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C) Économie

Marina Pourrias
11 janvier 2022

La Russie, nouvelle puissance alimentaire ?

2016, la Fédération de Russie se hisse au premier rang des exportateurs de blé. En 2017, elle enregistre un record avec 84 millions de tonnes de blé produites, puis un autre en 2018, avec 44 millions de tonnes exportées. La longue parenthèse qui a vu la Russie, ancien grenier à blé de l’Europe, importatrice nette, semble se refermer avec la montée en puissance d’une production agricole dont la valeur a été multipliée par huit en deux décennies. Quels sont les déterminants de cette (re)naissance ? En quoi ont-ils structuré la Russie agricole d’aujourd’hui, ses acteurs ? Quels sont les défis auxquels celle-ci fait face et les opportunités qui s’offrent à elle ?

L’agriculture, priorité nationale ?

Le passage, dans les années 1990, d’une économie soviétique planifiée, lourdement subventionnée, à une économie de marché avait marqué le déclin, aggravé par la crise financière de 1998, des productions agricoles (-43 % entre 1990 et 1999) (1).

Sous le premier mandat de Vladimir Poutine, 2005 marquait un tournant pour l’agriculture, érigée en priorité nationale, dotée en 2006 d’une Loi d’orientation de la politique agricole, en 2008 d’un premier budget quadriennal visant à renforcer la production primaire, puis d’un second en 2013, du double, avec un objectif d’autosuffisance. Entre 2013 et 2020, le Kremlin a ainsi budgétisé l’équivalent de 52,5 milliards d’euros pour soutenir ses producteurs : modernisation du matériel, aides directes à l’hectare, subventions aux intrants, prêts bonifiés, primes qualité, soutien des prix (7 % en moyenne au-dessus des prix mondiaux) (2). Si d’aucuns s’interrogent sur l’efficience des budgets, le résultat n’en est pas moins spectaculaire, avec une multiplication par neuf de la production de maïs, par cinq des oléo-protéagineux depuis 2000... hissant la Russie au niveau des grands producteurs mondiaux (Figure 1).
Garantir la sécurité alimentaire par l’autosuffisance est un maillon de la sécurité nationale scellé dans la Doctrine de sécurité alimentaire de 2010. Si sa première modification (2018) fixe l’objectif à 95 % minimum pour grandes cultures et produits carnés, la version de 2020 (3)  précise la philosophie en matière de sécurité alimentaire, sanitaire, et élargit les objectifs aux productions à valeur ajoutée : fruits, légumes et stratégiques (semences) (Figure 2). 
Les aides fédérales, renforcées dès 2014 en réaction aux sanctions commerciales européennes consécutives à la crise de Crimée, se sont ainsi inscrites dans une stratégie de Moscou résolument orientée vers la substitution d’importations et la protection du marché national pour stimuler la croissance de la production, la consolidation de supply-chains ainsi que l’émergence d’acteurs nationaux privés dans les secteurs essentiels.

Une agriculture aux mains des acteurs privés

Focalisé dès les années 1990 sur les spéculations les plus profitables (blé, betterave, légumes, tournesol, maïs, porc, volailles) et assurant 99 % de la production, le secteur privé recouvre une réalité et des trajectoires multiples, ainsi qu’en témoignent les dynamiques de développement des entreprises agricoles et fermes familiales.

Une analyse de la valeur et de l’évolution de la production agricole brute permet de discerner les caractéristiques essentielles qui ont structuré le développement.

Les entreprises agricoles assurent 53 % de la production, 2 % d’entre elles en représentent près de la moitié, concentration trouvant son origine dans l’implosion de l’URSS qui, à l’aube des années 1990, a ouvert d’immenses opportunités dans l’espace rural. Entre réforme agraire (1991), lois sur le foncier et les terres agricoles (2001-2002), la crise financière de 1998, la dévaluation du rouble, le renchérissement des importations et les possibilités de rachat des parts des salariés des anciennes structures collectives ont suscité l’intérêt des oligarques à investir. Si cette ouverture a permis l’émergence de fermes familiales et d’entreprises agricoles, certains des nouveaux venus dans ce secteur à la rentabilité prometteuse ont organisé leurs actifs au sein d’agro-business holdings (ABH) représentant la moitié des ventes et des profits engendrés par ce segment (4).

