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D) Régions

Olga Alexeeva
1 novembre 2019

Vladivostok pendant la guerre civile (1918-1922)

Les révolutions russes de 1917, celle de Février mettant fin au tsarisme et celle d’Octobre amenant au pouvoir les bolcheviks, secouent violemment l’Empire de Russie, qui semble alors se désintégrer, à l’instar des Empires ottoman et austro-hongrois. La guerre civile qui s’ensuit devient rapidement un phénomène complexe, dépassant le cadre d’un simple affrontement entre les « Rouges » et les « Blancs ». Dès 1918, les grandes puissances – la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis et le Japon – décident d’intervenir militairement sur le sol de leur ancien allié, ce qui donne à ce conflit intérieur un aspect international. Les forces alliées soutiennent les différentes armées « blanches » dans leur lutte contre le régime bolchevique, tout en essayant de se partager des zones d’influence. En parallèle, à la périphérie de la Russie, de nouveaux régimes, souvent éphémères, proclament leur indépendance à l’égard du Centre impérial en plein désarroi. Enfin, dans les zones rurales, apparaissent toutes sortes de guérillas locales, d’inspiration nationaliste ou identitaire, formant de véritables bastions de résistance face aux tentatives des Rouges et des Blancs de reconquérir le pays. Aux multiples conflits armés se mêlent de nombreuses confrontations sociales et des dissensions ethniques. Ainsi, en un très court laps de temps, l’ensemble de la société russe sombre dans un chaos sans précédent, chacun se voit contraint de choisir son camp et d’en payer le terrible prix. Dans cette « guerre de tous contre tous », l’Extrême-Orient russe occupe une place particulière. Les Rouges y sont confrontés à un enchevêtrement complexe de forces très hétérogènes, russes et étrangères, qui poursuivent des buts différents et dont le seul point commun est la contestation du pouvoir bolchevique. Le port de Vladivostok se trouve au cœur des rivalités entre les divers acteurs qui cherchent à assurer leur contrôle sur l’ensemble de l’Extrême-Orient russe et ses vastes ressources. 

Un carrefour cosmopolite au bout du monde russe 

Situé sur une péninsule qui s’avance dans la mer du Japon, le port de Vladivostok et les territoires environnants ont toujours été un espace stratégique, objet de revendications impériales concurrentes – russes, chinoises, japonaises et occidentales. En quête d’un accès à l’Asie et à ses richesses, les explorateurs russes pénètrent sur le territoire de la Sibérie orientale dès le XVIe siècle. Ils sont suivis par des colons qui s’aventurent de plus en plus à l’est, atteignant progressivement le bassin du fleuve Amour et la côte Pacifique ; il en résulte des tensions avec l’Empire chinois, ce qui contraint les Russes à cesser leur exploration de la région. Au milieu du XIXe siècle, le rapport de force change et penche désormais en faveur de l’Empire de Russie en pleine expansion. La France et la Grande-Bretagne commencent, elles aussi, à s’intéresser à cette région et envoient des navires de commerce explorer l’embouchure de l’Amour et évaluer son potentiel économique. Conscient de ce nouveau contexte, le gouverneur général de la Sibérie orientale, Nikolaï Mouraviev, persuade les autorités chinoises de céder à la Russie de vastes territoires au nord de l’Amour en signant le Traité d’Aigun, en 1858. Un an plus tard, au pied des collines bordant le rivage de la baie de la Corne d’or, il fonde un avant-poste maritime au nom plein de promesses : Vladivostok, « Celui qui domine l’Orient ».

Dès sa fondation, Vladivostok devient un lieu d’échanges commerciaux et culturels intenses, tourné vers l’Asie. Protégé par un navire de guerre et bientôt par une flotte, ce poste avancé se développe rapidement : on y construit des fortifications militaires et des installations portuaires modernes ; des lignes de télégraphe le relient à Shanghai et Nagasaki, marquant ainsi son insertion dans le réseau du commerce régional. Les colons venus de la Russie d’Europe, mais aussi de Chine et de Corée, cultivent les terres dans la campagne environnante, vivent de la pêche, travaillent sur les différents sites de construction et dans les docks du nouveau port. En 1888, Vladivostok devient officiellement la capitale d’une nouvelle province maritime au bout du monde russe mais aux portes de l’Asie, la région du Primorié.

