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Note №1, « France-Russie : renouveau et défis d’un partenariat stratégique »

Arnaud Dubien Arnaud Dubien
1 octobre 2012
Résumé

Le retour de Vladimir Poutine au Kremlin et l’élection du socialiste François Hollande à la présidence de la République au printemps 2012 sont l’occasion de s’interroger sur les relations bilatérales franco-russes. Traditionnellement bonnes au plan politique mais longtemps peu conformes au potentiel des deux pays s’agissant des échanges commerciaux, elles ont franchi un seuil au cours du mandat de Nicolas Sarkozy. La vente à la marine de guerre russe de deux bâtiments de projection et de commandement de type Mistral, finalisée en 2011, est de ce point de vue symbolique. S’inscrivant dans un cadre institutionnel densifié depuis le début des années 2000, la relation entre Paris et Moscou s’appuie désormais sur des projets économiques de grande ampleur dans des domaines très diversifiés. Les défis restent cependant nombreux. Au-delà du différend à propos de la Syrie, le dossier de la défense antimissile – indissociable de celui de l’architecture de sécurité européenne – a mis en évidence la difficulté à surmonter l’héritage stratégique de la Guerre froide. La relation franco-russe pâtit par ailleurs de perceptions mutuelles éloignées de la réalité et d’une absence de contacts réguliers entre les décideurs des deux pays au-delà du « noyau dur » déjà impliqué dans la coopération bilatérale.

Introduction

« Oui, la relation entre la France et la Russie a quelque chose d’unique. Elle procède de l’attirance et de la reconnaissance réciproque de deux peuples épris d’absolu, de beauté, de vérité » (1)

Les propos du président Chirac reflètent une vision largement répandue de la relation entre Paris et Moscou, relation spécifique s’inscrivant dans une longue tradition d’amitié, qui a résisté aux vicissitudes de l’Histoire - de la « guerre patriotique » de 1812 à l’affrontement Est-Ouest - et qui conservera toute son importance à l’avenir. Cette vision a sous-tendu la politique des présidents français sous la Vème République. En 1959, Charles de Gaulle évoque « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural » avant de parler, en 1966, de politique de « détente, d’entente et de coopération ». A la fin des années 1980, François Mitterrand, faisant écho au projet de « maison commune » européenne de Mikhaïl Gorbatchev, imagine un continent réunifié dans le cadre d’une « confédération européenne » incluant l’URSS (2). Jacques Chirac estime pour sa part que « cette très grande nation qu’est la Russie […] doit devenir un élément essentiel de la stabilité et de l’équilibre du monde ». (3)

Alors que le Kremlin craignait, au printemps 2007, que la « rupture » annoncée par Nicolas Sarkozy ne remette en cause les fondements de la relation entre Paris et Moscou, celle-ci acquiert au contraire une dimension nouvelle (4). L’entrée du groupe Total dans le projet d’exploitation du gisement gazier Chtokman en mer de Barents, annoncée à l’été 2007, puis le règlement de la crise géorgienne, un an plus tard au cours de la présidence française de l’Union européenne, dissipent les doutes. L’année croisée France-Russie en 2010 est l’occasion de réaffirmer l’exceptionnelle richesse de la relation bilatérale. Loin de n’être qu’un exercice diplomatique et culturel convenu, elle coïncide avec un nouvel élan entre Paris et Moscou, visible notamment au plan commercial.

L’alternance politique en France et le retour de Vladimir Poutine au Kremlin sont-ils de nature à enrayer cette dynamique ? Il ne fait guère de doute que le Kremlin aurait, comme en 1981, préféré la reconduction du président sortant à l’élection d’un socialiste mal connu. Il est en outre probable que les responsables politiques français considéraient comme plus aisé de promouvoir le partenariat avec Moscou (y compris à Bruxelles auprès de leurs partenaires européens) avec Dmitry Medvedev au Kremlin. Les premiers contacts entre François Hollande et Vladimir Poutine indiquent que la continuité devrait prévaloir. Pourtant, certaines interrogations demeurent. Quels sont, de part et d’autre, les objectifs stratégiques de ce partenariat ? Peut-il s’articuler avec la politique de l’Union européenne à l’égard de la Russie ? Comment surmonter les stéréotypes – différents de part et d’autre, mais qui constituent aujourd’hui un obstacle majeur à la densification de la relation Paris-Moscou ?

