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Haut-Karabagh : la Russie face à la pression turque

Igor Delanoë Igor Delanoë
11 novembre 2020
Après 44 jours de combats dans le Haut-Karabagh et près de 5 000 morts, les affrontements semblent toucher à leur fin. Le Premier ministre arménien Nikol Pachinian et le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev ont signé un accord de cessez-le-feu le 10 novembre négocié par l’entremise de la Russie qui s’en porte garante. Contrairement aux trois précédentes « trêves humanitaires » qui avaient volé rapidement en éclat après leur conclusion, cet accord semble durable. Il entérine le rôle de médiateur de Moscou et la défaite militaire de l’Arménie dans la mesure où les belligérants conservent les positions qu’ils occupent au 10 novembre. Pire pour Erevan, les 3 derniers districts encore contrôlés par les forces arméniennes doivent être évacués et cédés à l’Azerbaïdjan d’ici le 1er décembre (respectivement le 15 novembre pour le district de Kelbadzharsky, le 20 novembre pour celui d’Agdamsky et le 1er décembre pour le district de Latchine). Il s’agit du prix à payer par l’Arménie pour conserver le contrôle d’environ 20% du plateau et éviter d’autres lourdes pertes militaires liées à un rapport de force sur le terrain qui lui est très défavorable. Deux corridors sont mentionnés dans l’accord du 10 novembre : l’un, celui de Latchine – existant déjà –, qui sera réaménagé sous 3 ans et placé sous la protection de soldats russes (articles 3 et 6 de la déclaration commune du 10 novembre), et qui permet la circulation entre l’Arménie et le plateau du Haut-Karabagh. L’autre corridor – nouveau celui-là – reliera l’enclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan à l’Azerbaïdjan. La mise en œuvre du cessez-le-feu sera garantie par le déploiement de 1 960 soldats russes sur le Haut-Karabagh, de 90 véhicules blindés de transport de troupes et 380 unités de soutien motorisées le long de la ligne de contact. Cette task force russe d’interposition sera déployée pour cinq années reconductibles tandis qu’un centre de surveillance russo-turc du cessez-le-feu sera créé en territoire azerbaïdjanais. Même s’il n’est fait nulle part mention de la Turquie dans le texte du 10 novembre, le président Aliyev a cependant fait savoir que des soldats turcs avaient vocation à participer à la force d’interposition, une information très rapidement démentie par le Kremlin.

À l’issue d’une campagne militaire victorieuse, Bakou aura ainsi remis la main sur des territoires qui échappaient à son contrôle depuis 1994 grâce au soutien militaire, politique et logistique vigoureux d’Ankara (et d’Israël). Le document du 10 novembre récompense l’approche révisionniste de l’Azerbaïdjan qui a renversé le statu quo par un coup de force militaire plutôt que par des négociations au sein d’un groupe de Minsk (Russie, France et États-Unis) totalement hors-jeu. La modération de la réaction russe dans ce conflit – y compris après la destruction « accidentelle » d’un hélicoptère Mi-24 russe le 9 novembre par les forces armées azerbaïdjanaises – s’explique par le refus de Moscou de s’engager dans un conflit contre Bakou et Ankara en adoptant une posture de cobélligérance aux côtés d’Erevan. Cette retenue révèle par ailleurs que le Kremlin ne redoutait pas de défaite géopolitique majeur à ce stade de conflictualité, ce qui l’aurait sinon poussé à intervenir militairement. Se pose dès lors la question de la portée du règlement de cette guerre pour les relations russo-turques ?

Premièrement, en réactivant le conflit du Haut-Karabagh, la Turquie est ouvertement venue défier la Russie dans ce qu’elle considère relever de sa sphère d’influence, cherchant ici à rendre la pareille au Kremlin pour Idlib, en Syrie. Car si la formulation des conditions de l’accord du 10 novembre permet de sauver les apparences pour Moscou, il n’en demeure pas moins que la prétention russe à l’hégémonie dans l’espace post-soviétique a été remise en question avec un certain succès par la Turquie. Le signal envoyé est celui d’une Russie, certes moins inflexible et intransigeante que sur d’autres dossiers (Ukraine) avec des acteurs différents (communauté euro-atlantique), mais dont l’assistance militaire à ses alliés est loin d’être robuste, sauf si ses principaux adversaires géopolitiques sont Occidentaux (comme dans le Donbass et en Syrie).

Deuxièmement, l’accord du 10 novembre entérine de facto la présence militaire turque dans le sud-Caucase et la poussée géopolitique de la Turquie vers la mer Caspienne. Bien qu’il soit question – fait nouveau – d’une force d’interposition russe déployée sur le Haut-Karabagh, il est aussi fait mention de l’établissement d’un centre de surveillance du cessez-le-feu (article 5) qui sera situé en territoire azerbaïdjanais et placé sous le parrainage de la Russie et de la Turquie, comme convenu par téléphone entre Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan le jour de la signature de l’accord. Un mode de fonctionnement quelque peu similaire à ce qui existe à Idlib semble ainsi se mettre en place entre les Russes et les Turcs autour du Haut-Karabagh : une force d’interposition russe, de probables observateurs turcs et un centre de coordination bilatéral. En créant un corridor entre le Nakhitchevan et le territoire azerbaïdjanais (article 9), le texte établit par ailleurs une continuité territoriale entre l’Azerbaïdjan et la Turquie, cette dernière entretenant une frontière ténue avec la république autonome. Ankara dispose donc désormais d’un accès direct à la mer Caspienne et ses précieuses réserves de gaz off-shore. Le projet turc de gazoduc TANAP (Trans Anatolian Gas Pipeline ou gazoduc transanatolien) doit en effet recevoir du gaz en provenance des gisements azerbaïdjanais en mer Caspienne (Shah Deniz 2) afin d’alimenter le marché européen. Les infrastructures gazières terrestres restaient sous la menace arménienne en cas de flambée de violence, comme l’a suggéré l’usage du missile balistique sol-sol de courte portée Totchka-U par l’Arménie en octobre. Elles sont désormais sécurisées par la présence turque en Azerbaïdjan.

Troisièmement, Moscou va devoir gérer les contrecoups de la capitulation de l’Arménie. Outre qu’il conviendra de rééquiper les forces arméniennes étrillées par les drones turcs (Bayrakhtar-2) et israéliens (les drones kamikazes Harop), le gouvernement Pachinian doit désormais faire face à la colère d’une partie de la population opposée à cet accord. Afin de compenser l’expansion de l’empreinte turque sur les contreforts caspiens du Caucase, la Russie pourrait s’appuyer d’avantage sur sa relation avec Téhéran. Lors du volet naval des exercices militaires Kavkaz-2020 qui se sont tenus fin septembre, la flottille de la Caspienne a ainsi réalisé des manœuvres conjointes avec des bâtiments iraniens. La Turquie n’est pas signataire de la Convention d’Aktaou sur le statut légal de la mer Caspienne (12 août 2018) et poussera certainement pour la construction d’un gazoduc transcaspien afin d’évacuer le gaz du Turkménistan vers l’Europe via le TANAP, ce à quoi s’opposeront la Russie et l’Iran. En fin de compte, à l’issue de cette guerre du Haut-Karabagh, Ankara est parvenue à établir un avant-poste en Azerbaïdjan qui lui permettra de projeter son influence de manière plus efficace en Asie centrale. L’arc de crises russo-turques, qui s’étend de l’axe Djoufra-Syrte en Libye jusqu’au Haut-Karabagh dans le Caucase pourrait ainsi connaître une nouvelle extension orientale dans les années à venir.
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