Dans la perspective de l’élection présidentielle de 2018, Vladimir Poutine a engagé une vaste réforme des services de renseignement, qui touche au premier chef le Service fédéral de sécurité (FSB), le Service de renseignement extérieur (SVR) et le parquet. Le renseignement militaire (GRU) n’est pas concerné ; son évolution dépend de celle de l’état-major général et de la volonté de son chef, le général Guerassimov, qui lui a fixé comme objectif de préparer les nouvelles formes de guerre, ce que l’Occident qualifie de « guerre hybride » et qui en Russie n’est qu’une posture de guerre générale et transversale, de la sécurité des opérations spéciales au cyber.
L’une des idées suggérées par le Kremlin a été de réunir l’ensemble des services en un organe unique. Cette réforme devait s’inscrire dans la suite de la création de la Garde nationale dont les missions sont largement concentrées sur la lutte contre l’ennemi intérieur : après l’absorption des unités spéciales et d'élite du ministère de l'Intérieur, ainsi que des forces anti-émeutes, la Garde nationale, d’un effectif théorique de quatre cent mille hommes, participera à la lutte antiterroriste et anti-extrémiste, au maintien de l'ordre public, au contrôle des frontières et à la lutte contre le trafic d’armes. La Garde nationale a fait couler beaucoup d’encre : elle aurait été instaurée dans le but exclusif de protéger la personne de Vladimir Poutine et son premier cercle de l’émergence d’un contre-pouvoir sécuritaire émanant de la république de Tchétchénie. Grâce à des budgets largement investis dans la sécurité, Ramzan Kadyrov est en effet parvenu à se doter de forces spéciales dont les capacités opérationnelles ont la réputation d’être supérieures à celles des unités fédérales. La réalité semble plus prosaïque : la Garde nationale est un projet qui dormait depuis des années dans les cartons du Kremlin. L’exhumer quelques mois après la Crimée et par anticipation de l’après-Syrie, permettait de rassurer les élites avides de sécurité sur le fait que les nouvelles menaces (islamisation rampante, hausse des flux criminels…) étaient prises au sérieux.
Constater que le sommet de l’État russe vit sous le contrôle des structures « de force » est un truisme dont nul ne s’étonne. Pour lever le voile sur les atours sécuritaires de la Russie, il ne faudrait pourtant pas chercher des éclairages dans une « approche kremlinologique », au risque d’appliquer d’anciennes recettes à des situations nouvelles. Si l’on dissèque la machine étatique à partir de son noyau central, le Kremlin, on distingue cinq cercles dans lesquels les structures « de force » ont une assise de long terme, en fonction de leurs spécialités : le centre, les fonctions stratégiques et organiques, les infrastructures vitales, la société et les capteurs opérationnels. Il n’est alors pas invraisemblable d’envisager de constituer un ensemble unique qui regrouperait les structures « de force » dans un ministère aux pouvoirs exorbitants, ce que certains ont cru bon de qualifier de « nouveau MGB », en référence au défunt ministère soviétique de la Sécurité. Pour autant, dans les faits, rien de tel n’a encore vu le jour. Et la réalité est des plus ordinaires : la communauté du renseignement russe continue de se transformer dans le sens du renforcement de l’État voulu par le chef de l’exécutif dont ce MGB serait le prolongement. On peut le déplorer ou s’en féliciter, mais tel n’est pas le propos de notre bref focus, qui écarte a priori l’approche morale.
Quelles missions pour quelle nouvelle structure ?
Considérons froidement ce nouvel organe censé chapeauter l’ensemble des structures « de force » et qui verra le jour si – et seulement si – il sert les intérêts de politique intérieure du Kremlin. Cet organe pourrait avoir des fonctions de police judiciaire, avec des capacités d’investigation contre les mouvements de blanchiment. Ses missions seraient des missions de sécurité intérieure, voire de sûreté et de contre-ingérence ; cela impliquerait des attributions dans le décèlement de lanceurs d’alertes (le Kremlin peut avoir à redouter un Snowden russe), d’agitateurs blogueurs liés à des mouvements contestataires et à tout courant susceptible de perturber le bon déroulement du scrutin présidentiel de 2018, qui doit consacrer le pouvoir de Vladimir Poutine. Les autorités, comme le souligne la Doctrine sur l’information de décembre 2016, ont la volonté de maîtriser les sondages d’ici à 2018.
Mais le paradoxe le moins évoqué de ce nouvel organe, et la raison pour laquelle il ne verra peut-être jamais le jour, est qu’il dresse une forme d’écran supplémentaire chargé de contrôler l’activité des structures « de force ». Le FSB et le SVR se retrouveraient ainsi flanqués d’un organe de contrôle ; officiellement chargé d’optimiser leur fonctionnement et de décloisonner certaines activités, notamment dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, cet organe aurait une nature juridique perçue comme un frein fonctionnel.
La nouvelle structure aurait, pour ses défenseurs, le mérite de centraliser l’ensemble de la lutte contre le terrorisme, y compris pour le parquet, avec la montée en puissance d’un « parquet antiterroriste ». Ce ministère, s’il voit le jour et s’il porte bien le nom de « ministère », appellera une réforme profonde du droit pénal, qui passera par la création d’un code de procédure pénale repensé en fonction de nouvelles menaces extérieures et intérieures. Dans le cas du FSB, l’appui à certaines opérations en termes de coordination ne serait pas anodin : l’activité du FSB est, certes, le contre-espionnage et des actions offensives dans le renseignement ; le service s’occupe aussi de diligenter des opérations contre des parrains de la pègre et contre des « terroristes ». Nombre d’affaires n’aboutissent pas pour au moins deux raisons : d’une part, le degré de corruption toujours important au sein du parquet, point sur lequel Vladimir Poutine a engagé la responsabilité du gouvernement. L’instauration d’un parquet antiterroriste indépendant pourrait relancer cette administration vieillissante et éviter les conflits d’intérêts ; d’autre part, les cloisons étanches entre les administrations et le non partage de l’information conduisent beaucoup de dossiers aux oubliettes. Pour les partisans d’un tel organe de contrôle – dont la présidence –, l’intérêt de celui-ci serait d’avoir la main politique sur tous les services en une seule structure exécutive, ce que ne permet pas le Conseil de sécurité de la Fédération ou ses émanations de la lutte antiterroriste. En effet, malgré des hiérarchies intérieures lourdes, la communauté du renseignement en Russie est l’une des communautés les plus autonomes, avec des capacités d’actions clandestines supérieures à celles de ses concurrents européens, Vladimir Poutine n’ayant pas toujours connaissance des opérations en cours.
La première étape de la réforme a été le changement des hommes, dont Sergueï Narychkine est l’exemple le plus emblématique. Homme de réseau, francophone, il connaît mieux les arcanes de la politique internationale que son prédécesseur, Mikhaïl Fradkov. C’est un pragmatique qui pourrait vouloir totalement refondre le SVR en misant toujours plus sur le cyber et les directions techniques, sans toutefois écarter l’humain, pierre de touche historique, notamment pour la gestion des illégaux dans le monde. Il pourrait aussi vouloir créer des passerelles nouvelles avec les autres services afin d’accélérer les dossiers et la partie judiciaire. Pourtant, dans ces domaines hautement classifiés, nos analyses ne peuvent dépasser la conjecture et la supputation. La création d’un nouveau MGB étant, elle aussi, une supputation, nul n’est en mesure de prétendre connaître les réelles intentions de Vladimir Poutine.