Les fondements de la relation politique franco-russe

Depuis une dizaine d’années, la relation entre Paris et Moscou s’appuie sur un dispositif institutionnel particulièrement étoffé. Outre les contacts réguliers au plus haut niveau de l’Etat, le dialogue entre Paris et Moscou s’articule autour de plusieurs formats. Le Séminaire intergouvernemental (SIG), qui se tient une fois par an autour des Premiers ministres des deux pays, rythme le calendrier diplomatique bilatéral. Successeur de la « Grande commission » franco-soviétique établie en 1966 à la suite du voyage du général de Gaulle à Moscou, le CEFIC (Conseil économique, financier, industriel et commercial) a vocation, depuis 1993, à animer le dialogue économique franco-russe. L’instance bilatérale la plus récente est le Conseil de coopération sur les questions de sécurité (CCQS). Créée en 2001, cette enceinte singulière, qui réunit les ministres des affaires étrangères et de la défense des deux pays, témoigne de la volonté de dépasser le legs de la Guerre froide. Y sont discutées les grandes questions stratégiques : sécurité européenne, terrorisme, prolifération des armes de destruction massive, défense antimissile, ainsi que les principaux dossiers régionaux du moment (Afghanistan, Proche et Moyen-Orient, Géorgie, Haut-Karabakh, Transnistrie, etc).

La relation franco-russe bénéficie également des liens personnels noués entre les présidents successifs. Certes, Boris Eltsine et François Mitterrand n’ont jamais véritablement pu surmonter les rancœurs de 1991 (le président français avait soutenu son homologue soviétique Mikhaïl Gorbatchev jusqu’au bout et réservé un accueil plutôt froid à Boris Eltsine à l’Elysée en avril 1991, se contentant de le saluer mais sans lui accorder un entretien formel). Les deux mandats de Jacques Chirac sont en revanche marqués par des rapports particulièrement cordiaux avec les dirigeants russes, que n’assombriront pas les divergences à propos du Kosovo ou de la Tchétchénie. Signe de la confiance mutuelle, Vladimir Poutine invite, en 2004, Jacques Chirac à visiter le centre d’essais et de contrôle spatial militaire de Krasnoznamensk. Le chef de l’Etat français remet pour sa part à son homologue russe les insignes de Grand-Croix de l’ordre de la Légion d’honneur à l’automne 2006. Nicolas Sarkozy pratiquera quant à lui avec des fortunes diverses la « diplomatie de la tape dans le dos ». Vladimir Poutine, qui n’a pas oublié les propos du candidat UMP lors de la campagne présidentielle française de 2007, y reste plutôt insensible. Les relations personnelles sont en revanche très bonnes entre le chef de l’Etat français et Dmitry Medvedev, sur lequel l’Elysée fonde beaucoup d’espoirs à partir de l’été 2008. Entre temps, Nicolas Sarkozy a, il est vrai, sensiblement modifié sa rhétorique sur la Russie. Recevant le 2 mars 2010 son homologue à Paris pour le lancement officiel de l’Année croisée, il déclare que « la France est la grande amie de la Grande Russie » (5).

