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Note №21, « Le débat américain sur la guerre en Ukraine »

Marlène Laruelle Marlène Laruelle
5 avril 2023
Marlène Laruelle est professeure et directrice de l’Institut pour les études européennes, russes et eurasiennes (IERES) et du Programme Russie à l’Université George Washington. Elle est chercheur associé au Centre Russie/Eurasie de l’IFRI (Paris). 

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Le débat américain sur la guerre en Ukraine est plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. Le soutien à Kiev fait bien évidemment consensus et a revigoré les élites américaines en charge de la politique étrangère. Toutefois, il ne faudrait pas nier les nuances importantes qui se font jour, car elles sont appelées à prendre de l’ampleur au fur et à mesure que le conflit s’ancre dans la durée et que les États-Unis entrent en période électorale. Ce papier se propose de faire un point sur la vision américaine de la guerre et les différents groupes d’opinion qui divergent dans leur lecture du conflit.

La guerre en Ukraine et l’opinion publique américaine

Comme certains sujets de politique étrangère, la guerre en Ukraine risque de devenir un sujet de politique intérieure et ce, alors même qu’aucun soldat américain ne risque sa vie sur le front. La vie politique américaine étant en constante campagne (les élections de mi-mandat divisent en deux les mandats présidentiels, signifiant que le pays est en campagne électorale plus ou moins tous les dix-huit mois), tous les sujets sont susceptibles d’être instrumentalisés par l’un des camps contre l’autre. L’obsession des Démocrates quant aux supposées connections russes de Donald Trump a marqué la vie politique américaine de 2016 à 2020 (1) — et il est possible que les Républicains s’emparent de la guerre en Ukraine pour tenter d’affaiblir leurs adversaires, surtout si la candidature de Joe Biden à un second mandat est confirmée.

Que cette guerre devienne un sujet de politique intérieure signifie que le rôle de l’opinion publique américaine et sa polarisation extrême influeront sur la manière dont la Maison-Blanche pourra continuer d’afficher son soutien public et financier à l’Ukraine. On note déjà un ralentissement du soutien à ce pays parmi les Américains, plus nettement chez les Républicains que chez les Démocrates, avec une hausse de ceux qui considèrent que les États-Unis aident trop Kiev et un tassement de ceux qui pensent que Washington ne l’aide pas assez (voir Tableau 1). On peut penser que le déclin du soutien populaire à l’Ukraine s’accentuera dans les mois à venir, quelle que soit l’évolution du conflit : si la contre-offensive ukrainienne est victorieuse, les appels à des négociations diplomatiques s’accéléreront, et si elle échoue, les appels à des concessions afin de parvenir à un cessez-le-feu croîtront également.

Tableau 1. Évolution de l’opinion publique américaine sur la guerre en Ukraine

Source: Amina Dunn, “As Russian Invasion Nears One-Year Mark, Partisans Grow Further Apart on U.S. Support for Ukraine,” Pew Research Center, January 31, 2023, https://www.pewresearch.org/fact-tank/2023/01/31/as-russian-invasion-nears-one-year-mark-partisans-grow-further-apart-on-u-s-support-for-ukraine/.

Le déclin du soutien à l’Ukraine doit être compris dans le contexte de la culture politique américaine : il ne s’agit en aucun cas d’un ralliement à des positions prorusses. L’opinion publique américaine garde une vision extrêmement négative de Moscou, qui, souvent structurelle dans l’histoire américaine, s’est bien évidemment accentuée avec la guerre et paraît peu susceptible d’évolution dans les années à venir (voir Tableau 2) (2) . Un déclin du soutien à l’Ukraine signifie non pas que des Américains, notamment des Républicains, se rapprochent des positions de Moscou sur le conflit, mais que l’on assiste à un retour à la tradition isolationniste américaine, le coût de la guerre étant jugé excessif : les fonds dépensés, estiment certains, seraient mieux employés à des dépenses intérieures. 

Tableau 2. Évolution de l’opinion publique américaine sur la Russie

Source : “Topline Questionnaire,” Pew Research Center, April 6, 2022, https://www.pewresearch.org/global/wp-content/uploads/sites/2/2022/04/PG_2022.04.06_Russia NATO_TOPLINE.pdf.

