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A) Politique étrangère & défense

Isabelle Facon Isabelle Facon
1 novembre 2019

La Russie et l’Occident : un éloignement grandissant au coeur d’un ordre international polycentrique

Le bilan diplomatique de la première année du quatrième mandat de Vladimir Poutine projette l’image d’une Russie peu encline à œuvrer à une amélioration de ses rapports stratégiques avec les pays occidentaux. Terminant l’année 2018 sur la crise du détroit de Kertch, le Kremlin a encore dégradé son image en accueillant l’élection du nouveau président ukrainien, Volodymyr Zelensky, qui avait affiché sa volonté d’engager un dialogue avec Moscou sur le Donbass, par l’annonce de mesures facilitant l’octroi de passeports russes aux résidents des territoires séparatistes (1). Quelques mois plus tôt, le président Poutine avait réagi à l’annonce de Washington sur son retrait du traité FNI en en suspendant à son tour l’application, en ordonnant le développement de nouveaux missiles et en demandant à ses ministres de la Défense et des Affaires étrangères de ne plus chercher à initier des discussions sur l’avenir de la stabilité stratégique (2). En parallèle, Moscou, sur certains dossiers internationaux brûlants – République centrafricaine, Libye, Venezuela – a pris des initiatives que les capitales occidentales ont, d’une manière générale, assez peu appréciées.Des diplomates occidentaux, répondant à une critique fréquente selon laquelle leur effort pour entretenir le dialogue avec la Russie ne serait pas suffisant, contestent en soulignant le fait que la Russie ne se montre pas réceptive à leurs tentatives. De fait, Moscou donne l’impression de ne pas chercher à apaiser la tension avec le monde euro-atlantique et, sur le « vecteur occidental » de sa politique extérieure, de consacrer son énergie principalement à amplifier les divisions entre les pays occidentaux et à brider leurs marges de manœuvre. Sur la forme, le ton de la Russie est jugé souvent « abrasif, arrogant et boudeur » (3), ce qui, accompagné des nombreuses démonstrations de force militaire, contribue à la dramatisation des enjeux et du climat de tension. Qu’en est-il de l’état d’esprit à Moscou ?

« Peu amène et biaisée » : le jugement de Moscou sur la posture de dialogue occidentale

Une cause de l’attitude effectivement peu amène de la Russie est la perception selon laquelle « de l’autre côté », un trop grand nombre d’acteurs sont hostiles à l’idée de rouvrir le jeu avec Moscou, et le resteront durablement. Aux États-Unis, constatent les experts russes, l’establishment est trop hostile à la Russie pour que la publication, en avril 2019, du rapport Mueller, qui invalide le soupçon de collusion entre l’équipe de campagne de Donald Trump et Moscou, modifie sensiblement la donne dans les relations bilatérales, et ce indépendamment de ce que souhaite le président américain. Des experts russes ont imputé à des « instructions personnelles » de ce dernier la succession de visites à Moscou, au printemps 2019, de hauts responsables américains (F. Hill, M. Pompeo, S. Biegun, Z. Khalilzad) et d’autres contacts de haut niveau entre les deux pays. Mais leur appréciation reste qu’en dehors de Donald Trump lui-même, « personne […] dans son administration – et Pompeo moins que les autres – ne brûle du désir de s’occuper de l’aménagement de l’interaction avec Moscou », état de fait qu’aggrave le « ferme consensus bipartisan antirusse » au Congrès (4). Cela explique que Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, considère que « la confrontation est malheureusement devenue la norme » dans l’interaction Washington-Moscou (5). L’analyse selon laquelle le président Trump sera, quoi qu’il arrive, gêné dans sa « politique russe », qu’il voudrait sans doute moins hostile, s’est enracinée en Russie. Le retrait des États-Unis du traité FNI y a été interprété comme la traduction d’un manque de volonté de Washington de parler de l’avenir de la stabilité stratégique avec Moscou, alors que cet enjeu, il n’y a pas si longtemps, « semblait être un sujet de discussion inévitable entre les deux pays ». Cela reflète, analyse-t-on à Moscou, la « forte animosité de Pompeo et Bolton à l’égard de la Russie » (6). Les autorités russes déplorent d’ailleurs l’absence de réponse aux propositions qu’elles ont faites sur ce thème lors de la rencontre Poutine-Trump à Helsinki en juillet 2018 et le manque d’intérêt des États-Unis pour le rétablissement d’un plein dialogue entre les institutions militaires ou encore la reprise de discussions sur la cybersécurité (7). L’incompatibilité des visions du monde des deux pays s’illustre, entre autres, dans leur opposition face à la crise politique au Venezuela ou dans leur mésentente sur l’avenir de la Syrie.

