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C) Économie

Hugo Estecahandy Hugo Estecahandy
26 janvier 2022

Les industries de minage de cryptomonnaies en Russie

Le 1er janvier 2021 entrait en vigueur la Loi fédérale 259 et, par là même, le tout premier cadre légal pour les cryptomonnaies (bitcoin, ether, litecoin…) en Russie. Si elles ne peuvent pas légalement servir de moyen de paiement, la spéculation et l'échange contre des monnaies fiduciaires (rouble, dollar, euro) sont en revanche autorisés. La loi permet et encadre également leur minage, c’està-dire leur processus de création qui consiste à utiliser de la puissance de calcul informatique afin de sécuriser les transactions et, in fine, d’inventer de nouvelles unités de cryptomonnaies.

La Russie est l’un des territoires où le minage est le plus développé, une activité devenue de plus en plus lucrative avec l’envol de la valeur de certaines cryptomonnaies, ces dernières années. Des fermes de minage – ces infrastructures accueillant la puissance de calcul nécessaire – d’ampleur industrielle y ont été construites. Avec le bannissement du minage annoncé par la Chine en mai 2021, pays qui concentre la majeure partie des capacités de calcul, une redistribution géographique du minage à l’échelle internationale pourrait s’amorcer et échoir en partie à la Russie.

Des ressources russes favorables au minage de cryptomonnaies

En avril 2021, la Russie renfermait près de 7 % de la puissance de calcul de la cryptomonnaie bitcoin (1). C’est un peu plus que le Kazakhstan (6,2 %) et un peu moins que les États-Unis (7,2 %), tous trois bien loin derrière la Chine, qui concentre la grande majorité des capacités de calcul (65 %). Ces chiffres restent indicatifs, tant les données disponibles sont parcellaires, mais témoignent de la place importante qu’occupe le pays dans l’industrie mondiale des cryptomonnaies.

Le territoire russe répond tout d’abord à l’importante demande en énergie du minage, à un prix attractif. L’électricité est la principale ressource nécessaire pour alimenter des processeurs – parfois plusieurs milliers rassemblés dans une seule ferme – tournant sans interruption. Cette énergie est aussi utilisée pour faire fonctionner les systèmes de refroidissement des calculateurs à une température pouvant dépasser les 100 °C. Certains producteurs d’électricité ont alors vu le minage comme une aubaine pour vendre un surplus d’énergie non stockable, à des tarifs avantageux, afin d’attirer des mineurs cherchant des coûts toujours plus faibles.

Ainsi, en Russie, des accords étaient directement conclus entre compagnies d’électricité et opérateurs de fermes de minage, et ce, avant l’entrée en vigueur de la Loi 259. Par exemple, en janvier 2020, une filiale de Rosatom dépensait près de 5 millions de dollars pour la construction d’une ferme de minage de trente mégawatts, proche de la centrale nucléaire d’Oudomlia (région de Tver). Des dizaines de fermes sont ainsi apparues à travers la Russie, de Kaliningrad à Vladivostok.

L’électricité russe bon marché n’est pas le seul facteur de la localisation du minage dans la Fédération, dont certains territoires disposent également d’un climat froid et sec, propice au refroidissement des processeurs sensibles à l’humidité. Le pays est également traversé d’est en ouest par plusieurs dorsales de fibres optiques, offrant à de nombreux territoires russes une connexion internet rapide et fiable, nécessaire à l’efficience du minage.

La Sibérie orientale, principal réceptacle du minage russe

La concentration de ces ressources au sein de certains espaces fait naître de véritables lieux de prédilection pour le minage. Ainsi, avec l’électricité la moins chère du pays, une température moyenne annuelle d’1 °C et la dorsale internet eurasienne qui traverse son territoire, la région d’Irkoutsk compte des fermes parmi les plus puissantes du pays (2). Sur le fleuve Angara, alimenté par l’immense lac Baïkal, se trouvent d’imposants barrages hydroélectriques construits à l’époque soviétique pour alimenter une industrie qui a, depuis, grandement périclité. Une partie de cette énergie sert aujourd’hui à alimenter des processeurs qui minent des bitcoinsDes fermes d’une puissance d’une centaine de mégawatts y ont vu le jour, telle la plus puissante de Russie, dans la ville de Bratsk. L’important héritage industriel soviétique de la ville, spécialisée dans l’aluminium, a permis de réhabiliter une usine en friche en ferme de minage et, à celle-ci, de bénéficier du deuxième barrage hydroélectrique le plus puissant de Russie.

