Introduction
Le 24 octobre se tiendra à Sotchi le premier sommet Russie-Afrique. Coprésidé par Vladimir Poutine et son homologue égyptien Abdel Fattah al-Sissi, il constituera le point d’orgue d’une séquence politico-économique particulièrement dense, jalonnée – entre autres – par un forum d’affaires (23 octobre), une conférence interparlementaire russo-africaine à la Douma d’État (3 juillet), ainsi que par l’assemblée annuelle de l’Afreximbank à Moscou (18-22 juin). Vladimir Poutine a en outre reçu, ces derniers mois, plusieurs chefs d’État africains (1), tandis que le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et le représentant spécial de la Russie pour l’Afrique et le Moyen-Orient Mikhaïl Bogdanov multipliaient les contacts à tous niveaux avec des représentants de la plupart des pays du continent.
La politique africaine de la Russie est l’objet d’un intérêt relativement récent en France. Depuis la fin des années 1980 et le retrait soviétique impulsé par Mikhaïl Gorbatchev, l’Afrique était en effet devenue un « non sujet », sauf pour quelques rares spécialistes, certains acteurs économiques témoins des premières initiatives de Moscou et, bien entendu, pour les diplomates et les militaires en poste dans la région. Ce n’est qu’au début de 2018, à l’occasion de l’arrivée à Bangui des premières livraisons d’armes russes et de dizaines de « conseillers » en provenance de Moscou, que les médias français découvrent le « grand retour » de la Russie en Afrique. Ce prisme centrafricain façonne puissamment les perceptions à Paris : l’implication russe serait un phénomène nouveau, faisant écho à l’affrontement Est-Ouest, et l’Afrique centrale constituerait le maillon décisif d’une grande stratégie à l’échelle du continent, où la Russie serait en passe de s’imposer comme un acteur majeur.
Le retour de la Russie en Afrique remonte en réalité au deuxième mandat de Vladimir Poutine (2004-2008). Il s’inscrit d’abord dans une logique de « diplomatie économique » et concerne des pays (Algérie, Libye, Angola, Namibie, Guinée...) dans lesquels l’Union soviétique avait investi d’importantes ressources entre la fin des années 1950 et la Perestroïka (2). Moscou tente, avec des fortunes diverses, de mobiliser ses réseaux de l’époque de la « guerre froide » et de convertir d’anciennes affinités idéologiques en flux d’affaires. Dans un deuxième temps, la Russie cherche, au gré des opportunités et des événements, à élargir la géographie de ses intérêts à des États (Maroc, Nigéria, Afrique du Sud notamment) historiquement ancrés dans la sphère d’influence occidentale, à fort potentiel économique et pouvant servir de relais politiques dans les sous-régions du continent concernées voire au-delà. Enfin, depuis 2014 et la crise des relations entre Moscou et l’Occident, la dimension sécuritaire de la politique russe en Afrique se renforce de façon visible, avec certains aspects nouveaux (déploiement de compagnies militaires privées, instauration de coopérations entre services de renseignement locaux et les « structures de force » russes) nettement plus offensifs.
Quelle est aujourd’hui l’ampleur de la présence russe en Afrique ? Quels y sont les véritables objectifs du Kremlin ? Peut-on parler d’une vision d’ensemble à l’échelle du continent ? Si tout porte à croire que l’engagement de la Russie en Afrique est durable, son empreinte stratégique ne devrait plus augmenter de façon significative à l’avenir. L’effet de rattrapage consécutif à l’effacement des années 1990 est largement épuisé et le développement des relations se heurte désormais à des contraintes structurelles fortes. Vu de Moscou, le continent reste un théâtre périphérique – il figure d’ailleurs en dernier dans l’ordre des priorités régionales de la Russie dans le Concept de politique étrangère entériné en novembre 2016 (3) –, assez mal connu, déjà investi par des acteurs occidentaux et asiatiques puissants, où la Russie commence à enregistrer des déconvenues qui illustrent la relative fragilité de ses positions.