Leaders de certaines filières (Figure 3), le périmètre et l’actionnariat des ABH ont été marqués, ces dernières années, par des reconfigurations et faillites qui, témoignant des difficultés rencontrées (inefficiences, déficit de motivation des salariés, d’investissements) et de la vulnérabilité de leur modèle, suscitent des spéculations quant à la stabilité des systèmes nationaux de production alimentaire. La Fédération de Russie, pour une part majeure de ses approvisionnements, se révèle dépendante d’un nombre réduit d’ABH passées expertes dans l’obtention de subsides (5)  (41 % des aides fédérales en 2015 étaient fléchés sur 1,2 % des entreprises agricoles). Captant l’attention, fédérale et régionale, ces ABH, qui usent des dernières technologies sur d’immenses surfaces, contribueraient pour d’aucuns à limiter les perspectives de développement des autres entreprises agricoles et de l’emploi rural sur leur territoire d’implantation, et feraient douter de leur capacité à mutualiser et diffuser plus largement l’innovation, clef du succès pour l’accroissement de la productivité.

Concentration des capitaux, de la technologie, la propriété foncière agricole n’est pas en reste, où les ABH se taillent la part du lion. En 2020, quatorze d’entre elles détiennent des surfaces de plus de 0,3 Mha, parmi lesquelles Miratorg (1,047) et Prodimex (0,892) devancent de loin des groupes intégrés de premier plan tels que Cherkizovo et Gap Resurs (0,3). Une concentration croissante illustrée par le doublement, entre 2007 et 2019, des surfaces détenues par les cinquante-six premiers acteurs, parmi lesquels celles de Miratorg marquent une progression régulière.

Le panorama ne serait pas complet sans les 2,5 à 3 Mha détenus par des investisseurs étrangers ni les 3 Mha exploités en Sibérie et Extrême-Orient par des entrepreneurs chinois.

Leur contribution pour près de 50 % de la production est à mettre en perspective avec une population rurale (26 %) relativement stable, pour laquelle l’agriculture représente un cinquième des activités principales. Les seuls lopins, cultivant 4 % des surfaces sur des parcelles d’un hectare en moyenne, n’en contribuent pas moins, en 2017, à un tiers de la production. Tournés vers des productions à forte valeur (pommes de terre, fruits, légumes, lait, viande de bœuf), ils ne peuvent compter que sur le niveau rémunérateur des prix domestiques et la main-d’œuvre familiale, en l’absence d’un réel soutien de l’État (2 % des aides), susceptible de faciliter une transition vers des formes plus élaborées, voire coopératives.

Des districts en voie de spécialisation

En rupture avec l’ère soviétique, spécialisation des districts (Figure 4) et modification des dynamiques spatiales ont également accompagné ce développement.

Le Sud s’est distingué, dès les années 2000, comme moteur de croissance, avec une forte progression des productions de maïs, blé, tournesol, essentiels à l’alimentation animale, et de légumes. Ces performances s’appuient tant sur des avantages comparatifs qui ont motivé l’arrivée de nouveaux investisseurs –qualité des terres, douceur du climat, longueur des étés, accès aux capacités logistiques export (portuaires, routières, ferroviaires) –, que sur la présence de groupes intégrés à l’aval.

On assiste à un recentrage pour le Centre, où la culture de la betterave sucrière, qui renaît sur le plan national, a pris le pas sur celle des pommes de terre pour laquelle il figurait au premier rang. Il en va de même de la Volga, qui demeure le plus important producteur de lait et d’œufs, malgré une diversification en faveur des cultures de tournesol et de betteraves.

Si la production des autres districts a relativement peu évolué, la spécialisation dans les productions animales (viande, œufs) s’est accrue, notamment dans le Nord-Ouest et l’Extrême-Orient, qui complètent leur palette par des productions laitières et, pour ce dernier, par celle du soja, avec de belles perspectives de développement, notamment à destination du marché chinois. Quant à la Sibérie, où l’élevage prédomine, sa région sud la met en bonne place pour la production de colza, puis de blé et d’orge (Figure 5).