La Russie semble aussi considérer qu’elle n’a rien de tangible à attendre du côté de l’Europe. Elle estime avec constance, et un agacement perceptible, que les pays européens sont irrémédiablement incapables d’autonomie stratégique à l’égard des États-Unis (8) et qu’ils refusent de prendre leurs responsabilités face à la dégradation de la situation stratégique européenne et internationale. Cette conviction gagne en vigueur chaque fois que les sanctions sont renouvelées, montrant, selon Moscou, que même les pays qui affichent une intention de rétablir des relations plus apaisées avec elle ne sont pas prêts à contrarier les États-Unis et les grandes puissances européennes en votant contre ces sanctions. Le soutien de l’OTAN, donc des alliés européens, à la décision américaine sur le FNI est venu appuyer cette analyse du Kremlin – d’autant que celui-ci aura fait son possible pour rendre crédible la menace d’une réédition de la crise des euromissiles, sans effet très notable sur la position des Européens. Il accuse ces derniers, dont la ligne concernant l’Accord de Vienne sur le nucléaire iranien est jugée insuffisamment ferme, de ne pas avoir le courage de leurs opinions – vis-à-vis de Washington mais aussi de Kiev. On a ainsi pu entendre Sergueï Lavrov reprocher, non sans sarcasme, aux diplomates européens de ne pas formuler publiquement les positions critiques qu’ils relaient pourtant, selon lui, auprès de Kiev – parce qu’il serait « politiquement incorrect de critiquer ceux qui “apportent la liberté au peuple d’Ukraine” » (9). Sans doute pour éclairer d’un autre jour leur décision de faciliter la délivrance de passeports aux Ukrainiens du Donbass, les dirigeants russes regrettent également qu’il n’y ait pas eu de réaction européenne audible à la loi sur la langue ukrainienne adoptée par la Rada [le parlement ukrainien] au lendemain de l’élection présidentielle.
Dans ce cadre, la perspective des autorités russes est que, lorsque les responsables occidentaux font état d’une volonté d’entretenir le dialogue avec Moscou, leur objectif est en fait d’amener celle-ci à accepter leur point de vue sur bon nombre de dossiers internationaux. C’est ce qu’évoque en substance le vice-ministre des Affaires étrangères Sergueï Riabkov quand il indique : « Pour l’instant nous ne voyons pas de disposition de Washington et de ses alliés à interagir avec nous sur la base de l’égalité et à prendre en compte les intérêts légitimes de la Russie » (10). Son ministre se veut encore plus explicite en déclarant que « [l]es problèmes devraient être résolus via un dialogue direct et non via des déclarations selon lesquelles [les Européens] sont favorables à la coopération avec la Russie dès lors que celle-ci accepte toutes leurs exigences » (11). Même les éléments qui pourraient susciter quelque convergence, comme « l’esprit de réalisme politique » qui, selon des politologues russes, régit la vision internationale de Donald Trump, ne produisent pas de rapprochement puisque, comme l’ont montré les initiatives de l’administration américaine sur la Chine, l’Iran et la Corée du Nord, « il ne s’agit pas de rechercher la mise en balance des intérêts [des uns et des autres], mais d’imposer la volonté du plus fort », ce que la Russie ne saurait accepter (12). C’est d’ailleurs probablement l’une des raisons pour lesquelles elle se positionne sur des dossiers dans lesquels les Occidentaux ont des intérêts importants. Le but en est d’équilibrer les choses en suscitant « des coûts de transaction pour la politique étrangère américaine, [en forçant] l’Occident à traiter avec Moscou, afin, au bout du compte, d’imposer une négociation sur [ses] intérêts majeurs » (13).

Le discours officiel martèle que les pays occidentaux cherchent à faire payer à la Russie sa détermination à poursuivre une politique étrangère indépendante – les sanctions en étant, aux yeux des Russes, une illustration. Ainsi, le ton est généralement très pessimiste quant aux perspectives d’amélioration des rapports russo-occidentaux. Pour certains politologues, l’OTAN « a récemment introduit la notion de la Russie comme menace civilisationnelle du fait que la civilisation russe serait fondée sur des principes qualitativement différents de la civilisation occidentale… » (14). Une telle interprétation, qui rejoint celle voulant que l’Alliance, pour justifier sa survie, ait besoin de la « menace russe », montre une radicalisation des approches.