Desengagement et redecouverte du continent africain
Si la décennie 1990 est marquée par un recul généralisé des positions de la Russie sur la scène internationale – à l’exception notable de la Chine –, l’Afrique est la région du monde où ce processus est le plus rapide et le plus prononcé. Dès 1992, Moscou annonce la fermeture de neuf ambassades (4), de quatre consulats (5) et de treize des vingt centres culturels dont elle disposait jusqu’alors sur le continent. La plupart des bureaux des agences de presse ex-soviétiques – qui servaient souvent de couverture au KGB et au GRU – sont démantelés faute de financements et d’intérêt de la part du Centre. Les échanges commerciaux entre l’Afrique et la Russie ne représentent plus que 760 millions de dollars en 1993, soit moins de 2% du commerce extérieur du pays (6). Dans le prolongement de la politique de Gorbatchev (7), l’administration Eltsine désengage la Russie d’Afrique, synonyme d’arriération économique et d’aventures géopolitiques ruineuses pour Moscou. La priorité est désormais – selon les propos du ministre des Affaires étrangères de l’époque, Andreï Kozyrev – de « rejoindre la communauté des États civilisés ».
Plusieurs présidents et chefs de gouvernement africains se rendent à Moscou à la fin des années 1990 (parmi lesquels Nelson Mandela, qui y effectue une visite d’État en avril 1999), mais ce n’est qu’en 2001 que l’on observe le premier signe d’un intérêt tangible de la Russie postsoviétique pour l’Afrique. En décembre, l’ancien Premier ministre (1998-1999) et ex-ministre des Affaires étrangères (1996-1998) Evgueni Primakov, nommé par le nouveau président Vladimir Poutine à la tête de la Chambre de commerce et d’industrie de Russie, effectue une tournée qui le conduit en Angola, en Namibie, en Tanzanie et en Afrique du Sud (8). Il faudra pourtant encore près de cinq ans pour que se produise la première percée russe de ce siècle sur le continent africain. En mars 2006, Vladimir Poutine visite l’Algérie, partenaire de longue date de Moscou au Maghreb. Il propose l’effacement de la dette d’Alger envers Moscou – qui s’élève à 4,7 milliards de dollars – en contrepartie de la signature de contrats d’armements pour un montant supérieur à 6,3 milliards de dollars (9). Leur exécution sera parfois complexe, mais ils seront suivis, quelques années plus tard, de nouveaux accords de plus grande ampleur encore. Quelques mois plus tard, Moscou et Alger ajouteront un autre volet – gazier – à leur coopération. Ainsi, en août 2006, Gazprom et Sonatrach concluent un accord concernant la prospection et l’extraction de gaz en Algérie, ainsi que la modernisation du réseau algérien de gazoducs. À l’époque, cette entente préoccupe de nombreux pays européens, qui redoutent de voir émerger une « OPEP du gaz ».
Les accords russo-algériens serviront de matrice pour le rapprochement qui s’esquisse avec la Libye. En avril 2008, quelques semaines seulement avant de quitter le Kremlin et de prendre la tête du gouvernement russe, Vladimir Poutine rencontre son homologue Mouammar Kadhafi à Tripoli. À cette occasion, Moscou efface 4,6 milliards de dollars de dette contractée par la Libye à l’époque de l’Union soviétique. Tripoli s’engage, pour sa part, à acheter pour 3 milliards de dollars d’équipements militaires, notamment des avions de combat, des chars et des systèmes antiaériens. Un accord sur la participation des Chemins de fer russes (RZD) à la construction d’une ligne entre Syrte et Benghazi est également conclu. Enfin, le chef de l’État libyen dit soutenir le projet de cartel du gaz, tandis que Gazprom a pris, quelques mois plus tôt, des participations dans quatre projets en Libye. La visite du chef de la Jamahiriya à Moscou en octobre 2008 – une première depuis 1986 – mettra cependant en évidence la difficulté pour le Kremlin à obtenir l’application des engagements antérieurs (10).
