Le 13 février 2019, le Premier ministre Dmitri Medvedev promulguait un document attendu de longue date : la « Stratégie de développement spatial (territorial) de la Fédération de Russie à l’horizon 2025 » (1). Ce texte fait partie d’un vaste ensemble de documents programmatiques, initié par le vote, en 2014, d’une loi fédérale « sur la stratégie de planification en Russie », censée couvrir les principaux axes de la politique russe à moyen terme. Ce document de cent quinze pages semble découler directement des grands plans de l’époque soviétique : soixante-huit d’entre elles sont consacrées à une liste détaillée des spécialisations qu’il serait utile de développer dans les quatre-vingt-cinq « sujets » (régions et républiques) de la Fédération. Pourtant, la plupart des experts en conviennent : étant donné l’immensité du territoire russe, l’ampleur de ses disparités, des différences démographiques et économiques, qui le caractérisent, il est absolument nécessaire que les autorités centrales établissent un cadre cohérent d’orientation dans lequel s’inscriraient à la fois les politiques publiques à tous les échelons (fédéral, régional et local) et les interventions des acteurs privés.
L’énoncé des objectifs de la Stratégie est large : « assurer un développement spatial équilibré et durable de la Russie, diminuer les disparités interrégionales dans le niveau et la qualité de vie des habitants, accélérer le rythme du développement économique et technologique, garantir la sécurité nationale ».
De la critique de la « Politique régionale »... La préparation de la Stratégie est lancée dès 2014 mais s’enlise dans une série de débats et péripéties (pour n’en citer qu’une, l’arrestation, en 2016, du ministre du Développement économique, Alexeï Oulioukaïev, qui était justement chargé d’en présenter le projet à la fin de cette même année...). La préparation du texte est relancée en janvier 2017 par un décret du président Poutine « Sur l’approbation des Fondements de la politique de l’État pour le développement régional de la Fédération de Russie ». Dans son Adresse au parlement en mars 2018, Vladimir Poutine insiste sur la nécessité de mettre en œuvre un vaste programme de développement spatial de la Russie et, au minimum, de doubler les dépenses qui lui seront consacrées dans les six prochaines années. Des projets commencent à circuler qui suscitent d’amples polémiques tant dans les administrations centrales concernées que parmi les experts (2).Il va de soi – et c’est parfaitement compréhensible si l’on considère la taille et la complexité du territoire russe – que l’on n’a pas attendu les années 2010 pour se préoccuper de ces questions. Comme la « Question nationale », la « Politique régionale » fait partie des thèmes qui ont toujours suscité de très nombreux débats, articles, ouvrages, décisions, décrets, lois, règlements de toutes sortes. Cependant, en dépit de cette littérature surabondante, la situation matérielle de l’ensemble spatial russe demeure critique. La « Politique régionale » (fait caractéristique, cette expression n’est pas une seule fois citée dans la Stratégie) n’est jamais parvenue, au moins depuis l’époque soviétique, à proposer une démarche cohérente et efficace de développement. Et depuis l’accession de la Russie à l’indépendance, après la dislocation de l’URSS en 1991, certains défauts se sont encore accentués : écarts inter- et intra-régionaux de développement économique et social disparités de peuplement accrues par la crise démographique (baisse tendancielle de la croissance naturelle) et des mouvements migratoires incontrôlés (essentiellement des régions orientales et septentrionales vers la partie européenne) ; faiblesse du réseau urbain marqué par l’écrasante domination de l’ensemble moscovite (Moscou ville et région) ; faiblesse persistante des éléments structurants que devraient constituer les grands réseaux de transport, de transmission énergétique et d’infrastructures, seuls à même de hisser la Russie au niveau international auquel elle prétend.Comme il ressort des analyses sans concession de nombreux auteurs russes (par exemple, Olga Kouznetsova (3) et Natalia Zoubarevitch (4)), la « Politique régionale » n’a guère fait mieux que d’accompagner une série de tendances lourdes liées à la structure de l’économie russe : rôle central de la capitale ou des capitales – si l’on ajoute Saint-Pétersbourg et sa région – dopées par le retour d’une hypercentralisation assumée ; situation favorisée des grandes régions productrices de matières premières (hydrocarbures en premier lieu, mais aussi quelques régions minières ou, plus rarement, les riches régions agricoles du Sud européen) ; trop long quasi-abandon des régions orientales et septentrionales, qui ont vu leurs activités et leur population s’étioler durablement. Les autorités centrales ont bien tenté de corriger les aspects les plus visibles de ces faiblesses en opérant une sorte de péréquation entre les « régions donneuses » (celles qui contribuaient plus au budget fédéral qu’elles n’en recevaient de subventions) et « régions récipiendaires » (celles, très majoritaires, dont le budget était plus ou moins dépendant des allocations du Centre fédéral) (5). Mais ces transferts ont toujours été effectués dans une certaine opacité, sans que soient clairement établies les règles de leur mise en œuvre, soumis aux actions de lobbying plus ou moins efficaces des acteurs régionaux et souvent propices aux dérives de la corruption aux différents niveaux. Un terme russe revient fréquemment à propos de ces pratiques, celui de stikhiïnost, c’est-à-dire ici une absence de ligne directrice, une sorte d’improvisation au gré des nécessités.
