Source : Obzor Primorskoï oblasti
[Panorama de la région du Primorié], Vladivostok, 1894, 1898, 1906, 1915.
Le dynamisme économique de la ville attire aussi de nombreux entrepreneurs et commerçants européens, américains et japonais, qui tirent parti de ce marché en pleine expansion et convoitent les ressources naturelles de la région. La compagnie allemande Kunst und Albers, fondée à Vladivostok en 1864, parvient, par exemple, à s’imposer comme l’un des plus importants commerces de gros et de détail de l’Extrême-Orient russe, dotée d’entrepôts, de mines de charbon et de scieries partout dans la région (1). Ainsi, en l’espace de quelques décennies, la ville se transforme, de base militaire, en véritable plaque tournante du commerce international, par laquelle transitent les biens de consommation, les matières premières, mais aussi la main-d’œuvre et les capitaux. À la veille de la Première Guerre mondiale, Vladivostok figure parmi les dix principaux ports de l’Empire de Russie, avec un débit annuel de plus d’un million de tonnes (2). Le déclenchement des hostilités en Europe, qui paralysent le trafic maritime dans l’ouest du pays, va accentuer son importance pour l’économie nationale : c’est, en effet, par Vladivostok que transitent les armes en provenance des États-Unis et du Japon, et, en sens inverse, l’or russe destiné à garantir les emprunts de guerre anglais et français.
Une anarchie révolutionnaire
Les événements révolutionnaires de 1917 n’épargnent pas l’Extrême-Orient russe qui, à l’instar de toutes les autres régions de l’Empire, sombre rapidement dans le chaos politique. En mars 1917, le gouverneur général, Nikolaï Gondatti, est arrêté par les révolutionnaires locaux, et le pouvoir réel passe aux mains de différents groupes sociaux aspirant depuis longtemps à des changements qui permettraient « au brouillard réactionnaire, de plus en plus épais et étouffant, de se dissiper enfin » (3). Par cette mobilisation sociale sans précédent, le pouvoir politique se trouve
de facto fracturé à Vladivostok : les anciennes autorités, civiles et militaires, y coexistent avec de nouvelles structures de pouvoir souvent très hétérogènes. Ouvriers, marins, soldats et paysans se rassemblent autour d’un soviet local, tandis que les hommes d’affaires, les fonctionnaires et les officiers se regroupent autour de la douma et de son Comité de Salut public, formé dans l’urgence et faisant office de gouvernement provisoire. Bien que des délégués du soviet soient invités à se joindre au Comité, cette division initiale contribue de manière importante à la radicalisation politique croissante de l’Extrême-Orient russe.
Dans ce contexte révolutionnaire, de nombreux mouvements politiques se développent. Le Parti ouvrier social-démocrate de Russie crée une antenne à Vladivostok et commence à faire de la propagande parmi les ouvriers du port et les soldats de la garnison, cependant que des groupuscules socialistes-révolutionnaires et anarchistes multiplient réunions et débats publics. Syndicats et organisations étudiantes poussent comme des champignons, ils déclenchent des grèves qui paralysent les activités des entreprises et des industries, font pression sur les autorités pour augmenter les salaires et améliorer les conditions de travail. Dans les casernes, les soldats cessent d’obéir aux ordres des officiers et commencent à déserter, souvent en emportant leurs armes. La dévaluation du rouble et l’augmentation spectaculaire des prix, qui accompagnent cette montée des tensions sociales, exacerbent davantage un contexte déjà explosif (4).
Devant cette marée de revendications et de protestations, les élites de Vladivostok se trouvent profondément divisées et ne parviennent pas à maîtriser la situation, qui semble alors échapper irrévocablement à leur contrôle. Les ressortissants étrangers et les diplomates résidant dans la ville, qui compte, à l’époque, une dizaine de consulats, assistent avec stupéfaction au morcellement rapide de l’autorité et à l’intensification de l’agitation révolutionnaire, dont le point culminant est le coup d’État bolchevique d’octobre 1917. Les bolcheviks locaux ne tardent pas à prendre le pouvoir, s’assurant ainsi un accès vers l’Asie et hors d’Asie. Cette situation préoccupante pousse les grandes puissances à sortir de leur attentisme et à passer à l’action.