A la densité du cadre institutionnel régissant les relations bilatérales et aux affinités entre dirigeants des deux pays s’ajoutent des facteurs plus fondamentaux. Paris et Moscou ont des perceptions assez proches de la scène internationale. Le monde multipolaire tel qu’il émerge est vu comme une évolution positive bien que non dénuée de risques en termes de stabilité. Tant la France que la Russie sont favorables au multilatéralisme et notamment à la préservation du rôle central des Nations Unies, où elles disposent d’un siège de membre permanent au Conseil de sécurité. Ces convergences ont été particulièrement visibles au cours de la présidence de George Bush et ont rendu possible la constitution du « front de refus » avec l’Allemagne sur le dossier irakien en 2003. Les accrocs observés ces dernières années (intervention de l’OTAN au Kosovo, reconnaissance des indépendances abkhaze et sud-ossète, interprétation de la résolution 1973 sur la Libye) ne paraissent pas devoir remettre en cause ces approches communes.

Convaincue que la stabilité et la sécurité du continent passent par un ancrage solide de la Russie aux processus européens, la France veille à ce que les préoccupations de Moscou soient prises en compte au sein de l’Union européenne et de l’Alliance atlantique. Le président Chirac insiste ainsi pour que l’élargissement de l’OTAN à trois anciens pays membres du Pacte de Varsovie aille de pair avec l’élaboration d’un document politique, l’Acte fondateur, finalement signé à l’Elysée le 31 mai 1997. A l’automne 2001, Paris est également en pointe pour négocier un nouvel accord-cadre entre la Russie et l’Alliance atlantique. Plus significatif aux yeux du Kremlin, la France s’oppose – avec l’Allemagne – à la décision américaine d’octroyer à l’Ukraine et à la Géorgie le Plan d’action en vue de l’adhésion à l’OTAN lors du sommet de Bucarest en avril 2008. De même, à partir de 2007, alors que l’administration Bush milite en faveur du déploiement d’éléments du bouclier antimissile en République tchèque et en Pologne, le ministre français des Affaires étrangères déclare qu’il « ne faut pas donner à la Russie le sentiment d’être encerclée […]. Nous devons aussi tenir compte des sentiments des Russes » (6).

Cette sensibilité particulière est également visible dans les enceintes européennes. Alors que la Suède et la Grande-Bretagne mettent en avant la défense des valeurs démocratiques dans le partenariat avec la Russie, et que les pays baltes et d’autres anciens satellites de Moscou continuent de voir en la Russie une menace dont il convient de se protéger, la France défend avec constance une ligne d’engagement avec la Russie. Elle est la première à signer, en 2008, un accord visant à la facilitation de la délivrance des visas, dossier sensible pour le Kremlin. Paris milite également pour que la Russie soit associée, même symboliquement, à l’opération EUFOR mise en oeuvre au Tchad, soulignant ainsi la contribution de Moscou à la PCSD. C’est la présidence française de l’Union européenne, au second semestre 2008, qui permet de trouver une issue à la « guerre des cinq jours » en Géorgie, en dépit des profondes divergences entre Etats-membres sur la conduite à tenir vis-à-vis de Moscou (7).

Paris est également perçue comme un partenaire important à Moscou. Le Concept de politique étrangère adopté en juillet 2008 place la France en deuxième place dans la liste des pays européens avec lesquels la Russie « cherche à établir des relations bilatérales mutuellement bénéfiques » (après l’Allemagne mais devant l’Italie, l’Espagne, la Finlande, la Grèce, les Pays-Bas et la Norvège, seuls cités dans ce document). La France y est présentée comme « une ressource importante pour promouvoir les intérêts nationaux de la Russie dans les affaires européennes et mondiales » (8). Le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN, en 2009, n’a pas suscité de réaction hostile de la part de Moscou. Le fait que Nicolas Sarkozy ait exprimé un intérêt pour la proposition du président Dmitry Medvedev, formulée en juin 2008, d’instaurer une nouvelle architecture de sécurité sur le continent y est sans doute pour beaucoup, de même que les prises de position de Paris sur les sujets stratégiques jugés sensibles à Moscou.