Politique agricole : des résultats contrastés



Les plans successifs ont permis l’accession à la quasi-autosuffisance et une réduction drastique du déficit commercial alimentaire de plus de 80 % sur la dernière décennie (Figure 6). Quel bilan peut-on dresser plus globalement pour les consommateurs et pour les filières ?
Les résultats remarquables obtenus dans différents secteurs (volailles, porc, sucre, sucre raffiné, huiles végétales) ont été salués dans le discours de Vladimir Poutine à Novo-Ogarevo en mai 2020 (6). Le président soulignait également l’ampleur des progrès encore attendus pour les fruits, légumes et productions bovines, produits à valeur ajoutée pour lesquels la Russie demeure très dépendante des importations et dont la demande devrait croître avec l’augmentation espérée du revenu par habitant – espérance pour l’heure déçue : après plusieurs années de diminution des revenus réels et en dépit de mesures visant à limiter les hausses, l’inflation accélérée a, dès 2019, fait exploser les prix des denrées de base, augmentant la part des dépenses alimentaires (28 % en 2019) dans le budget des foyers. Affaissement du rouble renchérissant le coût des imports, hausse des cours mondiaux poussant les opérateurs à exporter ? La raison, estiment certains, est à chercher dans le surcoût pour le consommateur d’une stratégie de substitution qui n’encouragerait ni l’amélioration de la qualité des produits ni la compétitivité.

Un potentiel d’exportation pour les commodités végétales

Dotée d’atouts, adossée à une surface cultivée de 130 Mha (sur 220 cultivables) qui la porte au troisième rang mondial (9% des terres, dont les Terres noires bien connues), la production se caractérise par une forte hétérogénéité : occupation de l’espace, modèles techniques, performances, forte variabilité climatique interannuelle et faibles rendements. Malgré l’ampleur du soutien financier public et privé, elle souffre d’un déficit d’investissements : matériel, technologie, infrastructures logistiques, mais aussi de savoir-faire, de main-d’œuvre qualifiée ainsi que d’une productivité du travail encore insuffisante. La levée de ces hypothèques pour atteindre le niveau de compétitivité nécessaire sur les marchés domestique et mondiaux reste un objectif prioritaire, avec des écarts à résorber très variables selon les productions et les opérateurs.

Si pour le blé tendre (85MT en 2020) la compétitivité prix, productivité, logistique, a permis à la Fédération de Russie de bousculer la hiérarchie établie des exportateurs internationaux, le territoire russe recèle un potentiel pour d’autres cultures conduites en conventionnel.

Avec 14 MT produites en 2020, une bonne profitabilité, l’avenir du maïs est lié à l’amélioration des rendements et de la productivité du travail. Pour le soja, nouvelle culture (4MT), tant l’amélioration des rendements que l’utilisation de variétés et inoculants adaptés aux conditions locales devraient permettre son essor sur les marchés internationaux. De belles perspectives, donc, que les acteurs internationaux n’ont pu ignorer : industries agro-alimentaires, chimistes, agro-équipementiers... ont investi sur le territoire russe, tel l’allemand Claas qui a choisi, en 2015, Krasnodar pour installer le plus moderne de ses quatre grands sites européens, dans un contexte d’embargo russe en riposte aux sanctions européennes.

Filières animales : entre déficit domestique et surplus à l’exportation

Avec des volumes multipliés, en vingt ans, par 5,8 pour le poulet, 2,7 pour le porc et une régression pour les viandes bovines, le secteur des productions animales est dominé par trois groupes. Intégrés verticalement en amont (grandes cultures, alimentation animale, où ils bénéficient de prix des céréales domestiques inférieurs aux niveaux mondiaux.) et à l’aval (transformation, voire distribution, restauration hors foyer), diversifiés (potagères), Cherkizovo (n° 1 de la volaille), qui caracole en tête, suivi à la corde par Miratorg (n° 1 du porc et des bovins) et Gap Resurs laissent loin derrière le peloton de leurs plus proches concurrents.

Les productions animales offrent des dynamiques très contrastées selon le secteur, avec un secteur bovin qui, encore peu industrialisé, est loin de satisfaire la demande locale. Des évolutions se font jour avec des effectifs bovins viande en croissance, tirés par une demande en produits qualitatifs et une productivité laitière qui devrait augmenter, compensant des effectifs déclinants par la substitution progressive aux races mixtes locales de races à haut potentiel laitier.