Dans les années qui suivent, les liaisons avec l’extérieur et le caractère cosmopolite de la ville ne font que s’amplifier. Inquiet de l’emprise commerciale et militaire croissante du Japon sur l’Asie orientale, le gouvernement russe encourage les migrations internes vers la Sibérie et l’Extrême-Orient, ainsi que la mise en valeur industrielle de ces régions, avec l’ouverture de mines, de scieries et de manufactures. La population de Vladivostok augmente alors considérablement, tout en restant multiethnique (figure 1). Le Transsibérien, dont la construction commence en 1891, rattache la ville à la Russie européenne, tandis que le chemin de fer de l’Est chinois, sous contrôle russe, la relie au Nord de la Chine. À ces liaisons transcontinentales s’ajoutent de nouveaux circuits commerciaux maritimes, avec la création du port franc de Vladivostok en 1910.

Figure 1. Évolution de la population de Vladivostok (1893-1914)

Source : Obzor Primorskoï oblasti [Panorama de la région du Primorié], Vladivostok, 1894, 1898, 1906, 1915.

Le dynamisme économique de la ville attire aussi de nombreux entrepreneurs et commerçants européens, américains et japonais, qui tirent parti de ce marché en pleine expansion et convoitent les ressources naturelles de la région. La compagnie allemande Kunst und Albers, fondée à Vladivostok en 1864, parvient, par exemple, à s’imposer comme l’un des plus importants commerces de gros et de détail de l’Extrême-Orient russe, dotée d’entrepôts, de mines de charbon et de scieries partout dans la région (1). Ainsi, en l’espace de quelques décennies, la ville se transforme, de base militaire, en véritable plaque tournante du commerce international, par laquelle transitent les biens de consommation, les matières premières, mais aussi la main-d’œuvre et les capitaux. À la veille de la Première Guerre mondiale, Vladivostok figure parmi les dix principaux ports de l’Empire de Russie, avec un débit annuel de plus d’un million de tonnes (2). Le déclenchement des hostilités en Europe, qui paralysent le trafic maritime dans l’ouest du pays, va accentuer son importance pour l’économie nationale : c’est, en effet, par Vladivostok que transitent les armes en provenance des États-Unis et du Japon, et, en sens inverse, l’or russe destiné à garantir les emprunts de guerre anglais et français.

Une anarchie révolutionnaire

Les événements révolutionnaires de 1917 n’épargnent pas l’Extrême-Orient russe qui, à l’instar de toutes les autres régions de l’Empire, sombre rapidement dans le chaos politique. En mars 1917, le gouverneur général, Nikolaï Gondatti, est arrêté par les révolutionnaires locaux, et le pouvoir réel passe aux mains de différents groupes sociaux aspirant depuis longtemps à des changements qui permettraient « au brouillard réactionnaire, de plus en plus épais et étouffant, de se dissiper enfin » (3). Par cette mobilisation sociale sans précédent, le pouvoir politique se trouve de facto fracturé à Vladivostok : les anciennes autorités, civiles et militaires, y coexistent avec de nouvelles structures de pouvoir souvent très hétérogènes. Ouvriers, marins, soldats et paysans se rassemblent autour d’un soviet local, tandis que les hommes d’affaires, les fonctionnaires et les officiers se regroupent autour de la douma et de son Comité de Salut public, formé dans l’urgence et faisant office de gouvernement provisoire. Bien que des délégués du soviet soient invités à se joindre au Comité, cette division initiale contribue de manière importante à la radicalisation politique croissante de l’Extrême-Orient russe.