La présidence de Dmitri Medvedev (2008-2012) confirme le regain d’intérêt de Moscou pour le continent africain. Le nouveau chef de l’État russe y effectue une longue tournée en juin 2009, avec des étapes en Égypte, au Nigéria, en Namibie et en Angola (11). Ces visites ne donnent lieu à la signature d’aucun contrat significatif, leur objectif étant plutôt, semble-t-il, de montrer aux pays de la région une forme de continuité après celles de Vladimir Poutine à Pretoria et à Casablanca en 2006. La fin du mandat de Dmitri Medvedev voit par ailleurs un début d’institutionnalisation de la politique africaine de la Russie. Le président russe nomme, en mars 2011, un représentant spécial pour la coopération avec l’Afrique. Il choisit Mikhaïl Marguelov, à l’époque président de la Commission des Affaires internationales du Conseil de la Fédération, la chambre haute du parlement. Fin arabisant, issu d’une dynastie de chefs militaires (son grand-père, le général Vassili Marguelov, était à l’origine des forces aéroportées soviétiques), Mikhaïl Marguelov occupera ces fonctions jusqu’en octobre 2014. Il organise notamment le premier forum d’affaires russo-africain en décembre 2011 et contribue à structurer la politique de Moscou sur le continent. Il paie cependant sa proximité avec Dmitri Medvedev et ses prises de positions sur la Libye, dossier qui divise ouvertement l’exécutif russe en 2011 et qui précipite la décision de Vladimir Poutine de revenir au Kremlin (12).
Égypte 2013 : le tournant
Lorsque Vladimir Poutine reprend ses quartiers au Kremlin en mai 2012, la Russie a donc réapparu dans le paysage africain, mais son retour est encore limité géographiquement, économiquement et politiquement. Il va changer d’échelle après 2013, à la faveur des retrouvailles historiques avec l’Égypte. Porte d’entrée de l’URSS en Afrique et au Moyen-Orient au milieu des années 1950, puis principal allié de Moscou dans le monde arabe, ce pays gardait ses distances avec Moscou depuis la rupture de 1972 initiée par Sadate, même si des contacts avaient été renoués à la fin des années 1990 par l’entremise d’Evgueni Primakov – fin connaisseur de l’Égypte, où il fut longtemps correspondant de la Pravda – et si Vladimir Poutine s’était rendu au Caire dès 2005. Le retour des militaires au pouvoir après le coup d’État de juillet 2013 et les atermoiements américains ouvrent une ère nouvelle dans les relations russo-égyptiennes : elles ne redeviennent certes pas une alliance politico-militaire comme sous Nasser, mais elles s’apparentent indiscutablement à un partenariat stratégique.
Le rapprochement russo-égyptien s’articule autour de trois axes majeurs : les ventes d’armes, le nucléaire civil et la coopération dans des dossiers régionaux tels que la Libye et la Syrie. Dès novembre 2013, les ministres russes de la Défense et des Affaires étrangères, Sergueï Choïgou et Sergueï Lavrov, se rendent au Caire. À cette occasion est finalisée une première série de contrats d’environ 3 milliards de dollars (13). Entre 2013 et 2017, les militaires égyptiens reçoivent, entre autres, quarante-six avions de combat MiG-29M, des systèmes antiaériens Buk-M1-2 et S-300VM, ainsi que quarante-six d’hélicoptères d’attaque Ka-52 initialement destinés aux Mistral que la France devait vendre à la Russie et qui échoient à l’Égypte en 2015 (14). Ce processus devrait se poursuivre : la presse russe s’est fait l’écho, au printemps 2019, d’un nouveau contrat portant, cette fois, sur la livraison de chasseurs-bombardiers Su-35 (15). Les marines de guerre russe et égyptienne ont par ailleurs conduit, en 2016, des exercices en Méditerranée orientale, tandis que les troupes aéroportées des deux pays se retrouvent désormais tous les ans pour des manœuvres conjointes.
Ce partenariat stratégique renaissant entre Moscou et Le Caire comporte une forte dimension énergétique. Selon les termes d’un accord signé en 2015, Rosatom construira à Dabaa, à l’Ouest d’Alexandrie, la première centrale nucléaire du pays, qui se composera de quatre réacteurs de 1 200 mégawatts chacun. Le chantier, estimé à environ 25 milliards de dollars et qui devrait s’achever en 2029, est financé à hauteur de 85 % par un prêt de l’État russe, qui espère ainsi – comme en Turquie – cimenter le partenariat bilatéral pour plusieurs décennies. Dans le domaine des hydrocarbures, le groupe public Rosneft a finalisé la prise de 30 % dans le projet gazier Zohr pour 1,12 milliard de dollars. Il a également livré, en 2017, une dizaine de cargaisons de GNL à l’Égypte.