La Maison-Blanche s’est, par exemple, fait vertement critiquer par les médias républicains en février, lors de la catastrophe environnementale de l’Ohio (déraillement d’un train de produits chimiques provoquant une pollution de la rivière Ohio, qui traverse les États centraux des États-Unis) (3). Les médias centristes ont largement passé sous silence l’ampleur de l’accident alors que les figures républicaines se sont précipitées sur place, critiquant vertement l’absence de Joe Biden ou de Kamala Harris. Coïncidant avec le premier anniversaire de l’invasion russe, la chronologie des événements a en effet joué contre l’administration présidentielle : Joe Biden était présent en Pologne pendant que Donald Trump distribuait des bouteilles d’eau dans la petite ville d’East Palestine (Ohio) (4). L’image d’une administration focalisée sur la politique étrangère et peu soucieuse du « pays profond » risque d’être instrumentalisée par les Républicains au fur et à mesure que les États-Unis entreront en campagne pour la présidentielle de novembre 2024.

Les voix minoritaires des opposants au soutien à l’Ukraine

Il existe, aux deux extrêmes du spectre politique américain, à l’extrême droite et à l’extrême gauche, des courants minoritaires opposés au soutien à l’Ukraine. Les deux se réfèrent à la tradition non-interventionniste, mais s’appuient sur des arguments idéologiques différents.

À l’extrême droite du champ politique américain on trouve de rares voix encore ouvertement russophiles, toutes appartenant au mouvement trumpiste MAGA. Le 24 février 2023, entre deux cents et trois cents personnes ont ainsi participé à une manifestation antiguerre organisée devant la Maison-Blanche ; parmi elles, les organisations extrémistes Proud Boys et Oath Keepers, ainsi que quelques figures connues pour leurs propos russophiles, comme les nationalistes/suprématistes blancs Matthew Heimbach et Shandon Simpson, agitant des drapeaux russes, soviétiques, ou le drapeau impérial russe noir et jaune (5). Cette position prorusse s’ancre dans une vision du monde marquée par les théories de la conspiration et la défense du monde blanc et chrétien, dont une Russie mythifiée serait le hérault (6).

Des positions moins russophiles mais en accord avec les lignes idéologiques russes sont également exprimées par des figures médiatiques centrales de l’écosystème trumpiste, telles que Tucker Carlson dont l’émission sur Fox News est la plus regardée aux États-Unis, avec 3,3 millions de téléspectateurs en moyenne (7). Carlson a pris des positions prorusses depuis plusieurs années, soutenant déjà Moscou dans sa vision du conflit avant 2022 (8). Depuis, il se fait un plaisir de critiquer l’administration Biden pour ses dépenses en faveur de l’Ukraine, les échecs des offensives ukrainiennes, les scandales de corruption de l’administration Zelensky, et souligne le fait que la Russie est en train de gagner la guerre. Toutefois, il ne faut pas lire ces propos comme un soutien à Moscou en soi, et encore moins comme une courroie de transmission en provenance de Russie, mais comme la confirmation que la Russie et l’Ukraine sont des objets de politique intérieure instrumentalisés dans les luttes entre les Républicains trumpistes et les Démocrates.

À la droite radicale du champ politique américain mais hors du monde trumpiste à proprement parler, il convient de mentionner également les Libertariens, centrés sur les questions de libertés individuelles et de réduction de la fiscalité et des pouvoirs régaliens, dont l’idéologie prône le refus de toute alliance militaire contraignant les États-Unis à soutenir un conflit extérieur. Cependant, au-delà de ces positions théoriques, les experts libertariens comme ceux du CATO Institute ont toujours prôné la défense des intérêts stratégiques nationaux en recourant, si nécessaire, à la force, tout en appelant les Etats-Unis à éviter de régenter les conflits extérieurs et à se positionner comme le gendarme du monde. En 2014, certains libertariens, tels que Ron Paul, avaient approuvé le référendum d’annexion de la Crimée à la Russie, provoquant des tensions au sein du mouvement. En 2022, bien que beaucoup expriment leur soutien à l’Ukraine et au choix des sanctions contre la Russie, le discours officiel libertarien reste fondé sur l’idée que l’expansion de l’OTAN est la principale responsable de la guerre en Ukraine et que les États-Unis doivent cesser leur soutien financier et matériel à Kiev (9).

