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Iran, ce que Moscou a à gagner (et à perdre)

Arnaud Dubien Arnaud Dubien
22 juin 2025
La chronique d'Arnaud Dubien pour la RTBF : https://www.rtbf.be/article/l-il-de-moscou-iran-ce-que-moscou-a-a-gagner-et-a-perdre-11565465




Le Kremlin est à l’évidence inquiet de la tournure des événements au Moyen-Orient. Jeudi 19 juin, le porte-parole de la présidence russe Dmitri Peskov jugeait nécessaire de réagir – sans surprise, très négativement – à un éventuel changement de régime à Téhéran puis, le 21 juin, à l’hypothèse d’une utilisation d’armes nucléaires tactiques américaines contre certains sites militaires de la République islamique. Dans l’intervalle, Vladimir Poutine avait refusé de répondre à une question de l’Agence France Presse sur ce que lui inspirait la possible élimination par Israël du Guide suprême Ali Khamenei. A ces craintes mêlées d’impuissance s’ajoute une grande prudence, perceptible notamment dans l’intervention du président russe lors du Forum économique international de Saint-Pétersbourg le vendredi 21 juin : prenant acte du rejet de ses efforts de médiation par Donald Trump, Vladimir Poutine a déclaré que son pays se contentait d’émettre des idées, tout en rejetant les critiques sur la non-fiabilité de la garantie russe de sécurité.

Il est vrai que l’attaque israélienne est à maints égards fâcheuse pour la Russie. L’Iran a joué un rôle significatif dans l’approvisionnement de l’armée russe en drones depuis 2022 ; et si le Traité de partenariat stratégique global signé en janvier dernier entre Moscou et Téhéran n’inclut pas – à la différence de l’accord avec Pyongyang – de clause d’assistance militaire, l’incapacité à prévenir une attaque contre un pays quasi-allié n’est pas du meilleur effet en termes de crédibilité. D’autant que les déboires du régime des mollahs interviennent quelques mois seulement après la chute de Bachar al-Assad à Damas. Et que l’Iran est, du point de vue géopolitique et géo-économique, beaucoup plus important pour Moscou que ne l’était la Syrie (et, jusqu’en 2003 l’Irak baasiste). L’impuissance actuelle de la Russie contraste singulièrement avec la capacité de l’URSS à tuer dans l’œuf l’intervention franco-britannique à Suez en 1956. Elle questionne en outre le statut de puissance globale qui constitue le cadre mental de Poutine et de son Politburo : au fond, la Russie est elle aussi spectatrice et n’a dans cette affaire guère plus de leviers que la Turquie ou les monarchies du Golfe. Le fait que Trump et Netanyahu soient, par ailleurs, en bons termes avec Poutine interdit à ce dernier des mouvements trop brusques et ajoute à la confusion des esprits à Moscou.

La guerre entre Israël et l’Iran présente cependant des avantages non-négligeables pour la Russie. A court terme, les prix du pétrole augmentent : le baril de la marque Urals est de nouveau négocié à plus de 60 dollars de baril, alors que des inquiétudes étaient apparues récemment à Moscou et qu’un collectif budgétaire avait même dû être voté début mai. Il est, en outre, probable que les événements en cours vont convaincre la Chine du bien-fondé d’approfondir sa coopération énergétique avec la Russie : le projet de gazoduc Force de Sibérie-2, en suspens depuis des années, a de bonnes chances d’aboutir à des conditions plus favorables pour Gazprom que s’il avait été finalisé en 2022 ou 2023.

Sur le plan politique, le conflit en cours banalise le recours à la force et les guerres préventives (rappelons que c’est ainsi que la direction russe voit "l’opération militaire spéciale" qu’elle a lancée en février 2022). Il détourne l’attention médiatique de la guerre d’Ukraine et l’effort – militaire et financier – américain vers le Moyen-Orient. Les nouvelles divergences entre l’administration Trump et les Européens étant bien entendu bonnes à prendre vu du Kremlin.

A ce stade donc, il est prématuré d’affirmer que la Russie sort perdante ou gagnante des événements au Moyen-Orient. Beaucoup dépendra de la suite. Une intervention militaire américaine, le renversement du régime iranien et l’avènement d’un chaos semblable à celui consécutif aux interventions occidentales en Irak ou en Libye sont vus par les Russes comme les scénarios les plus menaçants. Moscou, contrairement à une idée largement répandue en France, ne souhaite pas non plus voir l’Iran doté de l’arme nucléaire, une issue sans doute inévitable si les mollahs se maintiennent au pouvoir et qu’aucune négociation n’est lancée. Au fond, l’idéal pour Poutine serait un match nul entre Tel Aviv et Téhéran, que Trump décide de rester à l’écart militairement et qu’une médiation – même non-russe – soit privilégiée.

L’amour-propre du maître du Kremlin en prendrait un coup, mais les intérêts de son pays dans la zone seraient saufs.




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