Dans ce contexte révolutionnaire, de nombreux mouvements politiques se développent. Le Parti ouvrier social-démocrate de Russie crée une antenne à Vladivostok et commence à faire de la propagande parmi les ouvriers du port et les soldats de la garnison, cependant que des groupuscules socialistes-révolutionnaires et anarchistes multiplient réunions et débats publics. Syndicats et organisations étudiantes poussent comme des champignons, ils déclenchent des grèves qui paralysent les activités des entreprises et des industries, font pression sur les autorités pour augmenter les salaires et améliorer les conditions de travail. Dans les casernes, les soldats cessent d’obéir aux ordres des officiers et commencent à déserter, souvent en emportant leurs armes. La dévaluation du rouble et l’augmentation spectaculaire des prix, qui accompagnent cette montée des tensions sociales, exacerbent davantage un contexte déjà explosif (4).

Devant cette marée de revendications et de protestations, les élites de Vladivostok se trouvent profondément divisées et ne parviennent pas à maîtriser la situation, qui semble alors échapper irrévocablement à leur contrôle. Les ressortissants étrangers et les diplomates résidant dans la ville, qui compte, à l’époque, une dizaine de consulats, assistent avec stupéfaction au morcellement rapide de l’autorité et à l’intensification de l’agitation révolutionnaire, dont le point culminant est le coup d’État bolchevique d’octobre 1917. Les bolcheviks locaux ne tardent pas à prendre le pouvoir, s’assurant ainsi un accès vers l’Asie et hors d’Asie. Cette situation préoccupante pousse les grandes puissances à sortir de leur attentisme et à passer à l’action.

À l’heure de l’intervention alliée

L’idée d’envoyer des troupes en Russie est longuement débattue par les Alliés, qui craignent depuis plusieurs mois l’effondrement du front de l’Est, ce qui permettrait aux Allemands de transférer l’ensemble de leurs forces à l’Ouest, ainsi que de mettre la main sur les stocks d’armes et les ressources stratégiques russes. La signature par la Russie d’une paix séparée avec l’Allemagne, à Brest-Litovsk en mars 1918, renforce encore les inquiétudes des Alliés et accélère le déploiement de leurs troupes. Dans l’Extrême-Orient russe et en Sibérie, l’intervention étrangère est principalement l’œuvre de deux grandes puissances, le Japon et les États-Unis, qui y envoient respectivement soixante-douze mille et huit mille soldats, auxquels s’ajoutent des contingents plus modestes, déployés par huit autres nations (5).

D’emblée, les principaux protagonistes de cette expédition poursuivent des intérêts très différents et ont quelque peine à s’accorder sur la direction à donner à leur action. Les Japonais cherchent avant tout à sécuriser leurs intérêts économiques et géopolitiques sur le continent au détriment de la Russie, alors que les Américains veulent tout autant bloquer l’expansion bolchevique que contenir les ambitions japonaises en Asie. Les Britanniques et les Français, qui ont des motivations voisines, souhaitent aussi récupérer les stocks de matériel de guerre et d’or qui s’entassent à Vladivostok depuis des mois (6). La mission en Extrême-Orient se déroule donc, du début à la fin, dans une atmosphère de suspicion et de méfiance mutuelles, qui minent de l’intérieur toute tentative d’élaboration d’une stratégie commune pour atteindre les objectifs officiels de l’intervention : porter assistance aux forces antibolcheviques, restaurer l’ordre dans la région et assurer le fonctionnement du port de Vladivostok.