Il faut dire que les autorités russes ont un intérêt à mettre en exergue cette vision, qui trouve un écho dans l’opinion publique. En effet, explique un spécialiste russe, « les élites politiques et la société russes attachent du prix à la souveraineté de la Russie, au-dessus des bénéfices, économiques et autres, liés au fait de céder de la souveraineté » (15). Toutefois, si la dimension d’instrumentalisation à des fins de politique intérieure existe bien, l’attitude de la Russie – entre agressivité, cynisme, et raillerie – n’en reflète pas moins la profondeur de son ressentiment, motivé, dans sa fermeté, voire sa rigidité, par sa perception selon laquelle, depuis la fin de la « guerre froide », les Occidentaux n’ont eu de cesse de miner ses intérêts stratégiques et de sécurité.

Le temps joue-t-il pour la Russie ? L’« agressivité occidentale » comme accélérateur de la multipolarisation de l’ordre international

Une autre explication de ce qui apparaît comme un manque d’initiative de la part de Moscou pour tenter de remettre les rapports russo-occidentaux sur une voie moins défavorable réside sans doute dans la conviction de nombreux décideurs et experts russes que le temps joue pour la Russie. Dans cette perspective, il est urgent d’attendre de voir si, sous la pression des différentes crises et tensions auxquelles elles sont soumises, l’OTAN et l’Union européenne ne devront pas d’elles-mêmes en revenir à des positions plus souples envers Moscou. Cette hypothèse est évoquée, par exemple, par le chercheur britannique Mark Galeotti : « Moscou pense que les divisions et le manque de capacité des sociétés démocratiques à accepter des coûts et à maintenir leurs caps fragmenteront l’unité occidentale » (16). Un politologue russe partage cet avis, l’appliquant, lui aussi, aux deux parties : « Chacune […] voit la solution dans l’érosion du potentiel de l’opposant ou dans le fait qu’il reprendra ses esprits à un moment ou un autre et changera sa politique. […] la Russie et l’Occident pensent que le temps joue pour eux, par conséquent aucun ne se presse d’accélérer les évolutions » (17).

Favorise également la position d’attente de Moscou sa perception d’une multipolarisation du monde qui s’accélère et devrait lui être bénéfique puisqu’elle en a été l’un des plus fervents et précoces soutiens. Elle compte, dans cette approche, sur la politique de l’administration Trump, qui, entre autres, bouscule les relations transatlantiques et durcit les rapports stratégiques avec la Chine. Pour Sergueï Lavrov, s’exprimant devant l’Académie diplomatique, l’organisation multipolaire du monde s’impose dès lors que « le modèle de développement libéral occidental, qui stipule, en particulier, une perte partielle de souveraineté nationale, devient moins attractif et n’est plus vu comme un modèle parfait pour tous ». Il semble que Moscou, tout en craignant l’agressivité à laquelle les Occidentaux sont enclins pour s’opposer à cette tendance (18), escompte qu’elle renforcera les rangs des États qui s’en inquiètent et souhaitent y faire obstacle. Cela pourrait permettre à la Russie, porte-flambeau de longue date du thème de la multipolarité, de bénéficier de plus nombreux soutiens parmi les pays qui, comme elle, l’Inde et la Chine, n’ont pas renoncé à corriger une situation qui voit leur « potentiel […] mal représenté dans les structures globales ». Dans le même ordre d’idées, le ministre des Affaires étrangères salue la tendance à la « politisation » du G20 – dans le sens où, de plus en plus, ce groupement traite de questions de politique internationale, ce qui renforce son autorité par rapport au « vieux » G7.