La montée en puissance des échanges économiques bilatéraux

Les relations franco-russes ont longtemps été caractérisées par une dichotomie entre un dialogue politique présenté de part et d’autre comme excellent et des liens commerciaux relativement limités. En 1992, France n’est ainsi que le 31ème fournisseur de la Russie, puis le 28ème en 1994. Dans l’autre sens, la Russie occupe ces années-là les 24ème et 14ème rangs parmi les fournisseurs de la France. La situation évolue favorablement en 1996, la France devenant alors le 7ème fournisseur de la Russie, mais la crise financière de 1998 marque un coup d’arrêt. Les échanges bilatéraux chutent alors de 30% par rapport à 1997. Au cours des années 1990, le Russie représente en moyenne seulement 1% du commerce extérieur de la France, qui est loin derrière l’Ukraine, l’Allemagne, les Etats-Unis, le Japon et même les Pays-Bas ou l’Italie en termes de parts de marché en Russie. Le retard accumulé par les entreprises françaises vis-à-vis de leurs concurrentes issues d’autres pays de l’Union européenne, qui avaient fait le choix de s’installer en Russie dès le début des années 1990 malgré les incertitudes, mettra plus d’une décennie à se réduire.

Le commerce bilatéral entre dans une nouvelle phase dans les années 2000, grâce notamment à la très forte croissance enregistrée en Russie. En 2007, le volume des échanges bilatéraux s’élève à 16,6 milliards d’euros. La France occupe cette année-là le 9ème rang des fournisseurs de la Russie et le 7ème s’agissant des investissements étrangers, avec un solde commercial bénéficiaire pour la Russie de l’ordre de 5 milliards d’euros. Si l’impact de crise est perceptible en 2009 (sur les cinq premiers mois de l’année, les exportations françaises chutent de 30% et les importations en provenance de Russie de 37%), la France en profite pour accroître sa part de marché, qui passe à 5,1%.

2010 et 2011 voient une reprise des échanges. Ils s’établissaient à 21,3 milliards d’euros l’an dernier, dépassant leur niveau de 2008 et enregistrant une hausse de 15% par rapport à 2010. Les exportations et importations ont sensiblement cru en 2011 (de 18,3% en ce qui concerne les ventes françaises en Russie, de 13,5 % s’agissant des exportations russes vers la France). Le déficit commercial de la France avec la Russie s’est toutefois amplifié en raison de la facture énergétique et a pratiquement rejoint le niveau de 2008 pour s’établir à 6,4 milliards d’euros en 2011. La France a stabilisé ses parts de marché en Russie à 4,35%. Le rythme de progression des ventes françaises en Russie est cependant légèrement inférieur à celui de ses principaux concurrents, de sorte que la France se place désormais en 8ème fournisseur mondial de la Russie (contre 5ème en 2009 et 6ème en 2010) et 3ème fournisseur européen, derrière l’Allemagne (12% de parts de marché) et l’Italie (4,4%). Notons que la Chine demeure le principal fournisseur de la Russie avec 16% de parts de marché, l’Ukraine, le Japon et les Etats-Unis détenant respectivement 6,6%, 5% et 4,9% selon les chiffres fournis par les douanes russes (9). Autre statistique particulièrement significative - les flux d’investissements étrangers entrant. En 2010, la France occupait la 5ème place, la 3ème si l’on enlève de ce classement Chypre et le Luxembourg, zones offshore ou à fiscalité attractive d’où repartent de nombreux capitaux russes à l’origine (10).

Plusieurs transactions majeures illustrent la montée en puissance des relations économiques franco-russes. Mentionnons, entre autres, la prise de contrôle programmée du constructeur automobile AvtoVAZ par Renault-Nissan, processus au terme duquel le groupe français détiendra, en 2014, 67% de la coentreprise. Danone va investir au cours des cinq prochaines années plus de 500 millions d’euros en Russie, pays qui a vocation à devenir le 3ème marché étranger du groupe agro-alimentaire français d’après son président Franck Riboud. La Société générale détient, depuis l’été 2010, 82% de Rosbank, désormais première banque étrangère de Russie. Auchan est quant à lui le premier employeur étranger de Russie avec plus de 20000 salariés. Alstom est présent dans le secteur des transports grâce à son alliance avec Transmashholding, principal constructeur russe de matériel ferroviaire dont il possède 25%, ainsi que dans l’énergie, par le biais de la coentreprise créée en 2007 avec Atomenergomash. D’autres grands groupes industriels français comme Air Liquide ou Schneider ont signé d’importants contrats en Russie, où ils sont désormais solidement implantés en régions.