Si des infrastructures similaires ont fleuri dans d’autres villes de la région, la ferme de Bratsk témoigne d’une concentration des retombées positives du minage industriel. L’électricité de la région est monopolisée par des filiales du géant de l’énergie En+, groupe qui possède majoritairement Rusal, leader de l’aluminium. Ainsi, l’entreprise détient une partie des principales ressources nécessaires au développement de l’activité, dans la région russe la plus attractive pour le minage, et en est donc la principale bénéficiaire. De plus, cette implication directe de structures (En+, Rusal) visées par des sanctions économiques américaines (jusqu’en 2019) pose la question des intérêts, autres que commerciaux, que peuvent trouver certains acteurs dans le minage.

Les cryptomonnaies permettent à leur propriétaire d’accéder à un réseau financier alternatif, hors de portée des sanctions occidentales. Une opportunité qui a pu intéresser Oleg Deripaska, oligarque et proche du président Poutine, qui s’est officiellement éloigné de la direction d’En+ pour épargner à l’entreprise et ses filiales les sanctions le visant personnellement. C’est d’ailleurs cette caractéristique qui a d’abord entraîné le développement du minage, à une échelle domestique, dans la région d’Irkoutsk. Des habitants ont profité du faible coût de l’électricité pour miner des cryptomonnaies en installant du matériel dans leur salon, leur garage ou leur datcha. Cela leur a permis de développer une activité de subsistance, dans une des régions de Russie où le taux de pauvreté est des plus élevés, et également de s’émanciper d’un système bancaire russe onéreux.

Une redistribution géographique mondiale du minage qui pourrait profiter à la Russie ?

Alors que la Chine concentre la majeure partie de la puissance de calcul du minage de cryptomonnaies, Pékin annonçait, en mai 2021, son souhait d’interdire l’activité sur son territoire (3). Après cette déclaration, nombreux sont les gérants de fermes chinoises à vouloir relocaliser leur activité. Certains ont même rejoint le Kazakhstan voisin où l’électricité est peu chère, avec des milliers de processeurs, durant la nuit suivant cette annonce. Les autres options envisagées pour la relocalisation de cette importante puissance de calcul sont les États-Unis ou le Canada, qui jouissent, certes, d’une stabilité politique plus forte, mais n’ont pas forcément ni les tarifs d’électricité les plus attractifs ni les capacités d’accueil nécessaires pour répondre à l’énorme demande venant de Chine. La Russie pourrait donc devenir le réceptacle d’une force de calcul encore plus importante. Mais, malgré la récente législation, les mineurs potentiels risquent d’être freinés par la volonté de contrôle des autorités russes sur le secteur numérique (4). Néanmoins, même si l’avenir de cette industrie est incertain, tant la valeur des cryptomonnaies est fluctuante et la géographie de sa production mouvante au gré des disponibilités de ressources, elle pourrait davantage profiter à certaines structures et personnalités russes, acteurs de l’énergie en tête, parfois proches de l’État.

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1. "Bitcoin Mining Map", Cambridge Center for Alternative Finance, https://cbeci.org/mining_map

2. H. Estecahandy, K. Limonier, « Cryptomonnaies et puissance de calcul : la Sibérie orientale, nouveau territoire stratégique pour la Russie ? », Hérodote, La Découverte, n° 177/178, juin 2020, pp 253-256, https://www.herodote.org/spip.php?article952

3. G. Volpicelli, "China Has Triggered a Bitcoin Mining Exodus", Wired.com, June 6, 2021, https://www.wired.com/story/china-bitcoin-mining-exodus/

4. F. Musiani et al., “Digital sovereignity : can Russia cut off its Internet from the rest of the world ?”, The Conversation, October 28, 2019, https://theconversation.com/digital-sovereignty-can-russia-cut-off-its-internetfrom-the-rest-of-the-world-125952