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Soudan : la Russie va-t-elle changer son fusil d’épaule ?

Igor Delanoë Igor Delanoë
10 juillet 2024
Le ministre soudanais des Affaires étrangères Hussein Awad était le 5 juillet dernier à Moscou où il a rencontré l’Envoyé spécial du président russe pour l’Afrique et le Proche-Orient, Mikhaïl Bogdanov. Ce dernier s’était rendu à Port-Soudan fin avril. En juin, une délégation d’officiels soudanais a participé au Forum économique international de Saint-Pétersbourg, des pourparlers avec la partie russe se sont tenus en marge de l’événement. Les échanges ont porté sur la réactivation du projet d’établissement d’une base navale russe à Port-Soudan. Alors que le Soudan est en proie à une guerre civile qui a fait plus de 15 000 morts et près de 7 millions de déplacés internes depuis son déclenchement en avril 2023, le positionnement de la Russie semble y évoluer. Si l’armée soudanaise loyale au général Abdel Fattah al-Burhane peut compter sur le soutien de l’Égypte, d’une poignée (300) de soldats ukrainiens et, selon certaines sources, de l’Iran, les Forces de soutien rapide (FSR) du commandant Mohamed Hamdane Daglo — dit Hemetti — bénéficient du soutien en sous-main des Émirats arabes unis, du maréchal Haftar depuis la Libye, du Tchad et des forces de l’ex-Wagner. Moscou, qui entretient des relations avec le général al-Burhane à travers le ministère des Affaires étrangères, et avec Hemetti, via l’ex-société Wagner, serait-il en passe de « lâcher » ce dernier ?

Rappelons que Wagner a fait irruption au Soudan en 2017 en vue d’y exploiter des gisements d’or. Dès 2018, la sulfureuse entreprise russe y déploie une centaine d’hommes chargés d’entraîner les troupes soudanaises, notamment dans un camp situé dans le sud-ouest du pays, à proximité de la frontière avec la République centrafricaine, qu’elle connaît bien. Lorsqu’éclate la révolte contre l’ancien président Omar el-Béchir en 2019, les hommes de Wagner prennent part aux affrontements aux côtés du camp loyaliste. Le renversement d’el-Béchir ne compromet pas pour autant les positions de Wagner qui parvient à se maintenir au Soudan et noue de bonnes relations avec les nouvelles autorités. En décembre 2020, Moscou et Khartoum signent un accord en vue de l’établissement d’une base navale russe à Port-Soudan. Le document évoque un « point de soutien technique et matériel », reprenant ainsi la terminologie soviétique qui proscrivait le terme de « base », laissé au « camp impérialiste ». Selon plusieurs sources, Wagner, et plus particulièrement son chef, Evgueni Prigojine, auraient servi d’intermédiaires entre Moscou et Khartoum, et contribué à l’établissement de l’accord. Ce dernier ne sera toutefois pas ratifié par la partie soudanaise, sujette à des pressions européennes et américaines. Le contexte domestique brouille par ailleurs un peu plus la visibilité sur la réalisation de l’accord : un coup d’État militaire éclate en octobre 2021 et permet l’arrivée au pouvoir du général Abdel Fattah al-Burhane. Ce rebondissement ne compromet pas — une fois de plus — les positions de Wagner dans le pays. Au cours de la période 2021-2022, la société développe et renforce ses liens avec les FSR de Hemetti. Ce dernier se rend d’ailleurs à Moscou en février 2022 alors que Vladimir Poutine s’apprête à déclencher l’« opération spéciale » en Ukraine.

Les intérêts de la Russie au Soudan sont de trois ordres : commercial, militaire et politique. Depuis 2017, Wagner y extrait de l’or : selon les données de la Banque centrale soudanaise, la société, via ses filiales Meroe Gold et M Invest, en aurait fait sortir clandestinement entre février 2022 et février 2023 pour 1,9 milliard de dollars. La reprise en main de Wagner par le ministère russe de la Défense après la mutinerie d’Evgueni Prigojine et la disparition de ce dernier, ainsi que les combats qui font rage au Soudan depuis avril 2023, sont susceptibles d’avoir eu un impact sur ses activités aurifères. Le commerce russo-soudanais reste marginal — environ 300 millions de dollars en 2021 — mais depuis 2000, le Soudan se classe cependant comme le deuxième client africain du complexe militaro-industriel russe après l’Algérie.