Les liens commerciaux dans leur ensemble se sont sensiblement développés, le volume des échanges bilatéraux passant de 2,8 milliards de dollars en 2011 à près de 8 milliards en 2018 (16). La Russie a ainsi considérablement augmenté ses exportations de céréales vers l’Égypte, premier importateur mondial, qui s’est approvisionnée à hauteur de 85 % en blé russe lors de la campagne 2017-2018, contre 40 % seulement en 2014. La mise en place, à l’horizon 2021, d’une zone industrielle russe à l’Est de Port-Saïd – projet censé drainer des investissements massifs et créer 35 000 emplois sur place (17) – contribuera au développement des flux d’affaires et à la diversification des liens bilatéraux. On peut en outre penser que les restrictions imposées par Moscou aux liaisons aériennes directes après l’attentat du 31 octobre 2015 au-dessus du Sinaï, qui coûta la vie à 224 personnes, seront totalement levées à moyen terme, ce qui permettra aux flux touristiques en provenance de Russie de retrouver des niveaux proches de 2014 (3 millions de Russes avaient visité l’Égypte cette année-là) (18).
Les nouvelles relations avec l’Égypte ont d’autant plus de valeur aux yeux du Kremlin qu’elles permettent de rayonner dans la région. Ainsi Moscou et Le Caire coordonnent-elles étroitement leur politique sur le dossier libyen, où leurs positions coïncident pour l’essentiel (19). La Russie apprécie également le rôle joué par Abdel Fattah al-Sissi dans la question syrienne, que ce soit son soutien aux diverses initiatives diplomatiques de Moscou ou son positionnement au sein de la Ligue arabe (20). Selon plusieurs de nos interlocuteurs russes, les deux pays ont par ailleurs eu, ces derniers mois, des échanges réguliers sur la situation au Soudan, sujet commun de préoccupation (21).
Maroc, Nigeria, Afrique du Sud : Moscou en quete de nouveaux partenariats
Élargir la géographie de ses intérêts sur le continent africain au-delà du cercle de ses anciens clients ou amis du « camp socialiste » a été l’une des préoccupations constantes de Moscou depuis une quinzaine d’années. Ainsi, en septembre 2006, quelques mois seulement après s’être rendu à Alger, Vladimir Poutine effectue une visite officielle au Maroc. Ce n’est toutefois qu’à partir de la crise russo-occidentale en 2014 et à la faveur de l’implication croissante de la Russie en Syrie et au Moyen-Orient que les relations bilatérales vont se densifier. En mars 2016, le roi du Maroc Mohammed VI – accompagné d’une dizaine de ministres – est reçu au Kremlin par Vladimir Poutine, quatorze ans après une première visite à Moscou et cinquante ans après celle de son père Hassan II en URSS. Le développement des coopérations économiques est à l’ordre du jour, mais des sujets politiques importants et parfois même sensibles sont également abordés. Le Maroc est l’un des principaux bénéficiaires des contre-sanctions instaurées par Moscou en août 2014 sur les produits agroalimentaires européens : il a par exemple considérablement augmenté ses exportations de fruits et légumes vers la Russie. Il espère en outre attirer de nombreux touristes russes grâce, notamment, à l’ouverture d’une liaison aérienne directe – Casablanca étant, à l’heure actuelle, l’une des rares villes africaines, avec Le Caire et, depuis la fin 2018, Addis-Abeba, à être reliée à Moscou. En 2018, le volume des échanges bilatéraux a atteint 1,47 milliard de dollars (22). La visite du Premier ministre russe Dmitri Medvedev à Rabat, en octobre 2017, puis la tenue, un an plus tard, de la 7e session de la Commission mixte de coopération économique, scientifique et technique – coprésidée, côté russe, par Dmitri Patrouchev, le ministre de l’Agriculture – témoignent clairement d’une volonté de suivi des impulsions données au plus haut niveau. Les sociétés russes Gazprom, Novatek et Stroytransgaz ont exprimé leur intérêt pour investir dans des projets de gaz naturel au Maroc, notamment dans le terminal méthanier de Jorf Lasfar. En revanche, les perspectives de Rosatom – qui devait signer un accord de coopération dans le nucléaire civil – et de Rosoboronexport – qui a livré quelques systèmes antichars et antiaériens au Royaume dans les années 2000 – semblent limitées. Il est à noter que les relations russo-marocaines comportent depuis peu une dimension sécuritaire significative. Le chef du Conseil de sécurité nationale de Russie, Nikolaï Patrouchev, a effectué en décembre 2016 une visite de deux jours au Maroc, qui faisait écho à celle – en avril de la même année – d’Abdellatif Hammouchi, le patron de la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) et de la surveillance du territoire (DGST) (23), à Moscou. Le partenariat stratégique russo-algérien et les divergences – pudiquement tues en public – entre Moscou et Rabat sur le Sahara occidental n’empêchent donc pas la Russie et le Royaume de développer des relations pragmatiques et ambitieuses dans tous les domaines ou presque.
