Tendues depuis l’éclatement de l’URSS en 1991, les relations entre la Russie et ses voisins baltes se sont encore détériorées en 2016. L’accord initié en 2011, qui permettait aux habitants de la région de Kaliningrad de circuler sans visa Schengen dans les régions voisines de Pologne, a été suspendu par Varsovie avant la tenue dans cette ville du sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), les 8 et 9 juillet 2016. À l’issue de celui-ci, l’Alliance annonçait des mesures de renforcement de la présence américaine et atlantique dans les trois États baltes, ce qu’ils demandaient depuis l’annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014. On est certes loin du scénario-catastrophe imaginé par la BBC (1) mais, comme à chaque étape de cette montée des tensions, on a vu ressurgir la menace d’installation de missiles tactiques sur le territoire de Kaliningrad.
Pourtant, plutôt que l’aventure miliaire évoquée à grands cris dans les médias, c’est une autre stratégie qui se dessine à Moscou, peut-être plus redoutable à moyen terme. Recevant, le 12 septembre 2016, Nikolaï Tokarev, président de Transneft, Vladimir Poutine, actif promoteur des ports russes de la Baltique, le félicite de sa décision de supprimer, après 2018, tout transit d’hydrocarbures russes par les ports des trois États baltes. Élargie à l’ensemble des marchandises en provenance ou à destination de la Russie, elle renverserait totalement la logique géographique de cette région qui, depuis la création des ports hanséatiques, s’est développéе principalement comme interface entre l’Europe du Nord-Ouest et son
Hinterland russe. Une telle fermeture aurait des conséquences importantes sur l’économie de ces États qui, en dépit de leur intégration européenne, voient leur population et l’activité de leurs ports baisser.
La montée des défiancesLes relations entre Russes et Baltes n’ont jamais été sereines. Les récits nationaux des Estoniens, des Lettons et des Lituaniens, même si leur construction joue parfois avec l’objectivité historique, résonnent de trop de traumatismes liés à la tutelle russe. Le narratif historique élaboré après l’éclatement de l’URSS diffère sensiblement de celui présenté en Russie. Les jalons décisifs en sont la conquête tsariste en 1721 (traité de Nystad avec la Suède), puis, après une période d’indépendance intense et contradictoire entre 1918 et 1940, la première soviétisation en 1940, suite au pacte Molotov-Ribbentrop, la conquête nazie, marquée par l’extermination des communautés juives, enfin, la seconde soviétisation en 1945, avec son cortège de déportations et de « purges ». Là où l’historiographie soviétique (russe aujourd’hui) parle de libération de l’occupation hitlérienne par l’Armée rouge en 1944, les historiens baltes parlent de seconde annexion. Les migrants russes installés entre 1945 et 1991 sont souvent qualifiés d’occupants, même quand il ne s’agissait ni de militaires ni de membres du KGB.
Pourtant, lors de l’éclatement de l’URSS, il paraissait possible que des relations différentes s’instaurent. Dès le lendemain de l’échec du putsch d’août 1991, Boris Eltsine (président de la RSFSR – Russie) et Mikhaïl Gorbatchev (encore président de l’URSS) reconnaissent tous deux l’indépendance des trois républiques baltes. Celle-ci acquise, leurs nouveaux dirigeants affichent clairement leur intention de se rapprocher de l’Union européenne (UE) et de l’OTAN considérée comme le seul garant de leur sécurité. Ils refusent toute intégration à la Communauté des États indépendants (CEI) créée autour de la Russie en décembre 1991, mais participent, dans les premiers mois de 1992, à diverses réunions techniques avec ses membres pour régler, par exemple, le partage et le fonctionnement des axes de transports (réseaux ferroviaires et tubes). Très vite, cependant, une série de dossiers délicats viennent raviver les méfiances réciproques.
