Le scénario de l’élection présidentielle 2018 aura été celui d’un plébiscite, excluant toute forme de suspense quant au nom du vainqueur. D’emblée, il était clair que Vladimir Poutine non seulement l’emporterait, mais qu’il gagnerait dès le premier tour. Depuis le rattachement de la Crimée en 2014, sa cote de popularité demeure au plus haut, et si les Russes semblaient envisager volontiers, dans les enquêtes des sociologues, le film de sa succession pour 2018, le sujet n’avait pas tardé, dans le contexte nouveau du « consensus criméen », à perdre tout intérêt pour la société : il n’était pas d’alternative au président en exercice.
Vladimir Poutine est perçu comme le garant de la souveraineté du pays, dont il défend efficacement les intérêts sur la scène internationale. Si l’on peut lui faire grief de certains aspects de sa politique intérieure, ceux-ci passent loin derrière la thématique géopolitique, d’autant que les prévisions alarmistes d’un effondrement de l’économie ne se sont pas réalisées : les Russes se sont, pour la plupart, adaptés à la dégradation de la situation socioéconomique (une habitude ancrée dans la société depuis les années 1990, où les problèmes étaient nettement plus graves).
Il faut également souligner le sérieux avec lequel la population considère l’élection présidentielle. Les suffrages vont à celui qui semble le plus apte à diriger l’État. Le vote purement protestataire y a une part minime, ce qui assurait des voix supplémentaires au président sortant.
La grande question était donc celle du score que ferait Vladimir Poutine : serait-il modérément élevé (65-70 %) ? Parviendrait-il à franchir la barre des 70 % ? La réalité a surpris (76,69 %) pour deux raisons : d’une part, peu avant le scrutin, la mobilisation anti-occidentale s’est renforcée, liée au refus infligé à la délégation russe de défiler sous son drapeau national aux Jeux olympiques d’hiver, et à l’affaire Skripal, que la majorité de la population continue de tenir pour une provocation antirusse (72 % des personnes interrogées par le Centre Levada rejettent l’idée d’une implication de la Russie dans cette affaire) ; d’autre part, le concurrent le plus sérieux de Vladimir Poutine, l’homme d’affaires Pavel Groudinine, candidat du parti communiste, se retrouvait brusquement affaibli. Il a néanmoins réussi à prendre la deuxième place, devant Vladimir Jirinovski, chef historique du Parti libéral-démocrate de Russie (LDPR). Mais Pavel Groudinine n’a pu aller au-delà.
Les chaînes de télévision nationales se sont focalisées sur les comptes étrangers du candidat Groudinine, qui, d’« entrepreneur national », s’est trouvé changé en « milliardaire » et « oligarque ». Sa médiocre campagne n’a rien arrangé, sans parler du refus de nombreux militants et cadres communistes de soutenir un businessman qui n’avait pas même daigné prendre sa carte du parti. Le candidat s’est pourtant efforcé d’aller à leur rencontre, approuvant la politique de Staline, exprimant publiquement sa nostalgie du système soviétique, et effrayant par là même les couches moins rétrogrades de la société. Pour finir, Pavel Groudinine n’a obtenu que 11,77 % des voix – un résultat nettement inférieur à celui de Guennadi Ziouganov en 2012 (17,18 %).
Les autres candidats ont remporté encore moins de suffrages. Une partie des électeurs du LDPR aux dernières législatives est passée – ce qui était prévisible – du côté de Vladimir Poutine. La même chose s’était produite en 2012. Ces électeurs restent prêts à voter pour le parti du populiste Jirinovski lors d’échéances électorales moins importantes que la présidentielle, afin de montrer leur rejet des élites (qu’elles soient au pouvoir ou dans l’opposition), mais ils n’ont pas l’intention de lui confier les destinées du pays. C’est ainsi que Vladimir Jirinovski n’a obtenu que 5,65 % des suffrages (alors que le LDPR totalisait 13,14 % des voix aux législatives de 2016).