Les secteurs volailles et porc, en revanche, ont atteint les objectifs d’auto-suffisance qui leur étaient fixés. Le ralentissement attendu de la croissance devrait durcir la concurrence entre des opérateurs (vingt assurent plus des deux tiers de la production) que la faiblesse du rouble a déjà mis sous pression. S’ouvre la perspective d’une intensification des consolidations qui devrait bénéficier aux plus résilients et imposer à ces acteurs, dont certains talonnent dès à présent leurs concurrents internationaux, une amélioration de leur compétitivité que l’on commence à voir se dessiner selon deux axes :

– recherche d’effets d’échelle grâce aux marchés export (pays voisins, ouverture sur le Vietnam, Hong Kong...) auxquels le secteur porc a su accéder en dépit de (et grâce à) une peste porcine africaine endémique, tant sur le territoire national que dans certains pays d’Asie. Quant aux acteurs du secteur volailles, GAP Resurs, Cherkizovo, Miratorg et Belgrankorm se sont déjà frayé un chemin au Vietnam, au Moyen-Orient, et devraient développer leur présence sur le stratégique marché chinois, ouvert dès mai 2019 aux produits russes, à l’instar de Cherkizovo qui, dans le cadre d’un partenariat avec Cargill Chine et Cofco, développe son offre auprès de la grande distribution et de la restauration hors foyer ;

– montée en gamme, avec viandes « alternatives » (dinde, lapin) et produits à forte valeur ajoutée, tel Cherkizovo qui mise, à terme, sur leur contribution à 80 % de ses ventes. Révision de sa gamme porc transformé frais, repositionnement de la marque, construction près de Moscou d’une unité « 4.0 » de production de salami (technologie italienne) annoncée comme la plus importante d’Europe, extension de capacités de production de viande de dinde avec l’espagnol Grupo Fuertes, acquisition de deux unités de transformation du finlandais ATRIA, Cherkizovo n’omet cependant pas d’investir dans ce qui demeure un point faible de la compétitivité de l’élevage russe, la génétique animale. Son récent contrat de collaboration avec le néerlandais Hendrix genetics devrait lui permettre, en intégrant leurs souches maternelles, d’actionner ce levier de compétitivité.

Entre défis et ambitions stratégiques

Si les plans de développement ont fait la part belle aux objectifs de réduction de la dépendance aux imports et à l’autosuffisance, les récentes évolutions dénotent une volonté de progresser sur l’échelle de la compétitivité, de la qualité et sur la pénétration des marchés mondiaux.



Faire de la Russie l’autre pays du vin ?

Une ambition étonnante pour un acteur à la treizième place mondiale, avec une surface de quatre-vingt-quinze mille hectares ? C’est oublier l’histoire d’une production qui a débuté avant notre ère et qui, après de nombreuses vicissitudes, vit une renaissance depuis 2000, tirée par un réel engouement des nouveaux consommateurs et des oligarques attirés par des opportunités d’investissement. Les mesures législatives entrées en vigueur en 2020, relatives aux règles de production (fabrication exclusivement à partir de raisins locaux), contrôle de la qualité, protection des appellations géographiques, favorisent la production locale. « Nous avons tout ce qu’il faut pour faire du vin notre principale exportation », déclare D. Kisseliov, « figure majeure des médias d’État et responsable de l’association des viticulteurs » (7).



Développer l’horticulture

En dépit de conditions économiques dégradées et de la recherche de produits bon marché, le consommateur russe se préoccupe de sa santé : 50 % se déclarent prêts à payer plus cher, et 20 % en ont les moyens, pour des produits de qualité (produits frais, légumes...).

Le secteur des fruits et légumes n’a pas fait pas exception à l’enthousiasme qui a gagné jusqu’aux héritiers des élites oligarchiques. Rouble faible renchérissant les prix à l’importation, priorité à l’autosuffisance ont aiguisé l’appétit des investisseurs et fait bondir la production domestique de légumes sous serre (+80 % en cinq ans), tirée par les variétés à haut rendement et l’adoption des plus récentes technologies. La situation est à nuancer pour les productions traditionnelles de plein champ (panier Borchtch, pommes de terre) dont la profitabilité a été dégradée par une baisse tendancielle des prix, une désaffection croissante des consommateurs, dans un contexte de hausse des coûts de production. Si d’aucuns spéculent sur les marchés export pour pallier l’atonie du marché domestique, leur accessibilité suppose l’acquisition de connaissances marchés et la mise en place d’une logistique adaptée qui font encore défaut.