Deuxièmement, en juin dernier, les officiels soudanais qui se trouvaient à Saint-Pétersbourg, dont Malik Agar, le chef adjoint du Conseil souverain de transition du Soudan — et formellement, le n°2 du régime — ont proposé à leurs interlocuteurs russes de finaliser la création de la base navale à Port-Soudan en échange de la livraison d’armes. Cette proposition fait écho aux propos de l’ambassadeur de Russie au Soudan — l’ambassade a été déplacée à Port-Soudan l’an dernier en raison de la dégradation de la situation sécuritaire à Khartoum —, qui, dans un entretien accordé à l’agence TASS le 12 avril, a souligné que Moscou restait « en contact étroit avec les autorités officielles ». Le même jour, trois navires chargés de 70 000 tonnes de diesel russe — l’équivalent d’un jour et demi de consommation soudanaise — arrivaient à Port-Soudan. Rappelons que selon les termes de l’accord de 2020, les Russes établissaient et disposaient de cette base à titre gratuit. En pratique, ils auraient réalisé des travaux d’infrastructure et remis à niveau une partie des installations portuaires de Port-Soudan à leurs frais. L’établissement d’une emprise navale en mer Rouge revêt une importance particulière pour Moscou qui ne peut plus compter sur les infrastructures de sa marine en mer Noire (Crimée, côtes de la Russie continentale) tant que le conflit fait rage en Ukraine en raison des dispositions de la Convention de Montreux. Il se pose néanmoins la question de savoir ce que Moscou serait réellement en mesure de livrer comme armes à Khartoum étant donné ses propres besoins sur le champ de bataille ukrainien. D’un point de vue logistique, cette base faciliterait en tout cas les déploiements de bâtiments russes dans l’océan Indien, tout en ventilant l’effort de soutien pour le détachement naval que la Russie entretient en permanence en Méditerranée.

Enfin, troisièmement, la création de cette base crédibiliserait la posture de pourvoyeur de sécurité que la Russie revendique en mer Rouge et dans la zone du Golfe. En effet, Moscou continue de régulièrement promouvoir son concept de sécurité régionale pour le golfe Persique publié en 2019 auprès de ses interlocuteurs golfiens. Mikhaïl Bogdanov l’a encore mis en avant fin juin lors d’une rencontre avec le vice-ministre omanais des Affaires étrangères. Elle lui permettrait en outre de rejoindre le « club » des puissances extra-régionales (France, Grande-Bretagne, États-Unis, Chine, Japon…) qui disposent de bases dans la région (Djibouti, le Golfe…) dont la sensibilité a été une nouvelle fois révélée par les agissements houthistes en mer Rouge suite aux attaques du 7 octobre.

Sommes-nous à un moment charnière dans le positionnement russe sur le dossier soudanais ? La Russie dispose jusqu’à présent au Soudan de « deux fers au feu », comme en Libye. Sauf que la reprise en main de Wagner par le ministère russe de la Défense depuis l’été dernier pourrait sonner le glas du soutien russe feutré à Hemetti. Dans la balance : une base navale, et la préservation des bonnes relations avec l’Égypte, avec qui Moscou réalise des projets structurants d’ampleur (centrale nucléaire, zone industrielle russe). Cette approche pourrait être confortée par la confiance de la Russie en la résilience de son empreinte soudanaise qui a surmonté un contexte local versatile et fluide à plusieurs reprises depuis la fin des années 2010.

Source photo : www.kremlin.ru. Rencontre entre le président russe Vladimir Poutine et le président du Conseil de souveraineté de transition du Soudan Abdel Fattah al-Burhan en marge du sommet Russie-Afrique à Sotchi en octobre 2019.
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