Les candidats de l’opposition démocratique ont eu, à eux deux, des résultats inférieurs à 3 % : Ksenia Sobtchak – 1,68 %, Grigori Iavlinski – 1,05 %. Le score de la première a été nettement moins bon que ce qu’elle pouvait espérer, bien loin des 7,98 % obtenus en 2012 par le milliardaire Mikhaïl Prokhorov, qui se présentait, lui aussi, sous l’étiquette libérale. Il est vrai que le contexte était différent : la Crimée n’était pas encore entrée dans le jeu et, surtout, il y avait eu les protestations massives de décembre 2011, à Moscou ; en outre, de nombreux électeurs avaient choisi de voter Prokhorov parce que celui-ci avait l’expérience du management de grosses structures. Et puisqu’il avait engrangé des milliards pour lui-même, il devait être capable d’en engranger pour d’autres. Ksenia Sobtchak ne pouvait bénéficier de ce genre d’atouts. Aux yeux d’une part non-négligeable de l’électorat libéral, elle apparaissait comme une candidate assez peu crédible, au passé entaché de scandales. Quant à Grigori Iavlinski, il ne pouvait escompter mieux, après l’échec du parti Iabloko aux législatives de 2016 (1,99 % des suffrages).
Les autres candidats, d’emblée considérés comme des outsiders, ont remporté moins d’1 % des voix.
Des réformes d’optimisation
Une fois la victoire de Vladimir Poutine assurée, un certain nombre de dangers sont apparus, susceptibles d’être au cœur du quatrième mandat présidentiel.
Le principal d’entre eux réside dans la réalisation de réformes impopulaires, depuis longtemps repoussées d’année en année. Y ressortissent le report de l’âge de la retraite et l’augmentation de la Taxe sur la valeur ajoutée (TVA) de 18 à 20 %.
Ces réformes sont débattues de longue date entre spécialistes, mais c’est aujourd’hui seulement que le contexte politique permet d’envisager de les concrétiser. Aux manifestations de 2011-2012, le pouvoir avait répondu par les populaires « décrets sociaux de mai » et initié une « mobilisation conservatrice » contre les libéraux. En 2014-2015, on assistait à une confrontation dure avec l’Ukraine et (indirectement) avec l’Occident, combinée à un élan patriotique lié au rattachement de la Crimée. 2016 était l’année des législatives, et 2018 celle de l’élection présidentielle. Autant de facteurs qui ne jouaient pas en faveur de réformes impopulaires.
L’élection présidentielle achevée, une « fenêtre d’opportunité » s’ouvre à présent jusqu’au début de 2021, où l’on recommencera à préparer activement les législatives, ce qui impliquera de prendre un certain nombre de mesures populaires. Cette logique a dominé la formation du nouveau cabinet Medvedev. Le « nouvel ancien » Premier ministre se caractérise par sa grande souplesse, on le dit capable de faire « avaler » les lignes politiques les plus diverses. Il a ainsi pu être, au cours de sa carrière, « occidentaliste » et « anti-occidentaliste », il a été en charge du reset [redémarrage] des relations russo-américaines et à la tête du gouvernement dans le contexte des sanctions et contre-sanctions. Sa politique électorale, en tant que leader de Russie unie, n’excluant pas de revenir un jour à la présidence, a consisté à éviter soigneusement toute mesure impopulaire. Aujourd’hui, toutefois, Dmitri Medvedev est prêt à agir frontalement : avant même que le parlement ait entériné sa candidature à la tête du gouvernement, il annonçait un éventuel relèvement de l’âge de départ à la retraite – une déclaration à laquelle il ne se serait pas risqué auparavant.
La composition du nouveau gouvernement est une combinaison de financiers purs et durs, qui auront en charge l’optimisation des obligations sociales de l’État, et de cadres idéologiques qui s’y entendent à promouvoir les valeurs patriotiques, spirituelles et morales.
Si la confrontation demeure (il ne peut en être autrement) entre les deux blocs – « économico-financier » et « social » – au sein du gouvernement, elle a considérablement perdu de sa vigueur. Le premier est aujourd’hui conduit par le tout nouveau premier vice-Premier ministre Anton Silouanov, qui conserve en outre le portefeuille des Finances ; le second a à sa tête Tatiana Golikova, dont l’expérience acquise au ministère des Finances n’est pas à démontrer. Il en résulte que la résistance du bloc social à l’augmentation de l’âge de départ à la retraite a fait long feu : la décision était prise avant même l’entrée en fonction officielle de Mme Golikova en qualité de vice-Premier ministre.