Malgré le soutien de Moscou au gouvernement d’Abuja pendant la guerre du Biafra à la fin des années 1960 , les relations entre l’URSS et le Nigéria étaient restées embryonnaires durant la « guerre froide ». Elles seront paradoxalement parmi les premières à attirer l’attention des dirigeants russes au début de ce siècle. Ainsi Vladimir Poutine reçoit-il, en mars 2001, le président nouvellement élu Olusegun Obasanjo, tandis que Dmitri Mevedev rencontre en 2008 son successeur Umaru Musa Yar’dua en marge du G8 de Toyako, puis se rend en visite d’État au Nigéria en juin 2009. Plusieurs documents sont signés à cette occasion, notamment des accords sur la protection des investissements, l’atome civil, l’espace et l’exploration gazière. Ils resteront pour l’essentiel lettre morte – en particulier ceux concernant Gazprom, qui avait évoqué à l’époque un intérêt pour le projet de gazoduc transsaharien –, certains épisodes – comme le rachat de la société ALSCON par RUSAL – tournant même au fiasco . Le volume des échanges bilatéraux n’a d’ailleurs jamais véritablement décollé (il n’était que de 766 millions de dollars en 2018). Aujourd’hui, l’axe prioritaire et potentiellement le plus prometteur du partenariat entre Moscou et Abuja est celui de la lutte antiterroriste contre le groupe Boko Haram. Des militaires nigérians ont ainsi été envoyés en Russie pour s’y entraîner , tandis que Rosoboronexport leur livrait, en 2016 puis en 2018, une douzaine d’hélicoptères d’attaque Mi-35M (en revanche, les informations ayant circulé sur la possible vente de chasseurs-bombardiers Su-30 ne se sont pas confirmées à ce jour). En mai 2017, le ministre russe de la Défense Sergueï Choïgou a eu de longs entretiens à Moscou avec son homologue nigérian Mansur Mohammed Dan Ali. Rosatom semble par ailleurs ne pas abandonner l’idée de construire une centrale dans le pays , mais ce projet, s’il se confirme, ne devrait pas voir le jour avant 2030-2035.
L’Afrique du Sud constitue sans doute le principal motif de déception pour Moscou sur le continent. Pourtant, les premiers pas de la Russie dans ce pays avaient été plutôt prometteurs. Dans la continuité de la visite de Vladimir Poutine à Pretoria en septembre 2006, deux grands groupes métallurgique et minier, Evraz et Renova – contrôlés respectivement par des oligarques influents, Roman Abramovitch et Viktor Vekselberg – avaient effectué d’importants investissements en achetant la société Highveld Steel and Vanadium et en prenant 49 % dans la coentreprise United Manganese of Kalahari. Les relations diplomatiques se développaient quant à elles à la fois dans un cadre bilatéral et dans celui des BRICS, format particulièrement prisé des autorités sud-africaines. L’arrivée au pouvoir à Pretoria, en 2009, de Jacob Zuma, ancien responsable des renseignements de l’ANC et ayant eu à ce titre des contacts étroits avec le KGB durant les années de lutte contre l’apartheid, a laissé entrevoir à Moscou la possibilité d’une percée historique dans la principale puissance économique du continent.
