Quels sont les liens entre l’expansion de l’influence russe en Afrique et le conflit en Ukraine ? Ils sont nombreux, Moscou ayant tendance à percevoir les possibilités offertes par le continent africain à l’aune de ses relations durablement confrontationnelles avec la communauté euro-atlantique. La compétition géopolitique avec l’Occident emprunte plusieurs formes sur le continent africain : guerre informationnelle – spécifiquement contre les intérêts français –, offensive diplomatique en vue d’obtenir des votes favorables aux Nations Unies, livraisons de matériels militaires, montée en puissance du Corps africain du ministère russe de la Défense… Toutefois, parmi les nombreux vecteurs d’influence déployés par la Russie en Afrique figure aussi celui, moins visible, de la religion.
Terre de multiples formes de piété, le continent africain est depuis quelques années un champ d’expansion pour l’Église orthodoxe russe. Trois ans après son établissement, l'Exarchat de l'Église orthodoxe de Russie, créé par la décision du Saint-Synode du 29 décembre 2021, et ses deux diocèses – le Diocèse d’Afrique du Nord (dont le siège est situé au Caire) et le Diocèse d’Afrique du Sud (sis à Johannesburg) – revendiquent 350 paroisses dans 32 pays, avec plus de 250 prêtres à leur service. Jusqu’à 2019, l'Église russe disposait seulement de quatre paroisses sur le continent africain, et leurs activités dépendaient du Patriarcat orthodoxe d'Alexandrie. Toutefois, en 2019, suite à la reconnaissance par le patriarche Théodore II d'Alexandrie de l'autocéphalie de l'Église orthodoxe d'Ukraine, l'Église orthodoxe de Russie s’est émancipée de la tutelle alexandrine et a créé son Exarchat patriarcal d'Afrique.
L'exarque, le métropolite Constantin de Zaraïsk, ne ménage pas ses efforts pour étendre l’empreinte de son institution. Il a passé les derniers mois à sillonner l’Afrique, bien au-delà de l’Éthiopie et de l’Érythrée où, historiquement, se trouvent les principales communautés orthodoxes africaines. Si environ 15% des orthodoxes dans le monde vivent en Afrique, 43% de la population éthiopienne et 30% des Érythréens se disent orthodoxes, selon le Pew Research Center. L’action du métropolite s’est concentrée ces derniers mois sur l’Afrique subsaharienne et australe : il était ainsi à Madagascar ce mois-ci pour une tournée de plusieurs jours, en Zambie en février, où l’Église orthodoxe a reçu un terrain à Lusaka pour édifier sa première église dans le pays. Constantin de Zaraïsk était encore fin janvier en tournée au Kenya, où l’Église orthodoxe russe dispose d’une école primaire à Nairobi. Fin 2024, le métropolite était en Guinée équatoriale et en Ouganda, où il a notamment consacré la première pierre d’une nouvelle église, baptisée Saint-Jean de Shanghai, qui est en cours de construction à Kiboga. La création de nouvelles paroisses nécessite d’encadrer les fidèles, ce que l’Exarchat entreprend de faire aussi bien en dépêchant des prêtres russes, comme à Kiboga, qu’en formant et en recrutant des prêtres localement. Les prêtres africains sont notamment formés dans des séminaires en Russie, tandis que l’Exarchat organise des séminaires et des cours plus occasionnels, y compris en ligne, dans des pays africains. Véhicule pour les valeurs dites traditionnelles et conservatrices, l’Église orthodoxe sait pouvoir jouer sur ces fibres qui résonnent avec le terreau culturel de sociétés africaines afin de renforcer son influence et d'attirer des paroissiens.
Autre carte religieuse jouée par le Kremlin : celle de l’islam. La Russie, qui n’hésite pas à se présenter aussi comme une terre musulmane avec ses 25 millions de citoyens confessant un islam sunnite dans leur immense majorité, déploie ce vecteur d’influence depuis de nombreuses années au Proche et Moyen-Orient. Outre son siège de pays observateur à l’Organisation de la Coopération islamique, Moscou mobilise ses sujets musulmans, comme la République du Tatarstan et la Tchétchénie, dans le cadre d’une diplomatie complémentaire. Ses émissaires, souvent porteurs de messages adressés par le Kremlin aux leaders moyen-orientaux, mettent aussi à profit cet exercice pour pousser leur propre agenda d’affaires, culturel ou religieux (par exemple l’augmentation des quotas pour le pèlerinage à La Mecque).
Jusqu’à récemment, le vecteur d’influence islamique russe n’avait pas été déployé vers l’Afrique, à l’exception de quelques ponts jetés vers l’Égypte. Or, c’est désormais le cas avec la visite ce mois-ci d’une délégation de musulmans russes de la Volga, qui s’est rendue pour la première fois au Niger le 22 mars dernier, en plein ramadan. Emmenée par le président de la Direction spirituelle des Musulmans de la République de Mordovie, le mufti Rail Asainov – un Tatar de 42 ans –, cette délégation comptait aussi le vice-président de la Direction spirituelle des Musulmans de la Volga pour les affaires internationales, Arsen Gamzatov. À Niamey, ils ont été accueillis par le président de l'Association islamique du Niger, Cheikh Djibril Soumaila Karanta, et d'autres chefs religieux. Leur visite de deux jours comprenait aussi un volet présenté comme humanitaire et caritatif. Organisation religieuse musulmane panrusse, la Direction spirituelle des Musulmans n’a pu entreprendre un tel exercice de diplomatie spirituelle sans avoir le blanc-seing des autorités fédérales. Acteur plutôt absent de la diplomatie régionale religieuse mobilisée par le Kremlin jusque-là, la République de Mordovie n’est pas un sujet musulman à proprement parler : les Tatars y représentent seulement un peu plus de 5% de la population, selon le recensement de 2010. Le jeune mufti de Mordovie, déjà aperçu en Égypte, a-t-il vocation à devenir un acteur de la diplomatie spirituelle russe à l’endroit des pays africains musulmans ? Y a-t-il une répartition des rôles de facto entre les sujets musulmans de la Fédération de Russie concernant les pays avec qui nouer des liens religieux ?
Dans le même registre, le vice-ministre de la Défense Iounous-Bek Evkourov, qui est en charge du Corps africain, a été aperçu début mars en train de prier dans une mosquée de Benghazi, lors de son déplacement en Libye. Relevant plus de la démonstration de piété que de la diplomatie spirituelle, cette prière, effectuée en plein ramadan, vise néanmoins à rapprocher un peu plus les acteurs russes et est-libyens sur fond de montée en puissance du Corps africain dans le pays.
Le vecteur religieux déployé par la Russie en Afrique est porté par plusieurs acteurs qui, de la démonstration de piété à l’expansion institutionnelle, en passant par le dialogue intercommunautaire, contribuent à renforcer les liens russo-africains autour du pilier des relations avec les sociétés civiles. Il reflète certainement la prise de conscience à Moscou de la nécessité de diversifier les points d’accroche avec les pays d’Afrique, au-delà des traditionnels liens sécuritaires et de la coopération militaro-technique. Cet effort se retrouve aussi dans l’agenda d’affaires avec l'Afrique promu par Moscou. Le vecteur religieux permet en outre à la Russie d’élargir le champ des acteurs africains avec qui elle traite, tout en assumant une posture de puissance religieuse que certains acteurs occidentaux – mais pas la France – ou encore la Turquie n’hésitent pas non plus à adopter en Afrique.