Alexeï Likhatchev, ex-premier vice-ministre du Développement économique, qui lui succède. Les deux hommes se connaissent bien et Sergueï Kirienko, qui demeure président du conseil de surveillance de Rosatom, garde un œil sur l’évolution du nucléaire russe.

Rosatom dans l’environnement international : une vision conquérante

Une concurrence inégale

Si l’on excepte quelques sociétés spécialisées comme le canadien CAMECO (mines) ou le consortium européen (Allemagne-Hollande-Grande-Bretagne) URENCO (enrichissement), les grandes sociétés occidentales ne tiennent plus le haut du pavé du marché mondial du nucléaire. Westinghouse et General Electric sont passées sous pavillon japonais et Westinghouse, pourtant premier fabricant de réacteurs au monde (50 % des réacteurs utilisent sa technologie), a été mise en faillite par son propriétaire Toshiba qui n’est plus en mesure de rembourser ses dettes. En Europe, BNFL (British Nuclear Fuel Limited) a pratiquement disparu. En France, Areva éclate et personne ne peut prévoir où s’arrêtera sa chute vertigineuse, tandis qu’EDF rencontre des difficultés. Quant aux industries nucléaires coréenne et japonaise, elles semblent vouées à jouer un rôle modeste.

Seules les industries nucléaires chinoise et russe raflent des marchés de construction de réacteurs et présentent une vision claire et conquérante de leur avenir. Ces industries ont pourtant rencontré, tout comme leurs homologues occidentales, les mêmes difficultés liées aux contrecoups de la catastrophe de Fukushima et à la baisse du prix de l’uranium, mais elles y ont bien mieux fait face. Selon Kirill Komarov, adjoint de Sergueï Kirienko, Fukushima a été un choc mais n’a pas tué le secteur puisque depuis cet accident, des contrats de construction de 70 gigawatts (GW) ont été signés dans le monde (10). Si l’on considère CNNC (China National Nuclear Corporation), CGNPC (China National General Nuclear Corporation) et Rosatom, c’est ce dernier qui est l’incontestable leader. Outre son incomparable carnet de commandes à l’étranger, Rosatom maîtrise l’ensemble du savoir-faire scientifique et des activités industrielles, ce qui n’est pas encore tout à fait le cas des sociétés chinoises.
Au cours des années 2000, la Russie a été en mesure de fournir à ses clients étrangers des réacteurs éprouvés, contrairement aux industriels occidentaux qui ont misé sur la vente de têtes de séries de produits en rupture technologique avec les derniers réacteurs construits pour les marchés nationaux. Aujourd’hui, Rosatom met en œuvre trente-cinq réacteurs qui produisent 17 % de l’électricité de Russie et sept autres sont en construction. En 2016, leur capacité était de 26,7 GW pour une production de 196,4 térawatts par heure (TWh). L’offre de Rosatom, qui propose des produits à un coût raisonnable avec un financement d’État, lui a permis de signer des commandes pour une vingtaine de tranches à l’étranger. Si l’exportation de réacteurs est sans doute l’aspect le plus spectaculaire – plus de 100 milliards de dollars de commandes fin 2016, incluant la vente de réacteurs avancés du type de ceux à neutrons rapides –, les succès portent sur d’autres maillons de la chaîne nucléaire. Ainsi, Rosatom est aussi présent à l’international pour les phases du cycle, de la mine (13 % de la production mondiale en 2016) à l’enrichissement (36 % des services d’enrichissement) en passant par la fabrication du combustible (17 % du marché mondial), portant à 130 milliards de dollars le montant de son carnet de commandes. Les activités aval accusent toutefois un certain retard, mais nul doute que les autorités russes sauront y remédier lorsqu’elles en manifesteront la volonté. En outre, le financement des contrats constitue un sérieux défi pour le développement des projets nucléaires et la croissance du portefeuille de Rosatom. L’État russe garantit le financement des projets de l’entreprise à l’étranger, tout comme le gouvernement français le fait par le biais de la Coface (11).