Assurer 10-15 % de l’offre mondiale en produits bio à l’horizon 2035 

Avec une demande décuplée en quinze ans, estimée à 160 millions de dollars (2016), l’engouement des classes russes aisées pour les produits bio a motivé l’investissement dans un secteur où la part de la production nationale représente déjà 20 %. Bien que discrète au regard d’une demande mondiale frôlant les 100 milliards de dollars (2018), leur croissance a suscité l’intérêt du gouvernement fédéral dès 2015. Si, pour l’heure, la Fédération de Russie exporte céréales et oléo-protéagineux vers les marchés de l’industrie animale d’Europe du Nord, elle ambitionne de devenir un acteur majeur sur le marché mondial. La promulgation de la Loi du 1er janvier 2020, encadrant et définissant les produits « biologiques » tout en marquant une volonté d’alignement sur les normes UE, donne le ton. Malgré la faible surface conduite en bio (moins d’1Mha) et le faible effectif des producteurs certifiés aux normes UE (quelques dizaines), les objectifs de conversion fixés à 30Mha laissent imaginer le potentiel d’offre de la Russie face à une demande mondiale qui peine à être satisfaite et qui pourrait, aux yeux des dirigeants russes, favoriser le développement de la Sibérie.

Les hypothèques à lever pour l’avenir

En dépit de statuts pédoclimatiques et de situations d’accès logistique dissemblables, les superficies exploitables pourraient doubler dans les cinquante ans, à la faveur d’un changement climatique dont les effets sont déjà perceptibles. De même, à plus court-terme, les rendements, en usant plus largement des leviers technologiques intrants et de l’amélioration variétale, pourraient rapidement égaler ceux des grands pays producteurs. Face à ces enjeux, subsistent des faiblesses notoires : déclin rural, perte d’emplois agricoles, insuffisance de la formation et de la recherche en matière d’agriculture, manque de main-d’œuvre qualifiée, faible productivité du travail. Autant d’insuffisances auxquelles, dans sa deuxième phase d’implémentation (2018-2025), le Programme pluriannuel pour le Développement agricole semble vouloir, pour partie, remédier.

Si le développement des exportations s’affiche toujours comme objectif majeur, avec une priorité donnée à l’amélioration des infrastructures, à la promotion à l’étranger et à la conformité aux normes phytosanitaires, la question de l’agriculture familiale et du développement rural remonte désormais dans l’agenda. En témoigne le plan de Développement intégré des territoires ruraux lancé au début de 2020, qui priorise l’investissement dans le capital humain, clef de la croissance à long terme, ainsi que les infrastructures et services en milieu rural.

Les finalités du Projet ministériel pour l’agriculture digitale 2019-2024, visant à accélérer la digitalisation du secteur, ont été mises en avant : sécurité alimentaire et sanitaire, doublement de la productivité du travail, développement des exportations. S’inscrivant dans le Programme national de digitalisation de l’économie de 2018, qui prend acte du retard d’une nation dont l’investissement numérique est l’un des plus bas du monde (moins de 0,5 % des investissements totaux en 2017), le Projet prévoit l’instauration de plateformes, bases de données, blockchains, le développement du big data et de l’intelligence artificielle, qui accélèreront la pénétration du digital et l’innovation dans un secteur dont la capitalisation a déjà ouvert la porte à l’agriculture de précision. Ce déploiement s’appuiera sur l’articulation d’une politique fédérale volontariste avec des projets déclinés aux différents niveaux, régional et entreprise.

Montée des qualifications, innovation, transfert et mutualisation des technologies, du savoir-faire, resserrement des liens entre production agricole et industries de transformation, via notamment l’intégration verticale, sont autant de leviers déterminant l’augmentation de la compétitivité et favorisant la croissance à long terme. Si les investissements dans les infrastructures, l’innovation technologique (génétique animale, végétale) ainsi que la santé végétale et animale, sont priorisés, leur réalisation en sera d’autant plus facilitée qu’elle s’inscrira dans des améliorations du cadre général de l’investissement et de l’activité économique. Le Décret du 21 juillet 2020, relatif aux objectifs de développement national à l’horizon 2030, introduit bien une nouvelle cible s’agissant de l’investissement productif, mais reste à compléter – protection des investissements et des investisseurs, concurrence, réduction de l’emprise du secteur public sur l’économie… – et suppose également la levée par l’Occident des restrictions d’accès des entreprises russes au financement externe et aux technologies.

La Russie, nouvelle puissance exportatrice

Les hypothèques susceptibles de grever le développement de la puissance agricole ont donc été prises en compte dans les dernières orientations fédérales, de même que les leviers de compétitivité nécessaires. Réduction de la pauvreté, augmentation de la durée de vie, développement durable du territoire et des filières figurent désormais dans les orientations jusqu’en 2030. Pour autant, le développement de l’export continue à bénéficier d’une attention toute particulière.