L’énergie est l’un des secteurs où la coopération franco-russe est la plus significative. GDF-Suez, qui avait prorogé en 2006 ses contrats d’approvisionnement à long terme avec Gazprom, a pris 9% dans la société qui gère le gazoduc Nord Stream reliant la Russie à l’Allemagne. Symboliquement, cette décision a été officialisée en juin 2010 lors du Forum économique international de Saint-Pétersbourg, dont le président Sarkozy était l’invité d’honneur. Total a annoncé, début 2011, son entrée au capital de NOVATEK, le principal producteur de gaz indépendant de Russie, qui bénéficie actuellement d’un soutien important des autorités russes pour la mise en valeur des gisements de la péninsule de Iamal. Le groupe français a porté sa participation à 15% en avril 2012 et devrait monter jusqu’à 19,4% dans un délai de trois ans. Enfin, EDF met en œuvre de très nombreux projets avec des partenaires russes. S’il a préféré ne pas investir dans des capacités de génération en Russie (choix avisé au vu des difficultés que rencontrent actuellement les entreprises européennes comme ENEL, E.On ou Fortum s’étant engagées sur cette voie), le groupe public français est présent dans le projet de gazoduc South Stream à hauteur de 15%, gère le réseau de distribution d’électricité à Tomsk et a signé, en juin 2012, un accord avec Gazprom pour la production de courant en Europe. EDF est par ailleurs en discussions avec NOVATEK à propos d’une participation au projet Iamal et promeut d’importants projets bilatéraux dans le domaine de l’efficacité énergétique.

L’un des traits distinctifs de la relation commerciale franco-russe est qu’elle embrasse désormais des domaines sensibles ayant longtemps relevé de la souveraineté nationale. Le premier lancement de la fusée Soyouz à partir de Kourou, à l’automne 2011, est l’aboutissement d’une longue coopération spatiale inaugurée sous la présidence du général de Gaulle. La vente des deux bâtiments de projection et de commandement de type Mistral marque quant à elle la fin d’un mythe à Moscou (l’autosuffisance du complexe militaro-industriel russe) et d’un tabou en Europe occidentale (la vente de matériels militaires à l’ancien adversaire du temps de la Guerre froide). Elle ouvre surtout la voie à d’autres coopérations entre industries de défense des deux pays. La constitution, en août 2011, d’une coentreprise entre Sagem et Rostekhnologii chargée de travailler sur les systèmes de navigation inertielle pour l’aéronautique militaire est sans doute la plus ambitieuse en termes technologiques. De telles coopérations ne sont possibles que grâce à l’excellence de la relation politique entre Paris et Moscou et à la confiance mutuelle qui en résulte.

Moscou-Paris : les limites du partenariat stratégique

S’appuyant sur une amitié séculaire, célébrée en grande pompe lors de l’Année croisée en 2010, la relation franco-russe s’est renouvelée et s’est enrichie de nouveaux domaines de coopération ces dernières années. Son potentiel de développement demeure important, mais il se heurte à certains obstacles qui ne doivent pas être sous-estimés.