Le rôle de l’idéologie
Il est à noter, toutefois, que le durcissement de la politique sociale s’accompagnera du maintien des précédentes orientations idéologiques. Le relèvement de l’âge de départ à la retraite passera dans le même package que les blockbusters nostalgiques du ministre de la Culture, Vladimir Medinski, sur les victoires militaires et sportives, et la politique conservatrice du nouveau ministère de l’Instruction, placé sous la houlette d’Olga Vassilieva. Ainsi les réformes « d’optimisation » ne s’accompagneront-elles pas de tendances « modernistes » dans le domaine culturel, comme c’était le cas dans les années 2000, où la monétisation des avantages en nature allait de pair avec la montée en puissance d’un Kirill Serebrennikov et les expérimentations d’un Marat Guelman dans le domaine de la création, non seulement soutenues dans le cadre de la politique culturelle, mais activement promues, alors, par le pouvoir. Désormais, l’État a d’autres priorités en matière de culture, et elles ne sont manifestement pas près de changer.
De la même façon, l’enseignement secondaire ne sera plus une société de services visant à former des gens capables de chercher des informations sur internet et de devenir de parfaits consommateurs : retour à une école traditionnelle, indispensable pour éduquer des citoyens de Russie ayant le sens de la Patrie. Il n’y a rien d’étonnant à ce que le ministère de l’Enseignement et de la Science ait été divisé en deux entités et que soit apparu un ministère de l’Instruction : sa simple dénomination montre qu’il a vocation, non seulement à enseigner un savoir aux élèves, mais aussi à les « instruire » en leur inculquant les valeurs qui fondent l’État. Un ministère de l’Instruction a existé au temps de l’Empire de Russie et durant la période soviétique – parfaitement idéologisé dans les deux cas.
La perestroïka devait liquider le ministère de l’Instruction et créer une structure unique, rassemblant diverses institutions d’enseignement. Il s’agissait alors de procéder à une désidéologisation rapide. On assiste aujourd’hui au processus inverse, bien que la Constitution interdise toute forme d’idéologie imposée. Cette tendance semble contredire le discours en vigueur depuis quelque temps : investissements dans le futur par un accroissement des financements, et adaptation simultanée du secondaire aux besoins du XXIe siècle. Cela explique le projet – révélé par les médias – de nommer, un temps, à la tête du ministère de l’Instruction Elena Chmeliova, directrice du centre d’excellence Sirius, réservé aux jeunes talents, auquel Vladimir Poutine témoigne un grand intérêt. Il était aussi question d’orienter à nouveau, ne fût-ce que partiellement, le soutien du ministère de la Culture vers l’art contemporain, comme c’était le cas avant 2012.
Rien de tout cela, néanmoins, n’a été réalisé. La première explication qui vient à l’esprit est celle des luttes d’appareil, de l’influence du puissant métropolite Tikhon (Chevkounov), que l’on estime proche de Mme Vassilieva, et du réalisateur Nikita Mikhalkov, en quelque sorte le « parrain » de Vladimir Medinski. Mais le problème peut aussi être ailleurs. Le traditionalisme, le conservatisme, les appels au patriotisme séduisent la majorité des Russes. Et la plupart des enseignants et des parents ne veulent pas entendre parler de variations compliquées, ni changer leurs habitudes ; la simple existence d’un choix limité de manuels suscite en eux la nostalgie de l’époque soviétique, où l’on se contentait d’un manuel unique, sans qu’il soit besoin de se casser la tête à choisir. C’est pourquoi, en ces temps de réformes impopulaires, la tentation est grande de recourir à une forme d’anesthésie et de se réfugier dans le traditionalisme pour la culture et l’instruction.
De possibles protestations
La mémoire, assidûment cultivée, du passé soviétique contraste toutefois fortement avec les réalités actuelles, liées au démontage – qui se poursuit – de l’héritage de cette période dans la sphère sociale. L’URSS, ce n’est pas seulement un manuel unique, c’est aussi l’habitude du départ à la retraite à cinquante-cinq ans pour les femmes, et soixante pour les hommes. C’est le sentiment que des conditions de vie plus que modestes sont compensées par leur complète prévisibilité et la possibilité de planifier à long terme. Il n’y a aucun moyen, aujourd’hui, d’en revenir à ce système, et le rappel constant du passé est susceptible à la fois de jouer en faveur de la légitimité du pouvoir et de le délégitimer.
Le durcissement de la ligne socioéconomique a commencé, en outre, dans un contexte d’affaiblissement du potentiel protestataire. Un sondage effectué par le Centre Levada en mars 2018 montre que 8 % seulement des personnes interrogées envisageraient de prendre part à des actions de masse pour protester contre la baisse du niveau de vie et défendre leurs droits (ils étaient deux fois plus nombreux en février 2016). Une autre enquête du Centre Levada, datant de 2017, relève, il est vrai, que la demande de changement dans la société (83 % des personnes interrogées se sont exprimés en ce sens, seuls 11 % étant favorables à un statu quo. La demande de changement est principalement liée au souhait d’une augmentation du niveau de vie (25 %), des garanties sociales et d’une amélioration de la justice (17 %).