À l’autre bout du spectre politique américain, à l’extrême gauche, on trouve également des voix s’opposant à la guerre, s’appuyant sur la tradition pacifiste, la critique du complexe militaro-industriel et des grandes corporations qui tirent profit de la situation. Là également, l’OTAN est vu comme la principale responsable structurelle du conflit. Des figures telles que Noam Chomsky ou Cornel West ont par exemple renvoyé dos à dos les violations par la Russie de la loi internationale et l’impérialisme de la politique étrangère américaine (10). Le petit parti des Socialistes démocrates des États-Unis a fait de même, condamnant l’invasion ainsi que la politique américaine qui l’a provoquée (11). De grands quotidiens de gauche – The Nation, par exemple – qui dénoncent depuis longtemps l’expansionnisme de l’OTAN, s’inquiètent de la hausse vertigineuse du budget militaire américain et de l’engrenage induit par le statut de cobelligérant.

Le champ des think tanks, diversité et unité

Dans le monde de la policy community, l’unité autour de la cause ukrainienne est plus nette et très peu de voix dissidentes s’élèvent des think tanks. On compte parmi les plus modérés le Quincy Institute for Responsible Statecraft, financé par l’alliance paradoxale des frères Koch ultraconservateurs et du libéral George Soros, qui « expose les dangereuses conséquences d’une politique étrangère américaine trop militarisée et propose une approche alternative promouvant la résolution des conflits par les acteurs locaux » (12). Les principaux experts du Quincy sur la Russie, Anatol Lieven et George Beebe, publient régulièrement des articles nuancés invitant à revisiter la question d’un soutien absolu et « sans limite » à l’Ukraine et s’inquiétant du manque de réalisme de la politique étrangère américaine et de vision à long-terme des relations avec la Russie. Le Quincy s’émeut aussi du gouffre séparant la vision américaine de celle du « Sud global » et rappelle la nécessité de réengager les pays du Sud sans leur demander de prendre position sur la guerre (13).

De l’autre côté du spectre idéologique on trouve les think tanks « faucons » les plus pro-Ukrainiens, engagés dans un soutien sans faille à Kiev et dans une politique de « zéro compromis » avec la Russie, tels Atlantic Council, German Marshall Fund, Center for European Policy Analysis (CEPA) et la Jamestown Foundation. Plus spécialisés dans l’advocacy que dans la recherche empirique, ils sont connus depuis des années pour leur positionnement pro-OTAN et en faveur d’une democracy promotion dans l’espace postsoviétique. Ils ont toujours eu des positions très antirusses et appellent dorénavant au démantèlement de l’État russe et à un « Procès de Nuremberg » pour les crimes de guerre russes. Un Senior Fellow de la Jamestown, Janusz Bugajski, a par exemple récemment publié Failed State: A Guide to Russia’s Rupture, qui appelle les États-Unis à « développer une stratégie effective pour gérer la démolition de la Russie en soutenant le régionalisme et le fédéralisme, et en reconnaissant la souveraineté et la séparation » (14).

Ces think tanks servent de caisses de résonnance aux voix d’États centre-européens tels que la Pologne et les pays baltes, et donnent aussi la parole à l’opposition libérale russe en exil. Également très pro-ukrainiens et antirusses sont les deux grands think tanks des milieux conservateurs américains, American Entreprise Institute et Hudson Institute, alors que la Heritage Foundation semble plus proche des positions trumpistes/isolationnistes.