Au printemps 1918, des vaisseaux de guerre japonais, britanniques et américains jettent l’ancre dans la baie de la Corne d’or. Vladivostok connaît alors une crise sans précédent. La ville est envahie de dizaines de milliers de réfugiés qui fuient les combats et les désordres révolutionnaires, et qui ont tous besoin d’être logés et nourris. Les activités portuaires et commerciales sont fortement perturbées et l’approvisionnement en denrées alimentaires n’est plus assuré. Le soviet local, au pouvoir depuis plusieurs mois et principalement soutenu par les ouvriers du port, les mineurs et les cheminots, peine à normaliser la situation et s’apprête à procéder à une nationalisation des industries locales. C’est dans ce contexte qu’en juillet 1918, les forces alliées, épaulées par un contingent tchéco-slovaque arrivé quelques jours plus tôt (7), débarquent à Vladivostok, s’emparent des lieux stratégiques, tels que les magasins de poudre, les arsenaux, le télégraphe et la gare, et renversent le soviet. S’ouvre alors une nouvelle page de l’histoire de la ville, caractérisée par une incessante lutte de pouvoir entre les différents groupes des armées blanches, forts du soutien militaire et financier des puissances étrangères. Les Britanniques et les Américains favorisent l’amiral Alexandre Koltchak, ancien commandant de la Flotte de la mer Noire, qui parvient, un temps, à s’imposer en Sibérie, tandis que les Japonais misent sur des chefs cosaques, dont le plus célèbre, Grigori Semionov, contrôle la région autour du lac Baïkal (8). L’Est du pays se mue rapidement en territoire fragmenté par des fiefs militaires dont la population se voit confrontée à une violence extrême, absurde et sans pitié. En l’espace d’une journée, le contrôle politique y passe d’un gouvernement local prétendument indépendant à des guérillas rouges, repoussées le lendemain par des troupes blanches soutenues par les Japonais ou les Occidentaux, qui le perdent aussitôt au profit d’un autre chef de guerre. Ces changements continuels s’accompagnent de pillages et de réquisitions de toutes sortes, ainsi que de massacres de la population civile, comme en témoigne le sort du tristement célèbre village d’Ivanovka, dont les deux cents habitants, suspectés de sympathie envers les bolcheviks, sont tués par les Japonais (9).

Défilé des troupes japonaises, 11 août 1918

Source : pastvu.com.

À Vladivostok, l’autorité est confuse, partagée entre le gouvernement local russe, qui se compose d’hommes politiques de l’ancien régime, de financiers et d’industriels locaux, et les QG des différentes forces alliées. La ville sombre dans le chaos et nul ne se soucie de la population et de ses problèmes. Les réfugiés, qui continuent à affluer, vivent dans des wagons de chemin de fer abandonnés et dans les rues, mourant de faim dans l’indifférence des autorités. La présence de nombreux contingents étrangers aggrave encore la situation. Ils occupent les rares logements disponibles et consomment le peu de vivres qui parviennent jusqu’à la ville constamment attaquée par toutes sortes de bandes et d’insurgés qui se battent entre eux, et ravagée par le typhus. Koltchak, de passage en 1919, se souvient : « Vladivostok m’a laissé une très pénible impression […]. Naguère, nous étions les maîtres ici. C’était notre port, notre ville. Désormais, d’autres y font la loi. Les meilleures maisons, les meilleures casernes […] sont occupées par les Tchèques, les Japonais et par les troupes alliées qui continuent d’arriver, notre situation est profondément humiliante et triste » (10).

Bien que les Alliés contrôlent le port, les perspectives économiques de la ville ne s’améliorent pas, au contraire : le volume des échanges commerciaux de Vladivostok avec le reste de l’Asie diminue, entravé par de graves problèmes de logistique et de financement. La circulation des marchandises le long du Transsibérien est paralysée par les combats, le cours de la monnaie russe s’effondre en 1918-1919. Les différents commandants blancs entreprennent alors de battre monnaie, ce qui déstabilise encore la situation financière. Corruption et répression, multiplication des impôts et des taxes, mobilisation des troupes finissent par aliéner complètement la population, qui se tourne progressivement vers les bolcheviks (11). Ces derniers ont su mettre sur pied un mouvement clandestin très actif, qui bénéficie du soutien croissant des paysans dans les campagnes environnantes, exaspérés par les exactions et les brutalités perpétrées par les généraux blancs et les forces alliées. Ils sabotent les lignes de chemin de fer, coupent les fils du télégraphe, tendent des embuscades à leurs adversaires.