On a donc la conjonction d’un faible potentiel protestataire et d’un mécontentement assez important. Ajoutons que la demande de changement a un caractère paternaliste marqué. Dans ces conditions, une dissonance se fait jour, au cours de l’été 2018, entre, d’une part, les attentes (les exigences ne sont pas très grandes, mais se focalisent, au minimum, sur une « non-dégradation » de la situation actuelle), les désirs profonds, et, d’autre part, la ligne socio-économique réelle du pouvoir. Cette dissonance a pour conséquence un bond, en juillet 2018 de ceux qui seraient prêts à prendre part à des actions de protestation massives (jusqu’à 28 %, la valeur maximale de « l’après-Crimée »). La cote de popularité de toutes les institutions du pouvoir, y compris présidentielle, est en baisse : en avril, selon le Centre Levada, cette dernière atteignait 82 % en faveur de l’action du président, elle n’était plus qu’à 67 % en juillet – une chute considérable, bien que Vladimir Poutine soit sans concurrent dans le système politique russe. On assiste également à un recul de popularité du Premier ministre (de 42 à 31 %) et du gouvernement (de 47 à 37 %).
Il faut, en outre, prendre en compte un accroissement des problèmes locaux, qui entraîne une hausse du mécontentement. Ces problèmes peuvent être liés à des intérêts commerciaux ou relever du domaine public : les « guerres des déchets », par exemple, dans la région de Moscou, où les intérêts de nombreux acteurs entrent en conflit. En même temps, il ne faut pas imaginer que ces « guerres » se limitent à une lutte interne aux élites ou une question de technologies politiques. Les gens peuvent descendre dans la rue pour quelque chose qui les touche personnellement et concrètement : si la santé de leurs proches est menacée ou s’ils se sentent eux-mêmes profondément offensés… Le drame survenu à Volokalamsk, en mars 2018, en est une bonne illustration : l’empoisonnement d’enfants par une décharge toxique a entraîné une protestation active de la population, qui, quelques jours plus tôt, votait en faveur du pouvoir en place.
Les protestataires en appellent au président, auquel est ici dévolu le rôle de « bon tsar ». Néanmoins, les ressources du « tsar » sont limitées : il ne peut intervenir dans chaque cas comme celui qui résout les problèmes. Les moyens financiers qui permettraient de réduire le mécontentement ont considérablement diminué par rapport aux années 2000. L’interaction avec la société civile est faible, voire inexistante. Le pouvoir est habitué à collaborer avec des figures publiques loyales, qu’il choisit lui-même, mais qui sont de peu d’efficacité dans un contexte de protestation.
Des mesures impopulaires font, à l’échelle du pays, grimper le mécontentement lors de conflits locaux (d’où l’importance d’une concertation entre le local et le fédéral). Internet, en outre, permet aux protestataires de diffuser leurs positions dans l’espace public.
Le quatrième mandat de Vladimir Poutine peut ainsi être placé sous le signe d’un accroissement des protestations, que l’opposition « hors-système » tentera de politiser. L’activisme d’Alexeï Navalny est caractéristique à cet égard, avec l’infrastructure régionale qu’il a mise en place. Elle avait vocation, en principe, à soutenir sa campagne électorale pour la présidentielle. Or, il était clair, d’emblée, qu’on ne le laisserait pas présenter sa candidature en raison de ses démêlés avec la justice. Mais en bon politicien populiste, il préparait manifestement l’après-élection et la levée du tabou des mesures impopulaires.
Rivalités d’appareil et nomenklatura
Dernier danger : un accroissement des rivalités au sein de l’appareil d'État, auxquelles la formation du nouveau gouvernement, au mois de mai, n’a pas mis un terme. Elles sont liées à la présence de différents pôles d’influence. Dans un régime contrôlé, elles peuvent être dans l’intérêt du pouvoir : aucun des concurrents n’est en mesure de l’emporter, ce qui maintient l’équilibre des forces. De plus, la politique russe a pour particularité, depuis les années 2000, d’ignorer les clans : sa structure est atomisée et les coalitions au sein de l’élite sont conjoncturelles. Des alliés d’un jour, unis autour d’un problème particulier, peuvent, le lendemain, se retrouver concurrents. Les principaux acteurs ont leur clientèle (une structure hiérarchique, donc, et non des communautés d’égaux sur le modèle des clans), dont ils tentent de placer les représentants aux postes importants de l’appareil d’État.