Ces commandes viennent s’ajouter aux chantiers réalisés en Chine, Inde et Iran lors de la phase précédente. La liste n’est pas close et ce carnet de commandes va s’étoffer puisque Rosatom s’intéresse également à d’autres marchés (Europe de l’Est, Afrique du Sud, péninsule arabique, Argentine, Nigéria) et à des projets ambitieux (réacteurs de type BN en Chine). Même pris dans leur ensemble, les concurrents directs de Rosatom ne disposent pas d’un tel carnet de commandes, quand bien même il ne s’agirait que d’intentions et non de contrats définitifs. Les raisons d’un tel succès s’expliquent par l’existence d’un modèle performant abouti, sans rupture technologique, par la maîtrise des coûts et des délais de construction (12), et par l’aide financière proposée par l’État russe. Toutefois, la meilleure carte de visite reste l’exportation de modèles de centrales mis en service sur le territoire national.

Des réalisations domestiques en expansion qui soutiennent les contrats export

Première à l’exportation nucléaire (tous domaines confondus), la Russie est le numéro deux mondial pour l’extension de son parc domestique, juste derrière la Chine. Après les phases de survie (années 1990) et de redressement (années 2000), le monde nucléaire russe est entré, depuis la fin des années 2000, dans une période d’expansion. Le développement du parc électronucléaire connaît un rapide essor, tandis que les commandes à l’international s’enchaînent à un rythme soutenu et que les activités du cycle de l’uranium se hissent au premier rang. La R&D n’est pas en reste et des innovations ne tardent pas à voir le jour : projet de centrale flottante, nouveaux types de réacteurs, etc.

C’est dans le domaine de l’électronucléaire que la Russie enregistre ses succès les plus nets. Elle se présente sur le marché international avec des produits innovants et éprouvés, dérivés des réacteurs VVER 1000, avec deux versions de paliers légèrement supérieurs appelés AES 2006 (1 200 MW) et VVER-TOI (1 300 MW). Leur durée de vie est de soixante ans, le temps de construction est raccourci, et le financement est garanti par l’État russe. Avec les usines de Volgodonsk et de Saint-Pétersbourg, Rosatom est en mesure de fournir chaque année les éléments lourds (cuves, générateurs de vapeur, etc.) destinés à équiper sept réacteurs.

Le programme électronucléaire russe se caractérise par l’amélioration d’anciens types de réacteurs et la construction de versions innovantes : VVER 1200 en remplacement du VVER 1000 et du BN 800 dérivé du BN 600. Les innovations attendues portent sur les réacteurs BREST (13, plomb liquide) et SVBR (14, plomb bismuth), ainsi que sur les centrales nucléaires flottantes.

Quid du cycle du combustible nucléaire ?

En ce qui concerne le cycle du combustible, les progrès sont moins spectaculaires, mais des résultats sont notables. En amont du cycle, les activités minières de l’uranium ont été fortement restructurées en 2008 lorsque la société AtomRedMetZoloto (ARMZ) a pris le contrôle de toutes les activités minières uranifères russes, établissant un monopole de l’exploration géologique à la production du concentré d’uranium. La Russie ne dispose pas de ressources domestiques suffisantes, raison pour laquelle ARMZ acquiert en 2009 une participation dans la société canadienne Uranium One, dont elle prend le contrôle total en 2013. ARMZ met ainsi la main sur les sites exploités par In Situ Recovery aux États-Unis, en Australie, et surtout au Kazakhstan, où elle contrôle plusieurs gisements de premier plan. Cette stratégie devait rapidement porter ses fruits : en 2016 ARMZ était le quatrième producteur mondial d’uranium avec 7 900 tU, soit 13 % de la production, derrière Kazatomprom (12 000 tU) et Cameco (10 500 tU) et AREVA (9 300 tU).