Le vecteur privilégié a été, comme dans bien d’autres pays, le nucléaire civil. En 2014, Rosatom a semblé prendre un avantage décisif dans la course à la construction de six à huit nouveaux réacteurs d’une capacité totale de 9 600 MW, un méga-contrat évalué à près de 70 milliards de dollars. Les conditions opaques de cet arrangement et les soupçons de corruption dans l’entourage du chef de l’État – finalement poussé vers la sortie en 2018 – ont cependant eu raison de ce grand dessein. À quel niveau les relations entre Moscou et Pretoria se situent-elles aujourd’hui ? Sur le plan commercial, les échanges demeurent modestes (1,078 milliard de dollars en 2018). Les éléments récents les plus significatifs dans les relations économiques bilatérales sont l’achat, par le sud-africain Naspers, du site russe de petites annonces Avito pour plus d’un milliard de dollars (29), l’inauguration, en avril dernier, par le constructeur de matériel ferroviaire russe TMH d’une usine à Boksburg dans la province du Gauteng et la mise en service d’une station terrestre du système de navigation GLONASS à l’Observatoire d’Hartebeesthoek. L’instauration d’un système sans visa pour les séjours de moins de 90 jours devrait par ailleurs contribuer au développement des flux touristiques – modeste, lui aussi, à ce jour – en provenance de Russie vers l’Afrique du Sud. Sur le plan politique, si les relations restent officiellement bonnes, comme en témoigne la tonalité des déclarations du porte-parole du Kremlin à l’issue de l’entretien Poutine-Ramaphosa en marge du G20 d’Osaka (30), les deux parties ont parfaitement conscience que les coopérations n’iront guère plus loin dans un avenir prévisible.
Atouts et contraintes du « retour russe » en Afrique
Le sommet Russie-Afrique de Sotchi symbolise le retour de Moscou sur le continent africain. Il donne la mesure du chemin parcouru depuis le retrait de la décennie 1990 et le début du réinvestissement russe dans la région il y a une quinzaine d’années. Si les effets d’optique sont nombreux en Occident sur la nature et l’ampleur de ce processus, les perceptions des Africains eux-mêmes sont sans ambiguïté quant à l’influence retrouvée de la Russie chez eux. Le regard des Russes sur l’Afrique a lui aussi évolué, comme en témoignent les propos élogieux tenus par le Premier ministre Dmitri Medvedev le 21 juin dernier, lors d’une conférence économique russo-africaine à Moscou (31).
La Russie n’est plus un « nain » économique en Afrique. Ses échanges commerciaux avec le continent ont franchi, en 2018, le seuil des 20 milliards de dollars, chiffres certes inférieurs à ceux de la Chine (204 milliards) ou de la France (51,3 milliards d’euros) mais comparables à ceux du Brésil ou de la Turquie. Les entreprises russes sont très présentes dans le secteur extractif – Alrosa a signé d’importants contrats relatifs à la production de diamants en Angola et, récemment, au Zimbabwe (32); Severstal détient des mines d’or au Burkina Faso et en Guinée, pays où RUSAL – qui y est implanté depuis le milieu des années 2000 – produit 60 % de sa bauxite et où il a récemment recruté l’ancien ambassadeur russe à Conakry (33). Paradoxalement, le secteur des hydrocarbures – vecteur traditionnel de la diplomatie économique du Kremlin – a jusqu’à présent eu du mal à percer en Afrique : les projets de Gazprom en Algérie sont modestes et ceux en Libye sont gelés depuis le début de la guerre civile en 2011 ; Lukoil est certes présent dans plusieurs pays du golfe de Guinée (Cameroun, Ghana, Côte d’Ivoire notamment) et en Égypte, mais l’Afrique ne représente que 0,31 % de sa production actuelle ; la donne pourrait cependant changer si les accords signés en août 2019 par Rosneft avec le Mozambique – pays dans lequel le patron du groupe, Igor Setchine, avait servi comme interprète militaire dans les années 1980 – dans la prospection gazière offshore devaient se concrétiser (34). Dans ce contexte, la Russie cherche à diversifier la structure de ses échanges avec l’Afrique en privilégiant les secteurs de haute technologie. Elle se positionne notamment sur le marché des lancements de satellites – pour le compte de l’Angola en 2017 (35) mais aussi de la Tunisie à partir de 2020 (36). Dans le domaine du nucléaire civil, Rosatom – outre la construction de réacteurs et l’achat d’actifs miniers – a multiplié les accords avec des pays primo-accédants sur la mise en place de filières, par exemple en Zambie, au Soudan ou au Rwanda, avec lequel les contacts bilatéraux se sont intensifiés depuis la visite du président Kagamé à Moscou en juin 2018 (37). Le fournisseur russe de solutions de sécurité informatique Kaspersky Lab a inauguré en mai 2019 un bureau de représentation à Kigali, à partir duquel il espère développer sa présence en Afrique orientale (38).