Plusieurs dossiers internationaux ont mis en évidence des divergences persistantes. Si les positions se sont rapprochées sur l’Iran, la France et la Russie étant hostiles à l’émergence d’une nouvelle puissance nucléaire et également soucieuses de trouver une solution diplomatique dans un cadre multilatéral, les affaires libyenne et syrienne laisseront des traces. Dmitry Medvedev, qui s’était laissé convaincre par Nicolas Sarkozy de ne pas opposer son veto à la résolution 1973, a été mis en porte-à-faux par la co-belligérance à laquelle la proposition française a ouvert la voie. Seule question ayant donné lieu à un affrontement ouvert au sein du « tandem » à Moscou entre 2008 et 2011, la Libye a conforté l’élite russe dans la conviction que toute concession stratégique envers les Occidentaux était in fine préjudiciable aux intérêts nationaux. L’intransigeance du Kremlin sur le dossier syrien doit moins à la personnalité de Vladimir Poutine ou aux intérêts supposés du complexe militaro-industriel russe à Damas qu’à un raidissement idéologique face à ce qui est perçu comme un néo-interventionnisme occidental. Que Paris soit en pointe dans ce processus – avant et après les élections présidentielles françaises – ne peut être ignoré au Kremlin.

Si la Russie apprécie naturellement la sensibilité dont fait preuve la France à ses intérêts en Europe, elle n’en constate pas moins l’influence limitée du dialogue bilatéral sur les grandes questions stratégiques. Que ce soit sur le dossier de la défense antimissile ou de l’architecture de sécurité du continent, l’analyse faite à Moscou est que les réserves ou déclarations dissonantes de l’administration Sarkozy n’ont au final guère pesé face à la détermination américaine. Le retour de la France au sein du commandement militaire intégré de l’OTAN a en outre contribué à une certaine banalisation de la position de Paris aux yeux des dirigeants russes. S’agissant de l’Union européenne, la France n’est pas parvenue à rallier à son approche vis-à-vis de Moscou une majorité d’Etats membres, pas plus d’ailleurs qu’à infléchir les positions de la Commission sur des sujets tels que le 3ème paquet énergie.

L’un des obstacles les plus importants à l’approfondissement du partenariat bilatéral est l’étroitesse de sa base sociologique. Au fond, malgré l’ancienneté et la diversité des liens culturels, économiques, politiques et militaires qui unissent leurs deux pays, Russes et Français se connaissent mal. Les perceptions mutuelles sont éloignées des réalités contemporaines. En France, les deux courants de pensée traditionnellement les plus favorables à la relation avec Moscou – les gaullistes et les communistes – ont pratiquement disparu du paysage politique. L’émigration russe blanche, si elle a été courtisée ces dernières années par le Kremlin, ne s’est jamais fédérée en lobby et n’a par exemple pas le poids de la communauté arménienne. L’image de la Russie en France est déplorable, minée par les stéréotypes sur la mafia, la prostitution, la menace nucléaire ou l’éternel retour de Staline que la « grande presse » - souvent plus en quête de sensationnalisme que d’analyses nuancées – contribue à enraciner dans l’imaginaire collectif. Si les informations véhiculées par les médias français sont rarement fausses, le biais est le plus souvent négatif, ce qui a naturellement un impact considérable sur les perceptions des décideurs politiques et économiques non-spécialistes de la Russie et n’ayant pas accès à d’autres sources d’analyse. Les grands partis politiques français s’intéressent peu aux affaires russes et ne disposent d’aucune expertise propre, à la différence par exemple de leurs homologues allemands ou suédois, dont les fondations (Ebert, Adenauer, Palme) ont de longue date des bureaux à Moscou et y organisent de nombreux programmes de recherche.

Les clichés sont également nombreux côté russe. Le traitement de l’actualité française révèle là aussi a priori, conformisme intellectuel et, plus fondamentalement, une méconnaissance des réalités. L’image d’un pays systématiquement bloqué (alors même que les jours de grève y sont moins nombreux qu’en Grande-Bretagne par exemple) joue probablement dans les décisions d’investissements de certains groupes russes. Celle d’une islamisation rampante de la France renvoie quant à elle plus sûrement aux angoisses et phobies de correspondants pas forcément moins enclins que leurs confrères français aux raccourcis simplificateurs. Plus inquiétant peut-être, l’expertise sur la France dans les grands centres de recherche moscovites s’est considérablement affaiblie par rapport aux années 1980.