À cet égard, l’année 2018 a marqué un tournant, avec des exportations agricoles excédant d’un bon tiers les ventes d’armes (15,6 milliards de dollars), source traditionnelle de revenus pour la Fédération de Russie, après les recettes d’hydrocarbures. Nul ne s’étonnera que le développement des exports de produits alimentaires, pour l’heure des commodités, figure désormais en haut de l’agenda fédéral, avec un objectif de 45 milliards de dollars, fixé par Vladimir Poutine à l’horizon 2024. Cet objectif est en voie de réalisation, si l’on considère les progrès enregistrés en 2019 (25 milliards de dollars), puis 2020 (30,7 milliards de dollars), année charnière qui a vu la Russie devenir exportateur net.

L’emprise croissante du gouvernement fédéral sur les opérateurs et infra-structures d’exportation atteste également du caractère stratégique des produits agricoles (céréales notamment), à la fois vecteurs de revenus, de sécurité et de puissance. Les opérations menées ces dernières années ont ainsi renforcé le contrôle des flux export, donné l’avantage aux opérateurs russes pour l’accès aux terminaux portuaires en eau profonde de la mer Noire (desserte des grands marchés nord-africains), facilité la prééminence des sociétés de trading russes (RIF, Mirogroup...) sur leurs consœurs internationales. 2019, pour sa part, a été une année de grandes manœuvres aboutissant à la consolidation du contrôle des actifs de Mirogroup, Rustranscom (opérateur ferroviaire), des terminaux en eau profonde de Taman (passage essentiel entre mer d’Azov et mer Noire) et Novorossiïsk (mer Noire)… entre les mains de la deuxième banque de Russie VTB. Ce dispositif, annoncé comme transitoire (stratégie « Expand and exit ») dans l’attente de l’émergence d’un champion national, permet à VTB, avec la création en 2020 de la holding Demetra, où elle détient la majorité des actions, de partager le contrôle opérationnel des actifs céréaliers (du trading à la logistique) avec les groupes russes Agronova (agrochimie) et Marathon (distribution alimentaire et agricole, pharmacie). En parallèle de ce qui apparaît comme la constitution d’un cluster de contrôle d’activités essentielles impliquant une participation croissante de quelques oligarques à ce projet de « privatisation », le gouvernement fédéral a conçu, d’ici à 2024, un vaste plan d’amélioration des infrastructures, notamment portuaires, révélant son ambition de s’affranchir de certaines dépendances logistiques (Louga/ports baltes), de développer les débouchés exports (Lagan pour servir pays du Golfe et Inde via l’Iran, la Chine) et de capitaliser sur les positions acquises en Méditerranée (Tartus en Syrie).

Après avoir réduit la précarité économique de sa population et assuré son approvisionnement alimentaire, la Russie affirme vouloir nourrir le monde (8). Le désir national de reprendre une place dans le concert des grandes nations trouve ainsi à se satisfaire dans la volonté de Moscou de positionner la Russie agricole sur l’échiquier mondial. Cette stratégie sait pouvoir se nourrir d’un avantage comparatif que devrait renforcer le changement climatique, ouvrant à l’exploitation l’immense Sibérie, déjà objet de convoitise de son puissant voisin et partenaire chinois.

Source d’espoir et argument de négociation dans un contexte de besoin croissant de sécurité alimentaire, source d’inquiétude pour les grands producteurs exportateurs qui voient leurs modèles menacés... la nouvelle puissance agricole russe est un important levier géopolitique dont la Fédération ne se privera pas, remettant en question les grands équilibres d’un monde en recomposition.

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1. W. Liefert et al., Productivity growth and the revival of russian agriculture, USDA ERS, nb 228, April 2017.

2. OECD, Russian Federation Agricultural Policy Monitoring and Evaluation, 2020.

3. USDA, Russian Federation : New food security doctrine adopted, FAS, April 2, 2020.

4. Z. Lerman et al., Growth and institutional challenges in Russian Agriculture, Researchgate, April 2016.

5. USDA FAS, Russian Federation, Livestock and Products annual, GAIN Report, January 9, 2020.

6. “Putin urges for higher competitiveness of domestic agriculture on world markets”, tass.com, May 20, 2020, www.tass.com

7. « La Russie veut devenir un acteur mondial du vin », Conflits-Agriculture, économie, énergies et entreprises, Europe de l'Est, 22 août 2020.

8. “Russia seeks to feed the whole planet”, December 4, 2018, https://www.rt.com




Photo : flickr.com, Фотобанк Moscow_Live (Zemlanika_NBu_B12, ЗАО "Совхоз им. Ленина", поле с земляникой).