Alors que le concept même de soft power suscite parfois le scepticisme à Moscou, la Russie déploie en Afrique des instruments d’influence de long terme. L’une des manifestations les plus visibles de cette approche est le rôle joué par certains médias d’État (RT, Sputnik) en langues française (39), anglaise, mais également portugaise, qui s’imposent comme des sources à audience significative dans de nombreux pays de la région. La Russie est également très active dans le domaine de la coopération médicale : le ministère russe de la Santé et RUSAL ont ainsi organisé une campagne de vaccination contre le virus Ebola en Guinée. L’aide totale de la Russie pour lutter contre l’épidémie se monte à 60 millions de dollars (40). Ce sujet a également été discuté lors de la visite de Mikhaïl Bogdanov en République démocratique du Congo en décembre 2018. Quelques jours plus tôt, la Russie avait livré des équipements au Zimbabwe pour y lutter contre une épidémie de choléra. L’aide de Moscou est généralement apportée dans le cadre de programmes multilatéraux de l’OMS, de l’UNICEF ou du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme (100 millions de dollars ont été versés par la Russie à ce dernier). L’enseignement et la formation représentent un autre pilier du soft power russe en Afrique. En 2013, le nombre d’étudiants africains suivant un cursus universitaire était évalué à environ 8 000 (41). Selon le directeur adjoint de l’Agence Rossotroudnitchestvo, Alexandre Radkov, près de 30 000 jeunes Africains ont déposé des dossiers de candidature cette année, le quota de places gratuites offertes par le gouvernement russe étant cependant limité à 1 819 (42). Des sources françaises font état de chiffres plus modestes (43).
Le volet sécuritaire de la politique russe en Afrique est, depuis 2014, prioritaire voire prépondérant. Ainsi, au cours des cinq dernières années, la Russie a signé des accords avec une vingtaine de pays, les plus récents concernant le Mali (juin 2019), le Congo (mai 2019) et Madagascar (octobre 2018). Ils prévoient généralement la formation d’officiers à Moscou, la livraison de matériels militaires neufs et/ou la maintenance d’équipements déjà en dotation, des exercices communs, la lutte contre le terrorisme et la piraterie maritime, ces composantes variant en fonction de la situation des différents pays. En revanche, l’ouverture de bases militaires permanentes en Afrique ne semble pas à l’ordre du jour, pour des raisons tant financières que d’utilité opérationnelle. D’après le SIPRI, la Russie a livré, entre 2000 et 2015, pour 15 milliards de dollars d’armes à l’Afrique (44), des chiffres qui ne reflètent pas les derniers contrats égyptiens ni ceux conclus récemment avec la Guinée équatoriale par exemple. D’après Dmitri Chougaïev, directeur du Service fédéral à la coopération militaro-technique (FSVTS), le portefeuille de contrats de Rosoboronexport avec les seuls pays d’Afrique sub-saharienne s’élevait, à l’automne 2018, à 3 milliards de dollars (45). Outre le ministère de la Défense, un autre acteur est particulièrement actif dans la coopération sécuritaire russo-africaine : Nikolaï Patrouchev, le secrétaire du Conseil de sécurité nationale. C’est par son entremise que les services de renseignements russes discutent avec leurs homologues africains, notamment en marge de sa conférence annuelle sur les questions de sécurité à laquelle il convie des représentants des agences de renseignements du monde entier (46). La cybersécurité et la lutte contre les « révolutions de couleur » – sujet de préoccupation pour de nombreux dirigeants africains – comptent parmi les thèmes récurrents de ses entretiens. Ayant fait l’objet de nombreux articles ces derniers mois dans la presse occidentale, les groupes de sécurité privés russes déployés en Afrique sont quant à eux actifs dans divers segments, de la formation de forces militaires (Centrafrique) à la sécurisation de sites appartenant à des entreprises russes (Libye) et, peut-être, de flux financiers clandestins (47).