Les deux think tanks majeurs que sont la Brookings et Carnegie Endowment for International Peace, traditionnellement considérés comme centristes sur de nombreuses questions, hébergent des experts dont les opinions les positionnent nettement dans la catégorie des « faucons ». Certains experts de la Brookings défendent par exemple un engagement militaire accru aux côtés de l’Ukraine (15), nient les risques d’escalade (16) et refusent l’idée de prudence stratégique (17). D’autres du Carnegie Endowment poussent également à l’escalade, en opposition avec la politique officielle américaine de livraisons d’armes et de restraint (18). Mais dans les deux institutions on trouve également des chercheurs plus modérés dans leurs analyses comme Eugene Rumer, Mike O’Hanlon ou Chris Chivvis.

Deux autres institutions majeures du monde washingtonien, la RAND Corporation, qui travaille entre autres pour le Département de la Défense, et le CSIS, donnent la parole à des perspectives plus diverses. La RAND souligne la dissociation entre intérêts stratégiques américains et ukrainiens, le coût d’une guerre de long terme, ainsi que les risques d’escalade (19). L’un des principaux rapports publiés par la RAND, “Avoiding a long war: US policy and the trajectory of the Russia-Ukraine conflict” (20), a été très largement discuté, car il était le premier à admettre aussi ouvertement que les intérêts stratégiques américains pouvaient ne pas correspondre aux intérêts ukrainiens, et qu’il était du devoir des États-Unis envers leurs citoyens d’envisager d’autres options de sortie du conflit, un scénario de victoire complète de l’Ukraine étant peu probable. Cependant, d’autres experts de la RAND ont pris des positions plus proches de celle des « faucons » comme Raphael Cohen and Gian Gentile.

Un discours similaire a été tenu par Anthony H. Cordesman, vétéran de la recherche stratégique au CSIS, qui fut longtemps une voix de la raison sur le conflit en Afghanistan et le manque de durabilité de la position américaine dans le monde musulman. Dans une longue analyse de la position américaine sur la guerre en Ukraine, Cordesman affirme que l’équilibre central à trouver est celui consistant à « mener le bon type de guerre pour arriver à la bonne recherche de la paix » (21).Tout en soulignant que le coût élevé de la guerre est largement rentable pour les États-Unis en termes de leviers stratégiques, il explique qu’il est temps de reconnaître que « le meilleur résultat pour l’Ukraine serait non pas de combattre pour une victoire totale recouvrant tous les territoires perdus […] mais de négocier une fin du conflit et de la destruction de l’économie ukrainienne, même si cela implique des gains territoriaux russes ainsi qu’un renoncement aux réparations et aux procès pour crimes de guerre contre la Russie ». Là encore, le CSIS n’est pas monolithique et d’autres experts comme Seth Jones ont tenu des positions nettement plus favorables à un soutien absolu à l’Ukraine.

Les voix de la policy community ne s’expriment pas uniquement dans leurs publications institutionnelles. Plusieurs de leurs experts prennent souvent la parole à travers des « opinion pieces » dans de grands quotidiens tels que le New York Times ou le Washington Post, ou par des articles dans des revues de politique étrangère comme Foreign Affairs, The National Interest, Foreign Policy ou The Atlantic. Alors que les deux derniers maintiennent une ligne dure sur la guerre, y compris avec des articles appelant au démantèlement de la Russie en tant qu’empire (22), Foreign Affairs donne régulièrement la parole à des voix plus diversifiées et nuancées, par exemple à Samuel Charap de la RAND (23), à Michael Kimmage, un ancien du Policy Planning du Département d’État, aujourd’hui à la Catholic University (24), ou au professeur John Mearsheimer, chef de file de l’école réaliste (25), sur le risque d’escalade nucléaire.

On relève des traits communs à la majorité des discours américains, ainsi que quelques divisions sur des sujets clefs : il en va ainsi de la complète unanimité sur les sanctions, bien que certaines voix, comme celle du Quincy Institute, soulignent que les sanctions peuvent avoir un contre-effet, car elles ne poussent pas les élites russes à faire défection. On notera également le simplisme du débat américain sur la possible adhésion de l’Ukraine à l’EU, avec une quasi-absence de débat sur la complexité du processus d’adhésion et le vote des vingt-sept membres, à l’unanimité, chapitre par chapitre, rendant peu probable une adhésion rapide de Kiev.