Une autonomie fictive sous la coupe du Japon

Au printemps 1919, les Rouges lancent une offensive aux environs de Vladivostok, désarment les forces blanches qui y sont stationnées et s’emparent de leur arsenal. Les troupes de Koltchak tentent en vain d’écraser ce soulèvement, au prix de nombreuses atrocités. Dès lors, les Rouges progressent très rapidement partout en Sibérie orientale, tandis que les Blancs battent en retraite ; leur défaite est imminente, surtout après la capture et l’exécution de Koltchak en février 1920. Un à un, les Alliés commencent à évacuer leurs troupes, hormis les Japonais, qui croient encore pouvoir résister à la marée rouge et conserver leurs positions si difficilement acquises dans l’Extrême-Orient russe (12).

Marins américains en Sibérie, 1er mai 1919

Source : pastvu.com.

À Vladivostok, en janvier 1920, les bolcheviks parviennent, au terme d’un assaut sanglant, à renverser le gouvernement de Koltchak, dont le chef, le général Sergueï Rozanov, s’enfuit au Japon. Un gouvernement provisoire est créé, qui mène toutefois une politique modérée, afin de ne pas provoquer les forces alliées encore stationnées dans la ville. Ces changements politiques ne conviennent guère à Tokyo, qui envisage d’instaurer dans l’Extrême-Orient russe un État centré sur Vladivostok et dépendant du Japon. Ainsi, en avril, après un échange de tirs accidentel, les Japonais attaquent la garnison locale et prennent le pouvoir dans la ville. Les leaders bolcheviques sont arrêtés et exécutés, la bataille fait rage dans la région entre les Rouges et les forces nippones (13).

Préoccupés par la tournure des événements sur le front européen et par cette avancée japonaise en Extrême-Orient, les bolcheviks mettent un coup d’arrêt à leurs opérations dans la région et créent un État fantoche – une République d’Extrême-Orient, gouvernée par une coalition de bolcheviks et d’autres partis socialistes. Celle-ci fait office de tampon entre la Russie soviétique et l’espace contrôlé par les Japonais, qui couvre alors une bonne partie de la région du Primorié. À Vladivostok, la lutte entre les Rouges et les Blancs se poursuit : différentes formations politiques se succèdent sur fond d’accroissement de la présence économique nipponne. Les Japonais rachètent les terres agricoles et les industries locales aux propriétaires ruinés, obtiennent le droit de prospecter les hydrocarbures sur l’île de Sakhaline et de pêcher dans les eaux territoriales russes (14).

Cette situation commence à inquiéter sérieusement les autres grandes puissances, notamment les États-Unis, qui font pression sur Tokyo pour qu’elle mette un terme à son intervention en Russie. Aux pressions américaines s’ajoutent d’autres préoccupations : le coût militaire et financier de l’aventure japonaise en Russie est devenu exorbitant et commence à peser lourdement sur le budget impérial (15). Les Japonais négocient leur retrait avec les bolcheviks et entreprennent de rapatrier leurs troupes. Vladivostok se prépare à l’arrivée des Rouges, dans une atmosphère de panique. Le journaliste M. Chtcherbakov, qui assiste à l’évacuation des Blancs, se remémore : « Il y avait foule : les groupes parlementaires, l’armée, les journaux, les universités, les congrès et même – quel archaïsme ! – un Zemski sobor (16). C’était à croire que toute la Russie d’antan, qui avait bénéficié d’un répit de trois ans, s’était soudain affaissée dans une version microscopique d’elle-même, emprisonnée dans ce chaudron de pierre, et se préparait à s’en échapper pour gagner tous les rivages de l’océan Pacifique. […] partout rôdaient des Japonais qui avaient envahi les moindres recoins de la ville […], on eût dit des fourmis sur la patte froide d’un animal que l’on n’avait pas encore achevé » (17). Vladivostok est reprise par l’armée Rouge en octobre 1922, mettant ainsi un terme à la guerre civile russe.