Au-delà du discours, le partenariat bilatéral n’est en réalité à ce jour prioritaire ni à Moscou, ni à Paris. Les Etats-Unis (et peut-être demain la Chine) constituent l’horizon stratégique de la Russie, tandis que l’Allemagne est son principal point d’ancrage économique en Europe. Washington et Berlin sont également les partenaires les plus importants de la France, qui a par ailleurs développé ses relations plus intensément avec le Brésil, l’Inde et la Chine parmi les Brics ces dernières années. La crise, si elle n’a pas à ce stade d’impact négatif sur le commerce bilatéral, influe en revanche sur la perception qu’ont les dirigeants russes de la France et de son poids sur la scène internationale dans les années qui viennent.

Les échanges économiques entre Moscou et Paris ne sont pas non plus exempts de problèmes. Leur volume est très largement inférieur par exemple aux flux commerciaux russo-italiens (37 milliards d’euros en 2011). Si les exportations françaises vers la Russie sont très diversifiées, le flux inverse est toujours très largement dominé par les hydrocarbures (89% "des exportations russes en France en 2011). De nombreux groupes du CAC 40 sont certes présents en Russie, mais il n’en va pas de même des petites et moyennes entreprises, encore hésitantes face à un marché souvent présenté comme difficile. Autre distorsion dans les liens commerciaux bilatéraux – l’absence quasi totale d’investissements russes en France (hors immobilier). La reprise, en 2010, de la fonderie Sambre-et-Meuse à Feignies dans le Nord par Uralvagonzavod ou l’installation à Strasbourg du siège européen de la société informatique Doctor web font pour l’heure figure d’exceptions. Le rachat probable de Gefco par RZD, la compagnie publique russe de chemins de fer, pour quelque 800 millions d’euros, pourrait cependant changer la donne et effacer l’échec enregistré par Severstal dans le dossier Arcelor en 2006. Par ailleurs, plusieurs projets emblématiques connaissent des difficultés dans leur mise en œuvre. L’avion de transport régional SSJ-100, auquel participent notamment Thalès et Snecma, affiche des performances commerciales décevantes et devrait voir ses ventes affectées par le récent accident en Indonésie. Cinq ans après son entrée dans le consortium chargé du développement du gisement géant Chtokman en mer de Barents, Total a pris acte de la décision, annoncée par Gazprom fin août 2012, de remettre à plat le dossier. Sur des marchés émergents comme l’Inde ou le Brésil, Paris et Moscou sont par ailleurs en concurrence frontale dans les secteurs de l’aéronautique militaire ou du nucléaire civil.

Conclusion

L’année 2012, qui a vu le départ presque simultané de Nicolas Sarkozy et de Dmitry Medvedev du pouvoir, clôt une période particulièrement féconde entre Paris et Moscou et marque le début d’une étape nouvelle dans la relation bilatérale. Les premiers contacts entre François Hollande et Vladimir Poutine montrent une volonté de continuité de part et d’autre. Interrogé durant la campagne électorale sur le contrat relatif à la vente du Mistral à la Russie, le candidat socialiste avait indiqué que la France honorerait ses engagements. Il est par ailleurs peu probable que Paris se désengage d’un autre projet emblématique de la présidence Sarkozy, la participation de la Caisse des dépôts et consignations au projet de développement touristique du Nord-Caucase (d’autant que la Corée du Sud et l’Italie, rivaux commerciaux directs de la France en Russie, sont désormais impliqués). S’il n’espère sans doute pas un contact aussi chaleureux avec François Hollande qu’avec Jacques Chirac, Vladimir Poutine a réitéré, lors de sa brève visite à Paris début juin, l’importance du partenariat stratégique avec la France. Gageons que la décision de l’Elysée de confier à l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine une mission d’évaluation sur le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN et sur la relation entre la France et les Etats-Unis devrait rassurer le Kremlin quant à la résurgence du consensus gaullo-mitterrandien en politique étrangère à Paris. La récente nomination de Jean-Pierre Chevènement au poste de représentant spécial du président de la République pour le développement des relations économiques et commerciales avec la Russie est également un signal positif envoyé à Moscou.