Plus récemment, des dispositifs spécifiques ont été mis en place pour tenter de pallier les faiblesses de cette politique régionale dans trois régions stratégiques et particulièrement sensibles. En juin 2012 fut créé le ministère du Développement de l’Extrême-Orient, puis, en mai 2014, celui chargé des affaires du Caucase du Nord et, en février 2015, la Commission d’État pour le développement de l’Arctique. Mais la nécessité même du recours à la création d’administrations spécifiques de rang fédéral pour tenter de résoudre des questions régionales montre à quel point la pratique courante est en défaut.
... à la « stratégie de développement spatial »C’est précisément ce à quoi veut remédier la nouvelle Stratégie spatiale, en présentant un cadre de réflexion et d’action cohérent qui appréhende l’ensemble des questions impliquant une approche territoriale. Les exemples d’une telle approche ne datent pas d’hier. On citera en particulier la remarquable série de rapports produits sous la direction de Viatcheslav Glazytchev (6), au début des années 2000, par le Centre d’études stratégiques près le district fédéral de la Volga (7). Profitant d’une riche expérience de la gestion régionale dans tout l’ensemble volgien, ces rapports pointaient déjà l’accroissement des disparités et la question cruciale d’une meilleure maîtrise du peuplement, donc des ressources en main-d’œuvre. Ils mettaient l’accent sur le besoin de traiter ensemble les différents aspects de la réalité des territoires. À partir de 2014, ces questions reviennent au centre des débats. Dans son Adresse au parlement de 2018 déjà citée, Vladimir Poutine fixe quelques règles : « La vie dynamique, active de la Russie, sur son énorme territoire, ne peut se concentrer dans quelques mégalo-poles. Les grandes villes doivent diffuser leur énergie, servir de support pour un développement spatial harmonieux, équilibré de toute la Russie. Pour cela, des infrastructures modernes sont absolument indispensables. C’est bien l’essor des communications qui doit permettre aux habitants des petites villes et des villages d’accéder à tous les services contemporains qui existent dans les grandes villes, de façon à ce que les plus petits points de peuplement soient intégrés étroitement dans l’espace économique et social de la Russie. »
C’est ce qui semble être une quadrature du cercle que tente de résoudre la nouvelle Stratégie. En incluant tous les territoires, qu’ils soient centraux ou périphériques, stratégiques (frontaliers ou riches en matières premières), urbains ou ruraux, en mettant en relation des questions aussi diverses que le contrôle du peuplement, l’amélioration nécessaire des grands réseaux de transport et d’énergie, en plaçant l’accent sur l’importance du développement des services au-delà des mégalopoles, sans oublier l’obligation d’entretenir un équilibre écologique, ce texte essaie, pour la première fois dans un document de cette nature, de rendre cohérent ce qui n’était jusqu’ici que la somme d’objectifs épars.
La bataille autour des « pôles de croissance »
Un des enjeux les plus disputés pendant la longue préparation de la Stratégie fut le rôle des grandes métropoles russes. Pour nombre d’experts – et, apparemment, les premiers concepteurs officiels du texte partageaient cette opinion – seuls quelques grands pôles urbains étaient à même de tirer vers le haut la croissance du pays en diffusant leur dynamisme aux territoires alentour. Les débats se passionnèrent sur les caractéristiques et le nombre de ces pôles. D’aucuns estimaient que seules les capitales, Moscou et Saint-Pétersbourg, pouvaient prétendre à ce rôle. D’autres proposaient huit centres plus ou moins bien répartis. Le seuil du million d’habitants (quinze villes russes l’atteignent) était considéré par beaucoup comme déterminant mais, à trois exceptions (Krasnoïarsk, Novossibirsk et Omsk), ces villes se situent dans la partie européenne, ce qui renforce une des disparités essentielles à surmonter. D’autres encore mettaient au contraire en garde contre les implications d’une stratégie consistant à donner la priorité à une quinzaine ou une vingtaine de grandes villes. Dans la période récente, la croissance démographique des villes millionnaires s’est maintenue par l’assèchement des ressources en main-d’œuvre de régions entières, et leur effet d’entraînement supposé reste à vérifier. On retrouve ici des débats proches de certaines réalités françaises.
La solution proposée par la Stratégie est originale à plusieurs titres. Tout d’abord – et certains lui reprochent cet éparpillement –, elle désigne un très grand nombre de villes comme « centres potentiels (
perspektivnyïé) de croissance » (
voir la carte), sans tenir compte de leurs situations réelles extrêmement contrastées : réserves de main-d’œuvre, présence d’acteurs locaux dynamiques, nature des relations avec leur environnement, etc. Soixante-cinq villes sont ainsi désignées, réparties en plusieurs catégories selon leur taille (y compris des villes de moins d’un demi-million d’habitants) et leur apport possible à la croissance du pays (vingt et une sont supposées donner chacune plus d’1% de la croissance nationale). Parmi elles, vingt doivent devenir des pôles de rang international dans le domaine de l’éducation et la recherche.
Les principaux pôles de croissance en Russie