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Conférence de Moscou : un format eurasien au chevet de l’Afghanistan

Igor Delanoë Igor Delanoë
22 octobre 2021
La capitale russe a accueilli le 20 octobre une conférence consacrée à l’Afghanistan qui a réuni, au sein d’un format très eurasien, les envoyés spéciaux et représentants de haut niveau de la Russie, de la Chine, de l’Inde, du Pakistan, de l’Iran, des républiques ex-soviétiques d’Asie centrale ainsi qu’une délégation de talibans*. Ce rendez-vous prolonge les efforts engagés par le Kremlin dès la seconde moitié des années 2010 pour anticiper les conséquences sécuritaires du retrait américain d’Afghanistan. Il intervient deux mois après que les derniers soldats américains ont quitté le sol afghan, après que des émissaires envoyés par Washington et Bruxelles ont rencontré des représentants talibans à Doha le 12 octobre, et une semaine seulement après le sommet du G20 consacré à l’Afghanistan. Quel était l’état d’esprit des Russes à la veille de cette conférence, et qu’en attendait-on à Moscou ?

Initialement envisagé comme des mécanismes consultatifs au sujet de la crise afghane, ce format dit de Moscou s’est réuni pour la première fois en avril 2017, puis encore en novembre 2018. Pour le Kremlin, il s’agissait alors de prendre les devants face à un retrait américain d’Afghanistan qui paraissait inéluctable. Avec la conférence de cette semaine, les talibans visitent la capitale russe pour la quatrième fois cette année, après les trois déplacements préparatoires de janvier, mars et juillet. Autant dire qu’en dépit de leur appartenance à un groupe qualifié de terroriste par la loi russe, ils sont devenus des habitués des palaces moscovites. Ce n’est cependant pas la première fois que les autorités russes font une exception : en avril 2013, Mohamed Morsi, alors président de la république d’Égypte et frère musulman, s’était rendu à Moscou, en dépit du fait que son mouvement soit classé comme terroriste en Russie.

Avec ce sommet, les autorités russes ont tenu à mettre l’accent sur trois enjeux liés à l’Afghanistan : le processus de réconciliation interne, la question subséquente de la stabilité régionale et, au niveau international, incarner l’ancrage eurasien d’un format qui a vocation, vu de Moscou, à jouer un rôle de premier plan dans la gestion de la crise afghane. La délégation de talibans emmenée par le vice-Premier ministre Abdoul Salam Hanafi ainsi que par le ministre des Affaires étrangères Amir Khan Mottaki s’est ainsi entendue dire à Moscou qu’il était nécessaire de composer un « gouvernement inclusif » – ce terme n’ayant pas le même sens dans ce contexte qu’en Occident – comportant des représentants non seulement issus de l’ethnie pachtoune (majoritaire chez les talibans et en Afghanistan), mais aussi des Tadjiks, des Ouzbeks et des Hazaras (chiites). Il s’agit là d’un critère cardinal dont le Kremlin tiendra compte en vue d’une éventuelle reconnaissance du nouveau gouvernement en Afghanistan. Le curateur du dossier afghan à Moscou, Zamir Kaboulov, ancien ambassadeur de Russie à Kaboul et actuel directeur du Deuxième département asiatique au ministère russe des Affaires étrangères, a à ce propos fait savoir qu’à ce stade, la question de la reconnaissance de l’émirat islamique d’Afghanistan par la Russie était clairement prématurée. Enfin, toujours dans cette logique de stabiliser la situation interne, la réunion de Moscou s’est aussi conclue sur un appel lancé à l’ONU pour convoquer une conférence des donateurs (points 8 et 9 du communiqué de presse final de la conférence).

Pendant que la capitale russe accueillait les participants au sommet de Moscou, à des milliers de kilomètres de là, l’OTSC organisait l’exercice militaire « Echelon-2021 » dans le sud du Tadjikistan. Car, comme réaffirmé dans le point 6 du communiqué de presse, la Russie comme les autres participants au sommet restent préoccupés par la possibilité que le territoire afghan (re)devienne une plateforme pour les groupes terroristes disposant d’un agenda expansionniste, comme l’État islamique** au Khorasan – dont le nombre de combattants est estimé à 2 000 par les services russes – et al-Qaeda***. Vu de Moscou, il s’agit de régionaliser la gestion de la menace sécuritaire présentée par l’existence de ces groupes en Afghanistan en rassemblant des pays qui entretiennent des relations parfois très tendues (Inde-Chine ; Inde-Pakistan). À cet égard, le sommet de cette semaine démontre une nouvelle fois la capacité de discussion élargie de la Russie dans l’hémisphère non-occidental. Le réalisme du Kremlin face aux enjeux sécuritaires régionaux soulevés par la crise afghane est en particulier illustré par la refondation de sa relation avec le Pakistan. Autrefois exécrables, les liens entre Moscou et Islamabad connaissent depuis les années 2010 un développement positif qui s’articule notamment autour d’une coopération militaro-technique et en matière de défense (livraison d’hélicoptères de combat Mi-35M ; exercices militaires communs), et énergétique (projet de gazoduc). Vu de Moscou, une relation constructive avec Islamabad permet tout autant de pallier la diversification des partenariats internationaux entrepris par New-Delhi notamment en direction des États-Unis, que d’ouvrir un canal vers le sanctuaire dont les talibans se sont servis après 2001.

Enfin, la conférence de Moscou s’apparente à un format eurasien dont est exclue la Turquie qui prétend pourtant jouer un rôle sécuritaire dans l’Afghanistan post-retrait américain. Or, ni la Russie, ni la Chine ne souhaitent qu’il devienne une plateforme pour la projection d’influence turque vers l’Asie centrale. Les Iraniens aussi sont hostiles à l’implantation sur le territoire afghan de bases turques qui viendraient sinon se rajouter à un dispositif qui compte déjà les installations militaires de la Turquie au Qatar, dans le nord de l’Irak, et en Azerbaïdjan. Aussi, après avoir fait comprendre aux Américains qu’il était illusoire de miser sur la réouverture de bases en Asie centrale, Moscou souhaite également tenir la Turquie à distance de ce nouveau cadre sécuritaire régional consacré à l’Afghanistan.

* Le mouvement des talibans est interdit en Russie.

** Le groupe État islamique est interdit en Russie.

*** Le groupe al-Qaeda est interdit en Russie.

Source photo : page Twitter du Ministère des Affaires Etrangères de la Fédération de Russie
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