Les sujets qui divisent sont peu nombreux. Dans les premiers mois de la guerre, les attaques contre les réalistes – en particulier John Mearsheimer – qui s’inquiétaient du statut de cobelligérant de l’Occident et du risque de guerre nucléaire, ont été virulentes. Certains journaux américains, comme The Hill qui couvre essentiellement la vie du Congrès, donnent chaque semaine (mais uniquement dans leur version en ligne) la parole à des figures telles que le professeur de la Rutgers University Alexandre Motyl, auteur d’articles exaltés sur le soutien à l’Ukraine.

Depuis le début de 2023, le coût de la guerre est devenu un sujet clef du débat, confirmant le repli du sujet ukrainien sur les questions de politique intérieure américaine. Un article publié par Timothy Ash pour le CEPA a par exemple expliqué que « défaire la Russie » via l’Ukraine « ne coûte que des cacahuètes aux États-Unis » (26), argument qui a suscité de vives réactions, telle celle de Trita Parsi, vice-président du Quincy Institute, dénonçant le coût du conflit et rappelant au public américain les sommes astronomiques déboursées lors des guerres d’Irak et d’Afghanistan, et la défaite politique des États-Unis.

La grande presse américaine a également commencé à débattre plus ouvertement de questions ukrainiennes jusqu’alors taboues, comme l’ultracentralisation du gouvernement de Volodymyr Zelensky (27), les scandales de corruption, l’absence de données sur le nombre de soldats ukrainiens tués au combat (28) et, plus récemment, le choix ukrainien de tenir Bakhmout malgré le coût de cette décision en hommes et en munitions (29), ou encore le fait que l’Europe devra porter le poids principal de la reconstruction, avec un glissement du centre de gravité de l’UE vers l’est en cas d’adhésion de l’Ukraine (30). On voit donc le spectre des discussions s’élargir à des sujets qui étaient évités durant les premiers mois du conflit.

Les jeux internes aux Républicains et les relations avec la Chine comme éléments décisifs

Deux éléments centraux pourraient fragiliser le consensus actuel. Le premier est l’instrumentalisation politique du soutien à la guerre dans la campagne présidentielle qui s’annonce. Déjà, en mars 2022, soixante-neuf députés (cinquante-quatre républicains et quinze démocrates) votaient contre l’aide à l’Ukraine, et le nouveau président de la Chambre des représentants, Kevin McCarthy, déclarait qu’il n’y aurait pas de « chèque en blanc » pour ce pays (31). Des voix plus radicales, comme celle de la députée trumpiste Marjorie Taylor Greene, se sont fait entendre, sans pourtant susciter l’adhésion de la majorité des députés et sénateurs républicains (32).

C’est toutefois au sein du Parti républicain, divisé en deux grandes écoles de politique étrangère, qu’une partie du soutien à l’Ukraine va se jouer. Les « faucons » poussent pour une politique étrangère américaine offensive. Certaines figures, comme l’ancien vice-président Mike Pence ou l’ancienne ambassadrice aux Nations unies Nikki Halley, ainsi que des personnalités moins internationalisées, telles que l’ancien gouverneur du New Jersey Chris Christie, le sénateur de Caroline du Sud Tim Scott, et celui du Kentucky Mitch McConnel, sont des inconditionnelles de la cause ukrainienne et exigent que l’administration Biden fasse plus en termes de livraisons d’armes à Kiev.

Face à eux, l’école isolationniste a gagné en ampleur durant les années Trump et pourrait prendre la tête du parti avec le succès fulgurant du gouverneur de Floride Ron DeSantis et l’élection de Kevin McCarthy à la présidence de la Chambre des représentants. Interrogé par Tucker Carlson le 13 mars, DeSantis a ainsi déclaré que « les États-Unis ont de nombreux intérêts vitaux… mais être empêtré dans une dispute territoriale entre l’Ukraine et la Russie n’en fait partie » (33) — des propos qui confirment que DeSantis pourrait se placer dans le sillage de Trump pour la politique étrangère. Les réactions à son propos ont été virulentes, y compris dans son propre camp, poussant le candidat à la primaire républicaine à se reprendre quelques jours après dans un autre entretien, dénonçant cette fois-ci Vladimir Poutine comme un criminel de guerre (34).

