Au sommet du G20, qui s’est tenu à Osaka à la fin du mois de juin 2019 et dont les pourparlers entre Donald Trump et Xi Jinping ont été l’événement majeur, une autre rencontre, celle des dirigeants des pays appartenant aux BRICS, est passée presque inaperçue. On aurait pu y voir une réunion de routine, n’eût été certaine circonstance : pour la première fois, le Brésil était représenté par Jair Bolsonaro, que l’on tient non seulement pour clairement pro-américain, mais aussi pour un admirateur et un imitateur du président des États-Unis. Ce n’est pas un hasard si, lors de la première visite à Washington du leader brésilien nouvellement élu, Donald Trump déclarait qu’il ne serait pas mauvais de faire entrer le Brésil, allié si sûr et si compréhensif, dans l’OTAN…
La victoire convaincante de Bolsonaro à l’élection de l’automne 2018 a conduit certains à penser que les BRICS risquaient de perdre leur « première lettre ». Outre son inclination ouverte pour les États-Unis, l’excentrique ancien militaire se singularisait durant sa campagne par des propos très durs à l’adresse de la Chine, bien dans l’esprit de son modèle américain : Pékin asservissait économiquement le Brésil et l’ensemble de l’Amérique latine, ce qui n’était pas à l’avantage du sous-continent, et ainsi de suite. Dans la mesure où le prochain sommet des BRICS doit se dérouler précisément au Brésil, d’aucuns s’empressèrent d’imaginer qu’il n’aurait tout bonnement pas lieu. Néanmoins, les nouvelles autorités brésiliennes ont confirmé que les préparatifs étaient en cours.
Le XXe siècle est définitivement renvoyé dans le passé
Il est indiscutable que les BRICS sont apparus à une époque bien différente, de sorte que les questions concernant leur viabilité ont quelque légitimité à surgir. Il n’y a pourtant pas de raison de renoncer à ce format, même si apparaissent aujourd’hui des leaders très différents. Cela s’explique aisément : dans le monde actuel, l’idée que tous les acteurs doivent faire un choix définitif, irrévocable, qu’ils doivent s’affilier, être canalisés, est parfaitement éloignée de la réalité. C’est un résidu du XXe siècle, surtout en ces temps où l’on parle de nouvelle « guerre froide ». Cependant, si l’on considère les événements en cours comme une forme de « guerre froide », force est de reconnaître que la structure et le contenu en sont tout autres.
La notion de BRICS, on le sait, est née comme une « astuce de marketing », puis, en dehors de la volonté de ses créateurs, s’est changée en phénomène politique. On a présenté les BRICS de diverses façons, y compris en les chargeant d’un contenu anti-hégémonique, autrement dit anti-américain : un prototype de monde multi-polaire, etc. En réalité, tel n’a jamais été absolument le cas. Aucun des États des BRICS n’a vu le moindre intérêt à provoquer les États-Unis. La Russie est celle qui en a été le plus proche aux instants de grandes tensions, mais même elle a fait montre d’une extrême prudence. Cette communauté de pays, plutôt amorphe il faut bien le dire, a toujours eu un trait unificateur, essentiel au début et gardant, aujourd’hui, toute sa signification : les cinq États sont pleinement souverains, en d’autres termes ils sont en capacité de prendre des décisions en toute autonomie. Seules conditions : ne pas conclure d’alliances qui engagent trop, avoir une claire conscience de ses intérêts aux niveaux régional et mondial, avoir aussi un potentiel économique d’autosuffisance, permettant de mettre en œuvre les décisions prises. Le poids économique et politique de chacun des pays composant les BRICS est très divers, et ils ont plus que leur content de problèmes intérieurs et extérieurs. Mais ils ont tous les qualités énumérées ci-dessus, ce qui n’est pas si fréquent. Outre les pays évoqués, seuls, peut-être, les États-Unis peuvent être ajoutés à la liste. Les États européens et le Japon, par exemple, malgré toute leur puissance économique, ne peuvent se targuer d’une pleine souveraineté.