La Russie n’a toujours pas de « politique africaine » à l’échelle du continent. Ses principaux intérêts économiques et de sécurité restent largement concentrés en Afrique du Nord, malgré les efforts – au demeurant plutôt cohérents – visant à développer ses liens en Afrique australe, zone où elle dispose de contacts anciens, nombreux et de haut niveau mais qui tardent jusqu’ici à produire leur effet sur le plan commercial. La montée en puissance du volet sécuritaire, qui va de pair avec l’implication croissante du ministère de la Défense et du Conseil de sécurité nationale, pose la question de la coordination d’ensemble des approches russes. Sergueï Choïgou et Nikolaï Patrouchev ont en effet un poids politique qui les dispense de référer de leurs initiatives à Mikhaïl Bogdanov, « Monsieur Afrique » à Moscou. Dans le même ordre d’idées, les grands groupes russes actifs en Afrique jouent jusqu’ici leur partition en solo, ce qui reflète à la fois les rivalités entre les oligarques concernés mais aussi l’habitude du cloisonnement chez ces entités souvent étatiques, qui opèrent dans des secteurs sensibles. La communauté des africanistes russes est, elle, morcelée, peu nombreuse, et son poids au sein de la bureaucratie à Moscou reste encore faible, conséquence du désintérêt prolongé du Kremlin pour le continent. La mobilisation en vue du Forum d’affaires et du sommet de Sotchi contribue à faire évoluer les choses, mais l’enjeu pour les acteurs des relations Russie-Afrique sera de maintenir le degré d’implication de la machine d’État à un niveau élevé dans la durée.
La tonalité générale des articles publiés dans la presse occidentale sur le « grand retour » de la Russie en Afrique peut donner l’impression d’une marche triomphale. Il n’en est rien. Moscou se heurte à une vive concurrence de la part des Européens et de ses amis indiens, turcs et chinois. Dans plusieurs pays, les percées économiques de groupes russes ont été sans lendemain (ainsi, en 2017, Rosatom a annoncé le gel de son grand projet minier en Tanzanie (48), tandis que Rostec abandonnait la construction d’une raffinerie en Ouganda (49), affaiblissant d’autant les perspectives économiques russes en Afrique de l’Est). Le renversement du président soudanais Omar el-Bechir – sur lequel les Russes avaient beaucoup misé ces dernières années, quoique sans aveuglement –, le départ contraint de Jacob Zuma de la présidence sud-africaine ou les incertitudes en Algérie après la démission d’Abdelaziz Bouteflika soulignent la relative fragilité de certains relais russes sur le continent. D’autres – en Angola, en Namibie ou au Mozambique – appartiennent à une génération qui va très prochainement quitter le pouvoir, et il est douteux que leurs successeurs aient été formés dans l’ex-URSS.
L’Afrique a-t-elle vocation à devenir le théâtre d’un nouvel affrontement russo-occidental, notamment russo-français ? Les récents développements en Centrafrique peuvent le laisser penser. Certaines déclarations des ministres français des Affaires étrangères et de la Défense aussi. Il existe pourtant des précédents plutôt positifs d’interactions entre Paris et Moscou, comme la participation de la Russie à l’EUFOR au Tchad fin 2008. De nombreux acteurs économiques russes et français voient pour leur part des complémentarités sur certains marchés du continent et estiment avoir intérêt à coopérer. Il est en outre vraisemblable que la plupart des dirigeants africains concernés préféreraient voir les antagonismes diminuer entre la France et la Russie. L’Afrique était à l’ordre du jour du format franco-russe « 2+2 » reconstitué en septembre 2019 et devrait, plus généralement, s’imposer comme l’un des sujets du dialogue stratégique que le président Macron entend rétablir avec la Russie.