Des tiraillements sont à prévoir également du côté de la gauche du Parti démocrate. En octobre 2022, le Progressive Caucus, qui regroupe les personnalités les plus à gauche, avait publié une lettre demandant à l’administration Biden de rouvrir des voies de communication directes avec Moscou et de commencer à envisager des négociations de paix (35). La lettre avait suscité un tollé et contraint le Caucus à la retirer dès le lendemain matin, en arguant qu’il s’agissait d’un brouillon qui n’aurait jamais dû paraître.

Le sujet a depuis été enterré mais il est voué à réapparaître sous des formes diverses. Ainsi, l’annonce du budget 2023 demandé par Joe Biden au Congrès en mars et prévoyant le plus haut budget jamais sollicité pour le Pentagone (842 milliards de dollars), a été vivement critiquée par la gauche du Parti démocrate (36), alors même que le Département de la Défense a failli à son cinquième audit consécutif, incapable de justifier plus de la moitié de ses dépenses (37).

Le second élément susceptible d’influencer la prise de décision est lié à la vision qu’a le Pentagone de la scène internationale et des risques accrus de tensions avec la Chine. La perspective de se trouver projeté dans une crise militaire avec Pékin, alors que la guerre en Ukraine ne serait pas terminée, inquiète de nombreux officiels qui le reconnaissent en privé. Le risque que de nombreux stocks d’armes soient épuisés, étant donné la consommation des troupes ukrainiennes, pose des problèmes stratégiques, même si les grandes corporations du complexe militaro-industriel américain ont promis d’accélérer leur production.

Le Secrétaire d’État à la Marine, Carlos del Toro, a ainsi déclaré : « En ce qui concerne la livraison de systèmes militaires à l’Ukraine… oui, c’est toujours un sujet de préoccupation pour nous. On suit tout cela de très-très près. Je ne dirai pas qu’on y est déjà mais si le conflit dure encore six mois ou un an, cela pèsera sans doute durement sur les chaînes d’approvisionnement » (38). Certains hauts gradés, comme le général Michael A. Minihan, qui supervise la flotte de transport pour Air Force, ont évoqué le risque d’une guerre contre la Chine aux alentours de 2025, mais sans mentionner l’Ukraine (39). Des journalistes rapportent des propos anonymes d’officiels américains sur les difficultés à approvisionner Taïwan, alors que les ressources sont absorbées par Kiev (40), voire à fournir les troupes ukrainiennes en munitions (41).

Plus largement, la question des relations Moscou-Pékin divise les experts et les cercles politiques américains. Les « faucons » redoutent une alliance des « dictatures » contre le « monde libre », soulignant la nécessité de désarmer la Russie le plus rapidement possible via la guerre en Ukraine, afin de se concentrer ensuite sur la menace chinoise. Les plus réalistes s’inquiètent de la dépendance croissante de la Russie à l’égard de la Chine et de son impact à long terme sur l’autonomie stratégique d’une Russie post-poutinienne qu’il faudra réengager un jour ou l’autre (42). Ils s’émeuvent également du fait que les États-Unis envoient des signaux dangereux à Pékin (par exemple le voyage contesté de Nancy Pelosi à Taïwan), alors que l’UE tente d’éviter de polariser les relations complexes avec la Chine (43). Richard Fontaine, un ancien du Département d’État et du Conseil de Sécurité nationale, ancien conseiller de John McCain, et qui dirige maintenant le Center for à New American Security, a par exemple publié un article au titre éloquent : « S’occuper de la Chine et de la Russie. Pour tenir, les États-Unis vont devoir choisir leur bataille » (44).