L’Armée populaire révolutionnaire de la république d’Extrême-Orient fait son entrée dans la ville, 1922

Source : pastvu.com.

Conclusion

Port stratégique sur le littoral du Pacifique et terminus du Transsibérien, Vladivostok a toujours été au cœur des rivalités entre différentes puissances aspirant à contrôler cette porte vers l’Asie et hors d’Asie. À cet égard, l’histoire de la ville est géopolitique et dépasse largement le cadre national. Pendant la guerre civile russe, ces rivalités s’exacerbent à un point inégalé jusqu’alors. Vladivostok, tête de pont de l’intervention occidentale et japonaise en Sibérie, connaît alors une période effroyable, durant laquelle la terreur, blanche comme rouge, devient une réalité quotidienne. Cette page sanglante de l’histoire de la ville a laissé des traces profondes dans la mémoire collective locale, malgré les traumatismes de l’époque soviétique qui lui ont succédé. Aujourd’hui, Vladivostok semble retrouver son statut de carrefour multiethnique du bout du monde russe, mais aux portes d’une Asie en pleine croissance, et avec lui, ses anciens défis.

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1. John J. Stephan, The Russian Far East. A History, Stanford University Press, 1994.

2. En 1912, le débit du port de Vladivostok atteint 70 millions de pouds [unité de poids de la Russie impériale équivalant à 16,38 kg), cf. A. Anfimov et al. (éd.), Rossia. 1913 god [Russie. L’année 1913], Sankt-Peterbourg, RAN, 1995.

3. M. Lapine, « Novy god [La Nouvelle année] », Dalni Vostok, 1er janvier 1917.

4. Boris Moukhatchev (dir.), Dalni Vostok Rossii v period revolioutsii 1917 goda i grajdanskoï voïny [L’Extrême-Orient russe pendant la révolution de 1917 et la guerre civile russe], Vladivostok, Dalnaouka, 2003.

5. Benjamin Isitt, De Victoria à Vladivostok. L’expédition sibérienne du Canada, 1917-1919, Québec, PUL, 2012.

6. Pierre Grosser, L’histoire du monde se fait en Asie. Une autre vision du XXe siècle, Odile Jacob, Paris, 2017.

7. Composée de prisonniers de guerre et de déserteurs de l’armée austro-hongroise, la Légion tchécoslovaque s’est jointe à l’armée tsariste pendant la Première Guerre mondiale, mais après la révolution d’Octobre, elle décide de retourner en Europe en négociant avec les bolcheviks la possibilité de transiter par le port de Vladivostok.

8. Pierre Grosser, L’histoire du monde se fait en Asie, op.cit., pp. 92-93.

9. Boris Moukhachev (dir.), Koltchak i interventsia na Dalnem Vostoke. Dokoumenty i materialy [Koltchak et l’intervention dans l’Extrême-Orient russe. Documents et matériaux historiques], Vladivostok, RAN, 1995.

10. Boris Moukhachev, op. cit., p. 25.

11. Idem., pp. 318-326.

12. Jon Smele, The "Russian" Civil Wars, 1916-1926: Ten Years that Shook the World, Oxford University Press, 2015.

13. Boris Moukhatchev (dir.), Dalni Vostok Rossii, op. cit., pp. 369-370.

14. Canfield F. Smith, Vladivostok under Red and White rule: revolution and counterrevolution in the Russian Far East, 1920-1922, Seattle, University of Washington Press, 1975.

15. Pierre Grosser, L’histoire du monde se fait en Asie, op. cit., pp. 97-98.

16. Assemblée convoquée par le tsar, le patriarche ou la Douma, afin d’évoquer ou de ratifier des décisions majeures pour le pays.

17. Mikhaïl Chtcherbakov, Odisseï bez Itaki [Des Odyssées sans Ithaque], Vladivostok, Vostotchnaïa vetv, 2011.