Récemment encore, tout cela était vu sous l’angle d’une sorte de « non-alignement ». Il y avait le bloc politico-économique occidental – le monde euro-atlantique et les représentants d’autres régions qui y sont affiliés – et la liste des acteurs indépendants évoqués ici. Aujourd’hui, on parle soudain presque partout d’indépendance, de la nécessité de prendre des décisions souveraines, de souplesse, de plurivectoralité, bref, de « chacun avant les autres ». Cela va des États-Unis, centre du système mondial, à leurs alliés d’Europe et d’Asie. Ces derniers trouvent de plus en plus pesante leur dépendance vis-à-vis de l’Amérique mais, pour une série de raisons, ils ont peur de la réduire. Il est apparu que la non-affiliation des BRICS à quelque centre que ce soit, la liberté, le caractère informel de ce groupe n’étaient pas forcément un défaut. On y verrait plutôt un avantage. Ils n’ont pas d’obligations, jouissent d’une certaine coordination et d’une base de discussion qui ne part pas de zéro, auxquelles s’ajoute le sentiment d’appartenir à un « club » de pays s’inscrivant parmi les centres de forces non-occidentales et de prise de décisions les plus influents. Il est peu vraisemblable que ces décisions soient concertées, mais, si nécessaire, elles peuvent l’être. Le temps de la discipline rigide des blocs est manifestement révolu.
C’est pour cela que les BRICS ne peuvent être antipathiques à Bolsonaro. Le fier nationaliste ne milite pas, en effet, pour une soumission aux États-Unis, mais pour la mise en pratique du mot d’ordre : « Le Brésil d’abord ! », bien dans le style de son idole américaine. La participation aux BRICS, aux côtés des hommes politiques les plus puissants de la planète (or Xi Jinping, Poutine, Modi appartiennent indéniablement à cette catégorie), est un moyen de souligner sa propre importance et celle de son pays.
Des BRICS pour survivre par temps de brouillard
Au demeurant, si l’on met de côté le facteur prestige et les ambitions personnelles, l’idée même des BRICS ne perd rien de son actualité sur le fond des événements en cours. Comme il a été dit plus haut, les pays membres n’ont jamais voulu consciemment faire front contre les États-Unis. Tous ont des liens étroits et divers avec l’Amérique (la Russie moins que les autres, mais cela ne change rien à l’affaire). Aujourd’hui, où c’est Washington qui assume le rôle de principal révisionniste et dont les actes remettent en question la stabilité économique et politique mondiale, la coopération pour maintenir cette stabilité devient partie intégrante de la survie de n’importe quel pays. Avec Donald Trump, les États-Unis ne se gênent plus pour jouer de leurs avantages, notamment du contrôle qu’ils exercent sur le système financier mondial, afin de défendre leurs intérêts, et leur président le déclare tout de go. La pression des sanctions est devenue une pratique répandue et acceptée, sans que, dans nombre de cas, on se donne la peine d’en énoncer les raisons/prétextes politiques : simplement, telle ou telle chose n’est pas avantageuse pour les États-Unis, « l’Autre » doit changer sa pratique, et s’il ne le fait pas lorsqu’on l’exige, il aura droit à des amendes. Cette situation plonge dans une confusion toujours plus grande une partie considérable du monde, car ces mesures punitives touchent tout autant les alliés des États-Unis que leurs concurrents. Il va de soi que la dépendance à l’égard des réseaux économiques et financiers américains n’arrange en rien les États membres des BRICS, habitués à bénéficier d’un large éventail de décisions souveraines. Aussi, quand Vladimir Poutine dit à ses partenaires des BRICS toute l’importance d’étendre de plus en plus largement entre eux les pratiques commerciales en devises nationales, il a plus de chances d’être écouté qu’avant. Contourner les obstacles américains dans le système financier mondial, pour être en mesure de mener une politique indépendante, devient la condition sine qua non de l’élaboration de stratégies de développement.
Tout au long de l’histoire des BRICS (depuis 2006, et depuis 2009 pour les rencontres au plus haut niveau), certains les ont présentés presque comme un ordre du monde alternatif, d’autres comme une bulle artificiellement gonflée qui ne tarderait pas à éclater. Ni les premiers ni les seconds n’étaient dans le vrai. En revanche, cela fait aujourd’hui plus de dix ans que cette union survit aux virages les plus brusques de l’économie et de la politique mondiales, conservant toute son importance pour ses membres. Cela s’explique fort bien, surtout actuellement. Le système international subit une transformation profonde ; de fait, l’ordre mondial commence seulement à changer, après trois décennies de « prolongation » du XXe siècle, ou plutôt de tentative d’adapter aux nouvelles réalités les institutions de la seconde moitié du siècle dernier. Sur quels principes reposeront désormais les relations ? On serait bien en peine de le dire. Et la structure réunissant un groupe de pays qui, quels que soient les événements, influeront sur la formation du nouvel ordre mondial, vaut manifestement d’être soutenue. Au minimum jusqu’à ce que les contours de cet ordre nouveau commencent à s’esquisser.