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Plus la guerre se prolongera, plus sa chronologie chevauchera celle de la campagne présidentielle américaine et courra le risque d’une instrumentalisation politique par les Républicains ; plus les questions de coût et d’approvisionnement en équipement se poseront de manière accrue, plus le prisme chinois s’imposera comme une composante clef de l’équation et de la résilience américaine. Si le soutien politique apporté à Kiev et l’opposition profonde à toute forme de compromis avec la Russie sont des déterminants de longue durée guère susceptibles d’évolution, les voix américaines en faveur de négociations diplomatiques sont appelées à croître dans les mois à venir. Bien que peu s’expriment publiquement sur la question, certains think tanks commencent à organiser en interne des discussions sur les modalités acceptables d’un cessez-le-feu en prévision du moment où le Département d’État et la Maison-Blanche jugeront bon de mettre publiquement le sujet sur la table.

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Illustration de couverture : le président américain Joe Biden arrive sur scène pour son discours, dans les jardins du château royal de Varsovie, le 21 février 2023. Source : compte Twitter de la Maison-Blanche @WhiteHouse.

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1. Marlene Laruelle, « Réticences et limites de la politique russe de l’administration Biden », Hérodote 1-2 (184-185) (2022): 261-270, https://www.cairn.info/revue-herodote-2022-1-page-261.htm?contenu=resume.

2. “The Other: Russian-American Relations Through the Centuries with Ivan Kurilla,” SlavX Radio, December 30, 2022, https://www.slavxradio.com/kurilla.

3. Christian Datoc, “Ohio Train Derailment: Trump Has a Message for Biden from East Palestine—'Get Over Here,'” Washington Examiner, February 22, 2023, https://www.washingtonexaminer.com/news/campaigns/trump-has-message-for-biden-east-palestine.

4. Max Greenwood, “Trump Accuses Biden Administration of ‘Indifference and Betrayal’ in East Palestine,” The Hill, February 22, 2023, https://thehill.com/homenews/campaign/3869755-trump-accuses-biden-administration-of-indifference-and-betrayal-in-east-palestine/.

5. Benedetta Carlotti, “A Divorce of Convenience: Exploring Radical Right Populist Parties’ Position on Putin’s Russia within the Context of the Ukrainian War. A Social Media Perspective,” Journal of Contemporary European Studies (online), January 30, 2023, https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/14782804.2023.2171969.

6. Marlene Laruelle, “Mirror Games? Ideological Resonances between Russian and U.S. Conservatism,” in Contemporary Russian Conservatism: Problems, Paradoxes, and Perspectives, ed. Mikhail Suslov and Dmitry Uzlaner (Leiden: Brill, 2019), 177-203.

7. Stephen Battaglio, “Fox News’ ‘The Five’ Topples ‘Tucker Carlson Tonight’ to Become New Cable News Ratings Leader,” Los Angeles Times, December 19, 2022, https://www.latimes.com/entertainment-arts/business/story/2022-12-19/the-five-topples-tucker-carlson-tonight-to-become-the-new-cable-news-ratings-champ#:~:text=Nielsen%20data%20for%202022%20rank,million%20viewers%20for%20the%20year.

8. Aaron Rupar, “Tucker Carlson’s Defense of Russia Takes ‘America First’ to Its Logical Conclusion,” Vox, November 26, 2019, https://www.vox.com/2019/11/26/20983778/tucker-carlson-rooting-for-russia-ukraine-invasion-america-first.

9. Libertarian Party, Twitter post, February 26, 2023, 3:58pm, https://twitter.com/LPNational/status/1629873422879604740.

10. Bill Fletcher, Jr., “Noam Chomsky: A Left Response to the Russian Invasion of Ukraine,” TheRealNews, April 8, 2022, https://therealnews.com/noam-chomsky-a-left-response-to-the-russian-invasion-of-ukraine; Chris Hedges, “The Chris Hedges Report with Cornel West,” TheRealNews, April 15, 2022, https://therealnews.com/the-chris-hedges-report-with-dr-cornel-west.

11. Democratic Socialists of America, “On Russia’s Invasion of Ukraine,” February 26, 2022, https://www.dsausa.org/statements/on-russias-invasion-of-ukraine/.