À l’heure de l’intervention alliée
L’idée d’envoyer des troupes en Russie est longuement débattue par les Alliés, qui craignent depuis plusieurs mois l’effondrement du front de l’Est, ce qui permettrait aux Allemands de transférer l’ensemble de leurs forces à l’Ouest, ainsi que de mettre la main sur les stocks d’armes et les ressources stratégiques russes. La signature par la Russie d’une paix séparée avec l’Allemagne, à Brest-Litovsk en mars 1918, renforce encore les inquiétudes des Alliés et accélère le déploiement de leurs troupes. Dans l’Extrême-Orient russe et en Sibérie, l’intervention étrangère est principalement l’œuvre de deux grandes puissances, le Japon et les États-Unis, qui y envoient respectivement soixante-douze mille et huit mille soldats, auxquels s’ajoutent des contingents plus modestes, déployés par huit autres nations (5).
D’emblée, les principaux protagonistes de cette expédition poursuivent des intérêts très différents et ont quelque peine à s’accorder sur la direction à donner à leur action. Les Japonais cherchent avant tout à sécuriser leurs intérêts économiques et géopolitiques sur le continent au détriment de la Russie, alors que les Américains veulent tout autant bloquer l’expansion bolchevique que contenir les ambitions japonaises en Asie. Les Britanniques et les Français, qui ont des motivations voisines, souhaitent aussi récupérer les stocks de matériel de guerre et d’or qui s’entassent à Vladivostok depuis des mois (6). La mission en Extrême-Orient se déroule donc, du début à la fin, dans une atmosphère de suspicion et de méfiance mutuelles, qui minent de l’intérieur toute tentative d’élaboration d’une stratégie commune pour atteindre les objectifs officiels de l’intervention : porter assistance aux forces antibolcheviques, restaurer l’ordre dans la région et assurer le fonctionnement du port de Vladivostok.
Au printemps 1918, des vaisseaux de guerre japonais, britanniques et américains jettent l’ancre dans la baie de la Corne d’or. Vladivostok connaît alors une crise sans précédent. La ville est envahie de dizaines de milliers de réfugiés qui fuient les combats et les désordres révolutionnaires, et qui ont tous besoin d’être logés et nourris. Les activités portuaires et commerciales sont fortement perturbées et l’approvisionnement en denrées alimentaires n’est plus assuré. Le soviet local, au pouvoir depuis plusieurs mois et principalement soutenu par les ouvriers du port, les mineurs et les cheminots, peine à normaliser la situation et s’apprête à procéder à une nationalisation des industries locales. C’est dans ce contexte qu’en juillet 1918, les forces alliées, épaulées par un contingent tchéco-slovaque arrivé quelques jours plus tôt (7), débarquent à Vladivostok, s’emparent des lieux stratégiques, tels que les magasins de poudre, les arsenaux, le télégraphe et la gare, et renversent le soviet. S’ouvre alors une nouvelle page de l’histoire de la ville, caractérisée par une incessante lutte de pouvoir entre les différents groupes des armées blanches, forts du soutien militaire et financier des puissances étrangères. Les Britanniques et les Américains favorisent l’amiral Alexandre Koltchak, ancien commandant de la Flotte de la mer Noire, qui parvient, un temps, à s’imposer en Sibérie, tandis que les Japonais misent sur des chefs cosaques, dont le plus célèbre, Grigori Semionov, contrôle la région autour du lac Baïkal (8). L’Est du pays se mue rapidement en territoire fragmenté par des fiefs militaires dont la population se voit confrontée à une violence extrême, absurde et sans pitié. En l’espace d’une journée, le contrôle politique y passe d’un gouvernement local prétendument indépendant à des guérillas rouges, repoussées le lendemain par des troupes blanches soutenues par les Japonais ou les Occidentaux, qui le perdent aussitôt au profit d’un autre chef de guerre. Ces changements continuels s’accompagnent de pillages et de réquisitions de toutes sortes, ainsi que de massacres de la population civile, comme en témoigne le sort du tristement célèbre village d’Ivanovka, dont les deux cents habitants, suspectés de sympathie envers les bolcheviks, sont tués par les Japonais (9).
Défilé des troupes japonaises, 11 août 1918