Les activités liées à la conversion et à l’enrichissement de l’uranium, directement héritées d’un proche passé militaire, sont aujourd’hui surdimensionnées par rapport aux besoins nationaux et même internationaux. Elles sont essentiellement localisées en Sibérie. La conversion de l’uranium est principalement assurée par trois grandes usines (Angarsk, Seversk, Kirovo-Tchepetsk, auxquelles on pourrait rajouter celle d’Elektrostal, à proximité de Moscou), qui disposent d’une capacité de 25 000 tU, soit 30 % de la capacité mondiale. L’enrichissement se fait sur quatre grands sites historiques par ultracentrifugation (Angarsk, Zelenogorsk, Novoouralsk, Seversk). La neuvième génération de centrifugeuses est en cours d’installation. La capacité d’enrichissement est de 24 millions UTS (Unité de travail de séparation), soit 50 % de la capacité mondiale, dont 7 millions UTS servent à ré-enrichir de l’uranium appauvri. Si l’ensemble des activités de conversion et d’enrichissement est géré par TVEL, l’exportation de ces services est du ressort de la société TENEX. Cette société a bénéficié d’un rare retour positif d’expérience de l’accord HEU-LEU, qui s’est traduit par une bonne connaissance du marché mondial. TENEX vend donc ses services en Amérique, en Europe et en Asie, que les réacteurs approvisionnés soient d’origine russe ou non, comme c’est le cas pour l’Allemagne, la France, la Suède, la Corée du Sud, et même pour les futurs réacteurs émiratis.

La fabrication du combustible est également assurée par TVEL, qui exerce un monopole dans ce domaine. Elle est réalisée dans des centres situés à Elektrostal, Novossibirsk, Dimitrovgrad ou encore à Moscou, qui produisent du combustible destiné à toute la gamme des réacteurs civils (réacteurs de production et de recherche) et militaires russes. Les assemblages à base de Mox (pour les RNR) sont fabriqués à Jeleznogorsk et ceux élaborés à partir de REMIX (pour les VVER), à l’institut de physique nucléaire Khlopine (Saint-Pétersbourg). Ces usines approvisionnent également les réacteurs vendus à l’étranger et à ce titre, leur activité est garantie sur le long terme. Elles assurent en outre la fabrication du combustible destiné aux anciens réacteurs RBMK (tube de force et modéré au graphite, de type de celui de Tchernobyl), qui ne sont plus mis en service depuis 1986 mais qui représentent encore près de 40 % de la capacité installée en Russie.

Enfin, en ce qui concerne l’aval du cycle, une nouvelle loi votée en 2011 met fin au report continuel de décision en la matière et réorganise le traitement des déchets, même si le devenir des combustibles usés reste en suspens.

Conclusion

En à peine vingt-cinq ans, le nucléaire russe est passé du statut « d’homme malade » à celui de leader mondial incontesté. Ce succès repose sur la détermination du pouvoir politique qui, jusqu’au plus haut niveau de l’État, s’est fortement impliqué dans les orientations stratégiques et a alloué les moyens financiers nécessaires. La nomination, en novembre 2005, de Sergueï Kirienko à la tête de Rosatom a permis, en l’espace de dix ans, de faire de la holding russe un outil performant, au niveau tant national qu’international. Les réformes entreprises par Sergueï Kirienko ont donné au nucléaire russe les moyens de surmonter les défis posés par la catastrophe de Fukushima. Assez paradoxalement, malgré le passage du statut de ministère (MinAtom) à celui d’Agence fédérale (Rosatom), jamais la coordination entre l’État et l’institution nucléaire russe n’aura été aussi étroite. Lorsque Sergueï Kirienko quitte son poste en septembre 2016, il laisse Rosatom avec un carnet de commandes tout à fait exceptionnel, aussi bien pour ce qui concerne la fourniture d’équipements destinés au parc national que pour les ventes à l’étranger.