Le message sur l’action déstabilisante des pays occidentaux est mobilisé tous azimuts. En visite au Japon, Sergueï Lavrov leur a imputé l’accumulation de problèmes de sécurité « dans la région Asie Pacifique et dans le monde en général », expliquant cet état de fait par leur souci « de freiner voire d’inverser la formation objective d’un ordre mondial polycentrique » (19). Moscou se plaît visiblement à rappeler son rôle précurseur dans le mouvement de rejet de ce qu’elle voit comme les comportements abusifs de l’Occident, États-Unis en tête, depuis la fin de la « guerre froide ». Le rôle d’Evgueni Primakov, ministre des Affaires étrangères de 1996 à 1998, est salué : on rappelle son engagement en faveur de la multipolarité, dont il aurait semé la « première graine » avec la formation du RIC – réunion régulière entre les ministres des Affaires étrangères russe, indien et chinois, dont la seizième édition s’est tenue en février 2019. Ce forum, que les trois pays semblent actuellement revaloriser, est présenté comme un premier effort en vue de la création d’un « contrepoids objectif, non confrontationnel, à la domination occidentale », sans oublier ses « excroissances » apparues depuis, dont les BRICS (20).

Un autre axe du discours de politique internationale du Kremlin insiste sur le fait que les États-Unis, n’étant plus suffisamment compétitifs, évoluent vers des positions de concurrence inégale. Cette explication est utilisée à la fois pour caractériser l’attitude commerciale dure des États-Unis vis-à-vis de nombreux partenaires, dont la Chine et l’Union européenne, mais aussi l’extra-territorialité des sanctions américaines. Moscou mise sur ces politiques, qui suscitent l’exaspération, comme facteur d’accélération de la « multipolarisation » et de la « désoccidentalisation » de l’ordre international (cela lui permet aussi, au passage, de banaliser les sanctions dont elle fait l’objet en raison de son comportement géopolitique). Il est fort probable que la Russie s’intéresse de près, par exemple, à l’effet négatif que pourraient avoir, sur les relations entre les États-Unis d’une part, l’Inde et la Turquie d’autre part, les pressions exercées par Washington sur ces deux pays au nom de la loi CAATSA (Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act) pour les contrats que ces pays ont signés en vue d’acquérir des systèmes antiaériens S-400.

Entre « durs » et partisans d’une posture internationale moins agressive : un débat interne contradictoire

Le débat russe est, semble-t-il, traversé de nuances quant à la meilleure façon de gérer la situation internationale actuelle. Aujourd’hui, dit Dmitri Trenine, la « Russie est isolée géopolitiquement mais elle est libre ». À n’en pas douter, certains à Moscou, mettant en avant le fait que cet isolement n’est valable que vis-à-vis de l’Occident, jugent qu’il y a des avantages à tirer de cette situation nouvelle, puisqu’en définitive, le Kremlin a ainsi les mains plus libres sur l’échiquier international. La voix des représentants des structures de force et, sans doute, de l’industrie d’armement s’est indéniablement renforcée dans les processus décisionnels depuis 2012, et leur intérêt réside a priori dans le maintien d’un certain niveau de tension avec les États-Unis et l’OTAN.

Cependant, il en est d’autres, dans les milieux d’expertise influents, rejoints en cela par la majeure partie de l’opinion publique, qui prônent (prudemment pour les premiers) une posture moins ouvertement agressive, et pointent le coût économique entraîné par la confrontation avec les Occidentaux. Ces acteurs appellent de leurs vœux une concentration du gouvernement russe sur le traitement des problèmes intérieurs comme clef de la préservation pour la Russie du statut de grande puissance fraîchement recouvré. Une étude très complète de la vision qu’a l’opinion publique russe de la position internationale du pays présente les différents facteurs limitant la portée des efforts actifs du Kremlin en vue d’entretenir la perception d’une menace extérieure – ceci pour accroître son autorité sur la scène intérieure (21). Ce travail, qui mobilise des enquêtes d’opinion réalisées par les principaux instituts de sondage russes, souligne, entre autres, une « aversion pour la confrontation extérieure » ainsi que « la conviction répandue au sein à la fois des élites et des masses que les menaces les plus importantes pour la Russie sont ancrées dans son sous-développement social et économique ». À cet égard, les relations pouvoir-société sont assez ambiguës. Certes, le premier oriente la seconde, notamment via les médias publics, mais il se sent tenu de prendre en considération ses réactions et ses humeurs (22).

Vladimir Poutine, lors de son discours du 1er mars 2018, dont on a surtout retenu le volet militaire, a désigné le retard économique et technologique du pays comme son principal ennemi. Cela suggère au minimum qu’il a saisi cet état d’esprit de la population et qu’il entend en tenir compte dans une certaine mesure.