Ce système n’est efficace, toutefois, que dans les conditions d’un arbitrage présidentiel bien réglé. Or, le président, accaparé par la politique étrangère, la défense et la mise au point de solutions socioéconomiques complexes, n’est pas toujours en mesure de jouer son rôle d’arbitre. Il peut aussi repousser cet arbitrage jusqu’au moment où il n’y a plus d’autre solution. Les lenteurs constatées dans la formation du nouveau gouvernement Medvedev tenaient à la présence de plusieurs acteurs influents qui, chacun, avaient des candidats à placer aux postes ministériels. Pour finir, on est parvenu à s’entendre in extremis sur une série de nominations : celle de Dmitri Kobylkine (ancien gouverneur du district autonome de Iamalo-Nénétsie) au poste de ministre des Ressources naturelles et de l’Écologie ou celle de Vladimir Iakouchev (ex-gouverneur de la région de Tioumen) à la tête du ministère de la Construction et du Logement. Pareilles improvisations n’étaient pas de mise au cours des années passées. Ajoutons que les élites sont, de fait, écartées de la résolution d’une question clef : celle de la succession, au terme du quatrième mandat de Vladimir Poutine. Elles devront accepter le mode de transition institutionnelle et personnelle qu’annoncera le président au moment où il le jugera bon. C’est ainsi qu’en 2007, Dmitri Medvedev avait pris le relais, sur une décision unilatérale de Vladimir Poutine.
La diminution des ressources dont disposent les élites renforce encore la concurrence. La lutte en devient plus acharnée, avec, potentiellement, des conséquences dramatiques pour des acteurs jusqu’alors influents, ce qu’illustre le destin des frères Ziavoudine et Magomed Magomedov, copropriétaires de la holding Summa, arrêtés au printemps 2018 et traduits en justice sur un des chefs d’accusation les plus graves du Code pénal : organisation criminelle. Tel avait déjà été le cas de la compagnie Ioukos et de Mikhaïl Khodorkovski, soupçonné de déloyauté politique. Les frères Magomedov, eux, n’ont jamais financé fût-ce l’opposition « loyaliste », ce qui ne les a pas empêchés de tomber.
Il est néanmoins un facteur qui atténue les rivalités : le principe, bien connu depuis l’époque soviétique, selon lequel les membres les plus haut-placés de la nomenklatura ne la quittent jamais, excepté si l’un d’eux enfreint les règles tacites du jeu ou perd son protecteur sans en trouver un nouveau. Un nomenklaturiste privé de son poste demeure généralement au sein de l’élite, qui plus est étatique (son passage dans le privé risquerait de le rendre suspect de conflit d’intérêts). C’est ainsi que l’ancien premier vice-Premier ministre Igor Chouvalov a pris la tête de Vnesheconombank, et l’ancien vice-Premier ministre Dmitri Rogozine, celle de Roscosmos. Il va de soi que ce principe caractérise des élites qui se méfient des changements et visent à conserver les positions conquises. Tel était le cas dans les dernières années de la période soviétique ; tel est encore le cas de l’élite postsoviétique.
Le revers de la médaille, aujourd’hui, est un autre principe, qui veut qu’un membre de la nomenklatura ne démissionne pas, sauf à risquer de passer pour un déserteur et de ne plus avoir de poste prestigieux. On peut penser que le coup d’arrêt mis à la carrière de l’ancien ministre du Développement économique Alexeï Oulioukaïev, arrêté en 2016, est en partie lié à son souhait de renoncer à ses fonctions et de se consacrer à des activités universitaires, hors de Russie. La question est d’actualité à compter de 2014, où l’on relève, au sein des organes du pouvoir d’État, une mobilisation assez importante dans le contexte de confrontation avec l’Occident.
Les réformes impopulaires d’optimisation deviennent un défi pour l’élite russe et un indicateur de son efficience. Il faut toutefois considérer que la Russie ne dispose pas d’une élite de rechange (la probabilité d’un scénario révolutionnaire est unanimement rejetée par les politologues et les sociologues). Seules des transformations « d’en-haut » sont de l’ordre du possible. Quand la balance des intérêts peut pencher d’un côté ou de l’autre, la nature non seulement de l’élite, mais aussi du régime dans son ensemble, n’a guère de chances de changer en profondeur.