Le bilan est exemplaire dans tous les aspects du domaine nucléaire. S’agissant de la recherche, des projets sont développés au niveau national, et la Russie participe, à l’international, au projet de fusion thermonucléaire d’ITER (15). En amont du cycle, Rosatom est désormais dotée de ressources minières abondantes, bon marché et provenant de zones géographiques stables. Elles permettent d’assurer l’approvisionnement de réacteurs construits aussi bien en Russie qu’à l’étranger. La partie conversion et enrichissement est en cours de restructuration afin d’augmenter ses indices de performance déjà élevés. Enfin, des réformes portant sur l’aval du cycle sont mises en œuvre et, si elles sont réalisées avec la détermination dont a fait preuve Rosatom relativement aux autres domaines, elles devraient rapidement porter leurs fruits. La construction des réacteurs reste sans aucun doute l’aspect le plus éclatant du succès du secteur nucléaire russe. Rosatom multiplie les prises de commande à l’étranger en proposant des réacteurs performants, à la fois innovants et éprouvés, et dont la sûreté est largement reconnue au niveau international (la centrale nucléaire de Tianwan, en Chine, a été élue la plus sûre au monde par l’AIEA en 2015 (16), avec une garantie financière de l’État russe.

Depuis 2015, le paysage nucléaire mondial est totalement bouleversé par l’émergence des deux poids lourds que sont les industries chinoise et russe, et dont Rosatom est le leader. L’entreprise russe est devenue un partenaire incontournable, y compris pour l’industrie occidentale, qui, en dix ans, a connu un cheminement globalement inverse. Un hypothétique rapprochement avec les industries nucléaires occidentales, s’il est envisagé, ne pourra plus se faire sur les bases de ce qu’il fut au cours des années 1990. Si de telles coopérations sont projetées, elles ne pourront se concrétiser qu’en tenant compte du nouveau leadership de la Russie, dont les perspectives de l’industrie nucléaire n’ont jamais été aussi favorables.

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1. Bernard Soyer, Rapport de fin de mission en Russie, Service nucléaire, Ambassade de France en Russie, 2005.

2. Ibid.

3. L’aval du cycle porte sur les activités de retraitement, de conditionnement et de stockage des déchets.

4. Bernard Soyer, Rapport de fin de mission en Russie, op. cit.

5. La disponibilité est le rapport entre l’énergie que l’on peut fournir au réseau et la puissance maximale autorisée.

6. Nombre de ces accords ont bénéficié de financements décidés à la hâte par des gouvernements sous pression d’instituts de sûreté comme par des exploitants nucléaires qui redoutaient qu’un accident en Russie ne ternisse l’image de la filière.

7. L’Allemagne se retire de l’accord en 2002 pour rejoindre le PMG8 (Partenariat mondial contre la prolifération des armes de destruction massive et des matières connexes).

8. Réacteur à eau pressurisée (équivalent du REP en français).

9. Ministère russe de l’Énergie atomique.

10. Déclaration faite lors du salon Atomexpo 2016 à Moscou.

11. Les conditions de garantie varient selon les chantiers. Les garanties financières peuvent couvrir une partie du chantier (tel est le cas de la centrale de Paks en Hongrie, où elles s’élèvent à 10 milliards d’euros sur les 12 milliards du coût du chantier), sur sa totalité ou elles peuvent être octroyées par tranches successives (cas du Bangladesh). C’est en tout cas un élément déterminant dans la prise de décision du client.

12. Le cas de la centrale de Bouchehr-1 vient à l’esprit lorsqu’on évoque la question des délais de construction. Or, ce chantier a accumulé les handicaps pour des motifs variés : révolution nationale, guerre avec l’Irak, changement de maître d’œuvre en cours de construction, séismes, et jeu « trouble » de la Russie sur la question du dossier nucléaire iranien. Il s’agit donc d’un cas bien à part.

13. Le BREST est un réacteur à neutrons rapides refroidi au plomb utilisant un combustible uranium-plutonium.

14. Le SVBR est un réacteur à neutrons rapides, refroidi par un mélange plomb-bismuth.

15. La coopération internationale développée sur le site de Cadarache (France) autour du projet ITER porte sur la fusion nucléaire. Il s’agit donc de recherche fondamentale multilatérale, dont l’aboutissement, c’est-à-dire la fusion deutérium-tritium, n’est pas prévu avant 2027, selon les schémas les plus optimistes.

16. Déclaration de M. Komarov au salon Atomexpo 2015 à Moscou.