Conclusion

Les événements diplomatiques de la fin du printemps 2019 semblent bien refléter l’ensemble des approches décrites précédemment. Tandis que Vladimir Poutine minimisait l’importance des commémorations du 75e anniversaire du débarquement sur les plages de Normandie, il accueillait une nouvelle fois Xi Jinping au forum économique de Saint-Pétersbourg. À cette occasion, les deux chefs d’État signaient une déclaration conjointe de quinze pages, signalant une intention d’approfondir les relations bilatérales à tous les niveaux mais aussi de tout faire pour préserver l’Accord sur le nucléaire iranien ainsi que « les intérêts de la coopération commerciale et économique de tous les États avec l’Iran face aux sanctions unilatérales extraterritoriales » (23).

La mise en avant, dans le positionnement russe en faveur d’un monde multipolaire, de différentes plateformes multilatérales suggère néanmoins un certain inconfort de Moscou face au réaménagement de l’ordre international. Le G20, les BRICS, l’Organisation de coopération de Shanghai, tous ces organismes, espère-t-elle, peuvent aussi apporter de la protection et de la stabilité dans son environnement international, qui est compliqué aussi « à l’Est » – même s’il est bien moins tendu qu’à l’Ouest. Cette complexité générale peut-elle susciter une volonté de détente ? Si l’exaspération de la Russie à l’égard des États-Unis et de l’Union européenne n’est pas feinte, tirant sa vigueur d’une perception des autorités russes selon laquelle l’objectif de ces acteurs est une Russie docile et/ou faible, des signaux plus ouverts sont discernables. Indiquant que, malgré l’ambiance de crise, « le contact est tout de même maintenu dans un certain nombre de domaines, bien que peu nombreux », ils pointent quelques éléments d’environnement politique encourageants : « Nous avons beaucoup de patience, dit Sergueï Lavrov, […] si la société civile, les politologues et la communauté des experts se rencontrent, ce à quoi sont intéressés aussi des politologues américains, il me semble que ce sera utile » (24).

La dureté des positions russes traduit aussi, parfois, la frustration de ne pas parvenir à renouer un dialogue sérieux sur des sujets qui restent, a priori, d’importance pour Moscou, comme la remise sur les rails de la discussion concernant la stabilité stratégique et la maîtrise des armements (25). Et quelques espoirs subsistent sans aucun doute quant à la position de Donald Trump : parviendra-t-il à convaincre les forces politiques américaines qu’engager deux adversaires stratégiques à la fois – la Russie et la Chine – ne peut qu’être nocif pour les États-Unis ? À cet égard, le fait qu’au forum économique de Saint-Pétersbourg 2019, les délégations les plus nombreuses étaient la chinoise (1 072 personnes) et l’américaine (520) est peut-être à relever comme un indicateur relativement significatif (26).

Il est difficile de prévoir l’équilibre qui s’instaurera entre les voix « dures » et les tenants d’une position plus ouverte ; de mesurer le degré d’attention que le pouvoir politique prête aux signaux de l’opinion publique ; d’anticiper la nature de la place que la Russie parviendra à se faire « ailleurs qu’auprès de l’Occident ». Une seule chose semble sûre : Moscou ne se mettra plus en position d’attente et de demande vis-à-vis de ce dernier, la conviction étant grande et partagée que cela n’a rien apporté à la Russie postsoviétique, voire que cela lui a enlevé beaucoup. Dans ce contexte, il lui semble logique d’attendre le résultat des recompositions internationales en cours, aussi inquiétantes soient-elles, et de tenter de les orienter dans un sens aussi favorable que possible.

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1. « Kreml natchal pasportizatsiiou jiteleï LNR i DNR » [Le Kremlin engage la passeportisation des habitants des républiques autoproclamées de Donetsk et Lougansk], RBK, 24 avril 2019 ; “Putin Expands List of Ukrainians and Others Eligible for Fast-Tracked Russian Passports”, Reuters, May 1st, 2019.

2. Rencontre de V. Poutine avec S. Lavrov et S. Choïgou, Kremlin, 2 février 2019.

3. Nicu Popescu, « La familiarité engendre le mépris : pourquoi la Russie fait des erreurs sur la scène internationale », ECFR, 14 mars 2019.

4. Dmitri Trenine, « Negativnoïé sotroudnitchestvo. Zatchem Pompeo priezjal v Rossiiou » [La coopération négative. Pourquoi Pompeo est venu à Moscou], Moskovski Tsentr Karnegui, 15 mai 2019.