Franchir un nouveau seuil dans la relation entre Paris et Moscou suppose l’inclusion de nouvelles thématiques à l’agenda bilatéral, ainsi qu’une base populaire élargie. La sécurité en Asie centrale après 2014, la planification d’opérations de maintien de la paix communes au Haut-Karabakh ou en Transnistrie ou une coopération sur les porte-avions de prochaine génération sont autant de sujets qui pourraient permettre de maintenir la dynamique créée par le contrat Mistral et de faire « bouger les lignes » en matière de sécurité européenne. Au plan économique, l’une des clés du développement futur des liens bilatéraux se situe au niveau des régions. Les provinces russes peuvent devenir de vrais relais de croissance pour les entreprises des régions françaises (lesquelles devraient d’ailleurs obtenir des compétences accrues dans le cadre de la loi de décentralisation à venir). La mise en place d’un dialogue régulier et structuré, avec le soutien des instruments institutionnels existants, semble donc important.

Le partenariat franco-russe a certes pris une ampleur nouvelle ces dernières années mais il demeure insuffisamment articulé avec la politique des partenaires européens et le dialogue UE-Russie. Reconnecter ces deux niveaux doit être une préoccupation de la diplomatie française, hier comme demain (11). De ce point de vue, l’un des formats les plus prometteurs est celui du Triangle de Weimar (France, Allemagne, Pologne) élargi à la Russie.

***

1. Discours du président Jacques Chirac à l’Institut d’Etat des relations internationales (MGIMO), 26 septembre 1997. Cité par Jean-Christophe Romer, « Les relations franco-russes (1991-1999) : entre symboles et réalités », Annuaire français de relations internationales, 2000, Vol.I, page 439.

2. A ce propos, lire Anne de Tinguy, « France-Russie : une relation inachevée », Le Banquet, n°11, 1997, page 2 et suivantes.

3. Jean-Sylvestre Montgrenier, « De l’Atlantique à l’Oural : les relations Paris-Moscou », Institut Thomas More, Octobre 1997, page 2.

4. Arnaud Dubien, « Nicolas Sarkozy et la Russie, ou le triomphe de la Realpolitik », Revue internationale et stratégique, n°77, 2010, pp.129-131.

5. Allocution du Président de la République Nicolas Sarkozy à l’occasion du dîner d’Etat offert en l’honneur du Président de la Fédération de Russie Dmitri Medvedev, Palais de l’Elysée, 2 mars 2010, consultable sur le site http://www.delegfrance-conseil-europe.org/spip.php?article421.

6. Interview accordée par Bernard Kouchner au quotidien polonais Gazeta Wyborcza à l’occasion de sa visite à Varsovie le 5 décembre 2008. Laure Delcour, « France-Russie : la réinvention d’une relation spécifique », DGAPanalyse, juillet 2010, n°6, page 6.

7. Isabelle Facon, « Russia and the European Great Powers : France », in Bertil Nygren, Kjell Engelbrekt (ed.), A Reinvigorated Russia, An Enlarged European Union, Routledge, 2010, page 167 et suivantes.

8. Ce document est consultable sur le site du ministère russe des affaires étrangères à l’adresse suivante : http://www.mid.ru/bdomp/nsosndoc.nsf/e2f289bea62097f9c325787a0034c255/d48737161a0bc944c32574870048d8f7

9. Elisabeth Rosa, « Le commerce bilatéral franco-russe en 2011 », Service économique régional de l’Ambassade de France à Moscou, juin 2011.

10. « France-Russie : éclairage économique de la relation bilatérale, acquis 2011 et perspectives 2012 », Intervention de Christian Gianella, Conseiller financier pour la CEI au service économique régional de Moscou, CCIFR, 2 février 2012.

11. Thomas Gomart, « Paris et le dialogue UE-Russie : nouvel élan avec Nicolas Sarkozy ? », Russie-Nei Visions n°23, octobre 2007, page 24.

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