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B) Politique intérieure & société

Viktor Chnirelman
1 novembre 2019

Le déclin de la « Marche russe »

La « Marche russe » est en déclin. Comment expliquer que ce mouvement, initié dans l’espoir d’un proche « printemps russe » soit un échec ? Comment ce mouvement est-il né, quels en ont été les initiateurs et quels étaient leurs buts, quels en étaient les membres et comment voyaient-ils le pouvoir en place, quel avenir préparaient-ils pour la Russie, enfin, pourquoi l’unité a-t-elle été impossible au sein du mouvement, pourquoi les schismes, quelle est la cause de cette dégradation ?

En 2005, d’importants changements ont lieu en Russie, qui éloignent le pays de la démocratie. Une des innovations est l’instauration par la Douma d’État, en décembre 2004, du « Jour de l’unité nationale », célébré le 4 novembre. Le pouvoir tente d’en faire la principale fête du pays ou presque, d’une part en l’honneur de la victoire remportée sur les Polonais en 1612, d’autre part pour rétablir la procession orthodoxe de l’icône de Notre-Dame-de-Kazan, tradition prérévolutionnaire.

Toutefois, pendant près de dix ans, la fête est monopolisée par la Marche russe xénophobe, qui, loin de souder la société, la divise au contraire. La Marche a lieu pour la première fois en novembre 2005, à l’initiative de l’Union eurasiste de la Jeunesse. Pour « faire masse », celle-ci convie des nationalistes radicaux du Mouvement contre l’immigration clandestine. D’emblée, les germes du schisme existent : si l’Union eurasiste de la Jeunesse montre ouvertement son anti-occidentalisme, et plus particulièrement son anti-américanisme, et se prononce contre la « Révolution orange », le Mouvement contre l’immigration clandestine exige la « déportation des immigrés clandestins ». On observe aussi des contradictions entre les monarchistes orthodoxes et les ethno-nationalistes, ces derniers ayant une tendance marquée au néo-paganisme et une approche raciale.

La politique menée par les autorités, qui ne sont guère enclines à encourager ouvertement les manifestations xénophobes de masse, favorise aussi les cassures. Mais, s’efforçant d’interdire la Marche, elles parviennent tout juste à ne pas l’autoriser dans le centre de la capitale. Pour finir, les organisateurs se voient contraints d’accepter de défiler en périphérie et, depuis, la Marche a lieu dans la cité-dortoir de Lioublino, où elle est saluée par les habitants, mécontents des projets de transfert, chez eux, de l’immense marché de Tcherkizovo, fermé la veille.

En 2006, la Marche est soutenue par une série d’hommes politiques radicaux, dont Alexeï Navalny. En 2011, ce dernier y participe même, partageant les mots d’ordre anti-migrants et anticorruption. Il prend ensuite la parole au meeting. La Marche adopte alors le slogan « À bas le parti des voyous et des voleurs ! », devenu aujourd’hui l’un de ses grands mots d’ordre.

Si, en 2005, la colonne vertébrale de la Marche est composée d’hommes d’âges divers, celle-ci connaît ensuite un rajeunissement et le gros de ses troupes est constitué de jeunes gens de 17 à 25 ans. Les femmes y sont beaucoup plus rares. On y rencontre des prêtres, mais le clergé dans son ensemble ne l’approuve pas et s’insurge plus généralement contre toute utilisation des symboles religieux.

Pour surmonter la fracture de 2010-2011, la Marche met en place une structure particulière : les partis et mouvements nationalistes qui y participent forment des colonnes distinctes, avec leurs propres slogans. Cela n’empêche qu’on s’échange entre colonnes des remarques blessantes.

Les principaux mots d’ordre sont : « Pouvoir russe », « État russe », « Les Russes arrivent », « Russes, en avant ! », « La nation par-dessus tout », « La Russie est tout, le reste – rien », « Russie, nation, ordre », « La Russie aux Russes », « Moscou aux Moscovites », « La Russie est le pays des Slaves », « Rendons la Russie aux Russes ! », « À bas la domination de la mafia ethnique ! », « Migrants aujourd’hui, occupants demain », « Nos pères ont chassé Polonais et Allemands, nous n’accepterons pas non plus le joug étranger ! », « Nous bâtirons un paradis blanc, Sieg Heil ! ». Les orateurs parlent de « national-traîtres » et de « non-Russes » qui auraient pris le pouvoir dans le pays.

Le Mouvement milite contre l’arrivée de ressortissants du Caucase et d’Asie centrale (« On ne veut pas d’une Moscoubad ») et brandit des slogans anti-islam (« Aujourd’hui une mosquée, demain le djihad », « On construira des minarets à Moscou, merci du cadeau à Poutine ! »). En 2007, les « marcheurs » tiennent des propos anti-

azerbaïdjanais et expriment leur soutien aux agressions anti-caucasiennes de Kondopoga, en Carélie, l’année précédente. En 2011, la Marche est placée sous le signe : « On a assez nourri le Caucase », et elle soutient la Serbie qui ne veut pas perdre le Kosovo ; dès lors, le mot d’ordre de l’amitié russo-serbe fait partie des classiques de la Marche russe. En 2012, celle-ci prend un tour ouvertement anti-migrants (« La valise, le qishlaq et l’âne ») et anti-islamique (« Non aux mosquées sur la Terre russe ! »). Des slogans antisémites résonnent aussi (« À bas le complot judéo-maçonnique ! »). Puis, en 2014, le ton est donné par les événements d’Ukraine.