12. Quincy Institute for Responsible Statecraft, “About QI,” accessed March 19, 2023, https://quincyinst.org/about/.

13. Sarang Shidore, “Winning the Majority: A New U.S. Bargain with the Global South,” Quincy Brief 33 (November 10, 2022), https://quincyinst.org/report/winning-the-majority-a-new-u-s-bargain-with-the-global-south/.

14. The Jamestown Foundation, “NOW AVAILABLE—Failed State: A Guide to Russia’s Rupture,” accessed March 19, 2023, https://jamestown.org/product/failed-state-a-guide-to-russias-rupture-published/.

15. Michael O’Hanlon, “The Time for Incrementalism in Ukraine Is Over. Send in the Tanks,” The Washington Post, January 16, 2023, https://www.washingtonpost.com/opinions/2023/01/16/biden-ukraine-weapons-russia-tanks/.

16. Pavel K. Baev, “Giving Ukraine a Patriot Missile Defense System Is Good—but Not Enough,” NBC News, December 15, 2022, https://www.nbcnews.com/think/opinion/ukraine-russia-war-sees-us-mull-patriot-missile-defense-battery-kyiv-n-rcna61887.

17. Constanze Stelzenmüller, “The West’s Axis of Prudence Risks a Kremlin Victory by Default in Ukraine,” Financial Times, December 20, 2022, ft.com/content/7ae8433c-c8c3-4e34-b555-9c1548bcd4cb.

18. Judy Dempsey, “The West’s Race Against Time in Supporting Ukraine,” Carnegie Europe, February 21, 2023, carnegieeurope.eu/strategiceurope/89074.

19. Brian Frederick et al., “Pathways to Russian Escalation Against NATO from the Ukraine War,” RAND Corporation Perspective (July 2022), https://www.rand.org/pubs/perspectives/PEA1971-1.html.

20. Samuel Charap and Miranda Preibe, “Avoiding a Long War: U.S. Policy and the Trajectory of the Russia-Ukraine Conflict,” RAND Corporation Perspective (January 2023), https://www.rand.org/pubs/perspectives/PEA2510-1.html.

21. Anthony H. Cordesman, “United States Aid to Ukraine: An Investment Whose Benefits Greatly Exceed its Cost,” Center for Strategic and International Studies, November 21, 2022, https://www.csis.org/analysis/united-states-aid-ukraine-investment-whose-benefits-greatly-exceed-its-cost.

22. Anne Applebaum, “The Russian Empire Must Die,” The Atlantic, November 14, 2022, https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2022/12/putin-russia-must-lose-ukraine-war-imperial-future/671891/.

23. “Author Directory: Samuel Charap,” Foreign Affairs, accessed March 19, 2023, https://www.foreignaffairs.com/authors/samuel-charap?gclid=Cj0KCQiAjbagBhD3ARIsANRrqEsQnAp8RToYho9dmECmh4pKjkcIwjqSidIC11cGDIEKguUbGfah5IQaAgnEEALw_wcB.

24. Liana Fix and Michael Kimmage, “Go Slow on Crimea: Why Ukraine Should Not Rush to Retake the Peninsula,” Foreign Affairs, December 7, 2022, https://www.foreignaffairs.com/ukraine/go-slow-crimea.

25. John J. Mearsheimer, “Playing with Fire in Ukraine: The Underappreciated Risks of Catastrophic Escalation,” Foreign Affairs, August 17, 2022, https://www.foreignaffairs.com/ukraine/playing-fire-ukraine.

26. Timothy Ash, “It’s Costing Peanuts for the US to Defeat Russia,” Center for European Policy Analysis, November 18, 2022, https://cepa.org/article/its-costing-peanuts-for-the-us-to-defeat-russia/.

27. Andrew E. Kramer, “Tempered in a Crucible of Violence, Zelensky Rises to the Moment,” The New York Times, February 25, 2023, https://www.nytimes.com/2023/02/25/world/europe/ukraine-zelensky-war.html.

28. Carlotta Gall, “From the Graveside to the Front, Ukrainians Tell of Grim Endurance,” The New York Times, June 8, 2022, https://www.nytimes.com/2022/06/08/world/europe/ukraine-war-front-line-trenches.html.

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