5. Discours et réponses aux questions du ministre des Affaires étrangères S. Lavrov au forum international scientifique et d’expertise « Primakovskié tchteniia », 30 mai 2018 (ci-après « Primakovskié tchteniia »).

6. Fiodor Loukianov, rédacteur en chef de Russia in global affairs, cité in “Vedomosti: Russia, US May See a Boost in High-Level Contacts”, TASS, 8 mai 2019.

7. Interview avec le vice-ministre des Affaires étrangères Sergueï Riabkov, « SChA dlia sebia ouje vsio rechili » [Les États-Unis ont déjà tout décidé], Kommersant, n° 234, 19 décembre 2018 ; « Primakovskié tcheniia », op. cit.

8. Une approche que certains politologues russes jugent, d’ailleurs, erronée (voir Dmitri Trenin, “It’s Time to Rethink Russia’s Foreign Policy Strategy”, Carnegie Moscow Center, April 25, 2019).

9. « Primakovskié tchteniia », op. cit.

10. « SChA dlia sebia ouje vsio rechili », op. cit.

11. Et d’énumérer lesdites exigences : respecter les accords de Minsk, libérer (sic) la Crimée, forcer le président syrien à accepter un règlement politique… (« Primakovskié tchteniia », op. cit.).

12. « Negativnoïé sotroudnitchestvo. Zatchem Pompeo priezjal v Rossiiou », op. cit.

13. Michael Kofman, “Drivers of Russian Grand Strategy”, Frivärld (Stockholm), April 23, 2019, p. 5.

14. Andrey Sushentsov, “A Phony Cold War”, Valdai Discussion Club, May 2019. L’auteur est directeur des études internationales au MGIMO.

15. “It’s Time to Rethink Russia’s Foreign Policy Strategy”, op. cit.

16. Mark Galeotti, “Russia and NATO Both Think Time Is on Their Side”, Moscow Times, April 16, 2019.

17. “A Phony Cold War”, op. cit.

18. S. Lavrov explicite cette dimension : les Occidentaux, dit-il, « sont guidés par un net désir de préserver leur domination de plusieurs siècles dans les affaires mondiales alors que, du point de vue économique et financier, les États-Unis – seuls ou avec leurs alliés – ne peuvent plus résoudre tous les problèmes économiques et politiques globaux » ; pour rester leaders, poursuit-il, ils usent du chantage, de la pression et de l’ingérence (“Western Liberal Model is Losing Attractiveness, Lavrov Believes”, TASS, 12 avril 2019).

19. “Lavrov Accuses West of Stalling Formation of Polycentric World Order”, Interfax, 30 mai 2019.

20. S. Lavrov se félicite de ce que les « BRICS-Plus contrebalancent le G7 au sein du G20 et encouragent des approches acceptables par tous de l’économie et des finances mondiales et, potentiellement, de la politique globale » (« Primakovskié tchteniia », op. cit.).

21. Thomas Sherlock, “Russian Society and Foreign Policy: Mass and Elite Orientations after Crimea”, Problems of Post-Communism, 2019.

22. Comme l’a écrit Dmitri Trenine, « la Russie est une autocratie mais une autocratie avec le consentement des gouvernés » (cit. idem, p. 3). Une enquête du Centre Levada en date de mars 2017 a montré que 47 % des personnes interrogées n’avaient pas confiance ou n’avaient que partiellement confiance dans l’information de la télévision publique. Une autre enquête du même ordre, réalisée par la FOM (Fondation Opinion publique), propose des chiffres supérieurs à 50 % (idem, p. 10).

23. Texte de la déclaration cité in Anna Insarova, « Poutine i Si Tszinpin sdelali sovmestnoïé zaïavlenié » [Déclaration conjointe de Poutine et Xi Jinping], Vzgliad, 8 juin 2018.

24. « Primakovskié tchteniia », op. cit.

25. Voir Isabelle Facon, « Quel intérêt de Moscou pour la poursuite de l’arms control ? Éléments du débat russe », Bulletin mensuel de l’Observatoire de la Dissuasion, FRS, n°65, mai 2019.

26. « Forum économique de Saint-Pétersbourg : 47 milliards de dollars de contrats conclus », Le Courrier de Russie10 juin 2019.