Les participants s’opposent moins aux Occidentaux qu’aux libéraux : « Nous chasserons du pouvoir les démodingos et les libérastes » (2012), « La Russie, c’est l’Europe » (2016). On entend, entre autres, des appels à « défendre la race blanche » et des déclarations de solidarité avec les racistes occidentaux, notamment des slogans tels que : « Pour une Europe blanche – pour une Russie blanche » (2011), « Gloire à Anders Breivik ! » (2012), « Moscou est une ville blanche », auquel s’ajoutent des messages en faveur du parti grec ultra-radical Aube dorée (2013), « Gloire à la race blanche ! » (2015).

En 2010-2011, le mouvement devient de plus en plus antigouvernemental – une tendance qui atteint un sommet après 2014-2015 (« Nous haïssons le gouvernement », « À bas, à bas le régime tchékiste ! »). En 2011, des pancartes font leur apparition, exigeant la suppression de l’article 282 du Code pénal, qui réprime les « incitations à la haine raciale », et une amnistie pour les détenus politiques, autrement dit les radicaux condamnés pour menées contre l’État. Ces dernières années, telle est la tendance de la Marche.

Rêve d’empire

Après 2013-2014, un tournant se produit en faveur des idées impériales et le Mouvement se scinde définitivement : un groupe poursuit la Marche russe à Lioublino, un autre mène la « Marche impériale » dans le quartier d’Oktiabrskoïé polié. Les premiers soulignent leur fidélité à la démocratie nationale, les autres aux valeurs de l’Empire ; les premiers brandissent des slogans anti-migrants (en 2015-2018, à côté des protestations contre les immigrés en provenance d’Asie centrale, apparaissent les slogans « La Chine hors de Sibérie » et « Contre la vente de la Sibérie à la Chine ») ; les seconds montrent ouvertement leur antisémitisme et leur monarchisme. Si les « marcheurs » de Lioublino se divisent sur la question des rapports avec l’Ukraine (les national-socialistes la soutiennent, tandis que les néo-païens appellent à la paix entre les Slaves), les tenants de la Marche impériale se prononcent en faveur des séparatistes du Donbass, arborant leurs drapeaux et des portraits des combattants qui y ont laissé la vie.

Le nombre des ethno-nationalistes de la Marche russe a chuté (il est passé de 1 800-2 000 personnes en 2014, à 700-900 en 2015), alors que celui de la Marche impériale a augmenté (de 600-700 personnes en 2013 à 1 200-1 500 en 2014).

Le mouvement d’opposition détourne ainsi toutes les fêtes solennelles en actions de protestation. Le nerf de son activité est une volonté de changer son idéologie en actes, assez souvent illégaux ou frôlant l’illégalité.

Les manifestations des radicaux de droite sont marquées au coin d’une certaine théâtralité, mêlée d’une esthétique de la révolte (comportement provocant, drapeaux, banderoles arborant des slogans provocateurs, vêtements, galons, écharpes, brassards et toute une symbolique). Pour les nouveaux-venus, cela relève du rite d’initiation, qui leur permet de se fondre dans le mouvement et de faire la preuve de leur loyauté à ses valeurs. La Marche russe souligne la solidarité de ses membres, prêts à se sacrifier pour ses objectifs. Dans nombre de cas, la charge émotionnelle est suivie d’actes criminels : passages à tabac ou meurtres d’immigrés, dès la fin de la fête.

Malgré le désir des organisateurs des Marches d’élargir leur base sociale, le mouvement ne prend guère auprès de la majorité de la société. Si l’opinion peut partager leurs sentiments xénophobes envers les migrants, elle estime que c’est au pouvoir – et non aux radicaux de droite – de trouver la solution au problème de l’immigration massive.

Comment expliquer le déclin du mouvement ? Premièrement, à la surprise des radicaux russes, l’État, à partir de 2010, emprunte beaucoup de leurs idées et les met en pratique. Comme devait le reconnaître le nationaliste A. Belov (Potkine), ancien leader du Mouvement contre l’immigration clandestine et organisateur des Marches russes, « sur le plan du nationalisme, la Fédération de Russie est allée plus loin que je n’aurais osé en rêver. Les déclarations qui, un temps, étaient celles de la société « Pamiat » (1), relèvent aujourd’hui de la politique de l’État… ». Deuxièmement, en assumant cette fonction, l’État n’avait pas l’intention de concurrencer les radicaux, dont de nombreux leaders se sont retrouvés derrière les barreaux. Craignant de partager leur sort, beaucoup d’anciens participants de la Marche russe ont renoncé et déversent à présent leur agressivité dans les réseaux sociaux. Troisièmement, les radicaux de droite les plus actifs sont, pour nombre d’entre eux, partis combattre dans le Donbass où certains – pas si rares – ont été tués. Quant à ceux qui ont survécu, ils sont, pour une bonne part, immunisés contre la guerre. C’est pourquoi les colonnes de la Marche russe fondent à vue d’œil.

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1. Abréviation pour « Mouvement national chrétien orthodoxe patriotique national du peuple ». Pamiat apparaît à Moscou en 1980, au sein de l’association de la section municipale de protection des monuments historiques et de la culture. Le mouvement sera actif jusque dans les années 1990, puis, au terme de querelles et de scissions, disparaîtra.