Au début des années 1990, trois questions occupent les esprits avec de nombreuses interactions : la redéfinition des frontières entre la Russie et ses voisins estoniens et lettons, le départ des militaires et des forces de sécurité soviétiques (russes) et le statut des autres résidents russophones. Estonie et Lettonie réclament initialement le retour aux frontières fixées par les traités de 1920, mais modifiées par Staline qui avait rattaché, après 1945, plusieurs districts baltes au territoire de la RSFSR. Dans le même temps, les deux pays exigent le départ immédiat des Russes actifs comme militaires et membres du KGB et refusent de concéder la citoyenneté automatique aux autres résidents russes, créant un problème juridique (l’apparition de nombreux apatrides) qui va demeurer sensible pour de longues années (2). La résolution de ces conflits est d’autant plus délicate qu’au-delà des relations bilatérales à reconstituer, des considérations extérieures interfèrent. À Riga et Tallinn, on comprend vite que le refus russe de modifier les frontières issues de l’URSS bloquera tout le processus d’adhésion à l’Union européenne (les négociations en ce sens débutent en 1995). Les deux gouvernements acceptent donc le
statu quo, mais les nouveaux traités ne seront signés respectivement qu’en mars 2007 avec la Lettonie et en février 2014 avec l’Estonie !
Acceptant – à contrecœur – l’adhésion des trois États baltes à l’UE, Boris Eltsine, puis Vladimir Poutine vont cependant tout faire pour empêcher l’entrée dans l’OTAN, qui représente une des lignes rouges fixées par le Kremlin (rappelons que les Russes affirment avoir reçu, en 1989, des assurances de l’Alliance selon lesquelles celle-ci ne chercherait pas à s’étendre à l’est de l’Allemagne réunifiée). Les Russes retardent la fermeture des bases militaires, pourtant initiée en1993. L’essentiel des troupes est retiré dès août 1994 ; toutefois le radar de Skrunda est fermé en 1998 et le dernier soldat russe quitte le sol balte en octobre 1999. En échange, la Russie souhaite que le statut des nombreux résidents russes soit enfin réglé et se tourne sur ce point vers la Commission européenne pour qu’elle fasse aussi pression en ce sens, sans grand effet. Espérant encore éviter l’adhésion à l’OTAN, Boris Eltsine propose aux Baltes, en 1997, un « pacte de sécurité régionale » comprenant un « accord de bon voisinage et de garantie de sécurité réciproque », mais cette proposition est rejetée.
Durant toutes les années 1990, les presses baltes et russe se font l’écho de ces tensions, des pressions et menaces de sanctions. « Moscou et Riga préparent le blocus » titrent les
Izvestia du 11 mars 1998, quand la Russie envisage des sanctions économiques contre la Lettonie pour sa législation restrictive à l’égard des russophones. Le journal, au demeurant, ne manque pas de souligner que c’est une arme à double tranchant car, dans le même temps, une partie de ces « russophones » est active dans le commerce local et les ports. Des sociétés russes achètent certains éléments d’infrastructure et craignent d’être pénalisées si un tel blocus venait à être instauré. Alors que l’adhésion des trois États se précise (elle sera effective en mars 2004 pour l’OTAN et en mai pour l’Union européenne), un nouveau dossier épineux surgit, celui du transit entre la Russie et « l’exclave » de Kaliningrad lorsque cette région se retrouvera complètement entourée d’États de l’UE. Les autorités russes interviennent sur tous les plans, économique, diplomatique et militaire pour tenter d’obtenir un droit de transit sans visa, analogue au régime mis en place, naguère, entre la RFA et Berlin-Ouest, solution qui leur sera finalement refusée (3). Là encore, les dossiers interfèrent : mécontent de la décision du gouvernement lituanien de céder 33 % de la raffinerie de Majeïkiaï à l’américain Williams en 1999, alors qu’une vente avait été envisagée au profit de Lukoil, le président de cette compagnie réduit ses livraisons de brut à la raffinerie, la menaçant de fermeture. Néanmoins la Russie, affaiblie, ne parvient pas à obtenir qu’un statut normal soit accordé à tous les résidents russophones en Estonie et en Lettonie, et assiste à l’élargissement des structures atlantiques jusqu’à ses frontières. Pourtant, on voit peu à peu se dessiner une situation tout à fait nouvelle sur le plan des infrastructures régionales.
Ports et infrastructures de transport de la mer Baltique