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C) Politique intérieure & société

Mathieu Slama
1 novembre 2017

Vladimir Poutine ou la revanche de Carl Schmitt

Au moment de la révolution iranienne de 1979, le philosophe Michel Foucault avait été entraîné par la vague d’enthousiasme et de ferveur qui envahissait une grande partie de l’Iran, allant même jusqu’à se rendre sur place pour assister de ses propres yeux au changement de régime. Face à l’incrédulité de certains de ses compatriotes inquietés par ce retour, en plein triomphe de la modernité libérale, d’une idéologie théologico-politique à la fois révolutionnaire et ultra-conservatrice, il avait eu cette formule restée célèbre : « Ils n’ont pas le même régime de vérité que le nôtre ». En somme, il n’y a aucune vérité universelle, il y a des modes de vérités qui dépendent du lieu et du contexte historique dans lesquels celles-ci sont exprimées. La vérité de l’Iran n’est pas celle de la Chine, elle n’est pas celle des États-Unis, ni même celle de la Russie. L’Homme n’est pas séparable de la terre qu’il habite.

Loin de nous l’idée de faire de Vladimir Poutine un disciple de Michel Foucault, mais il y a dans cette conception foucaldienne de la politique des points communs avec celle du président russe. Nous allons essayer de comprendre pourquoi.

Partout dans le monde, le modèle universaliste occidental, porté par les libéraux de droite comme de gauche, se trouve contesté. L’esprit du temps est au retour à soi, à la conscience de soi en tant que peuple et en tant que nation. La mondialisation heureuse, qui n’a jamais été qu’un mythe, est en train de s’écrouler sous nos yeux : le protectionniste et isolationniste Trump est élu aux États-Unis, les mouvements dits « populistes », partisans d’une fermeture des frontières, essaiment dans toute l’Europe (y compris en Allemagne) ; le peuple anglais décide de faire sécession de l’Union européenne ; les traités de libre-échange comme le TAFTA sont majoritairement rejetés par les populations ; l’immigration suscite de plus en plus de réticences. Quant à l’Union européenne, nous évoquions à l’instant le Brexit, mais elle fait l’objet d’une remise en question à peu près générale qui met en danger son existence même.

Une ombre plane au-dessus de ces événements, celle de Vladimir Poutine. Non parce que le président de Russie aurait une quelconque influence sur le cours des événements, comme ses contempteurs ne cessent de l’affirmer, mais parce que sa vision du monde est entrée en résonnance avec l’esprit du temps.

Dans son dernier discours devant le club de Valdaï, en octobre 2016, Vladimir Poutine analysait comme suit la situation du monde : « En somme, c’est le concept même de mondialisation qui est en crise aujourd’hui. En Europe, nous entendons des voix qui annoncent l’échec du multiculturalisme. […] Certains pays se sont déclarés vainqueurs de la “guerre froide” et ont décidé de remodeler eux-mêmes l’ordre politique et économique global au profit de leurs seuls intérêts. Plutôt que de promouvoir un dialogue avec tous les acteurs de la scène internationale, ils ont essayé d’imposer leurs propres organisations, leurs propres normes et règles au monde entier. » Et de poursuivre : « Les élites font preuve d’aveuglement face au délitement de leurs sociétés et au déclin des classes moyennes, tout en imposant des normes idéologiques qui, à mon sens, détruisent les identités culturelles et nationales. » Avant de conclure : « La souveraineté est la notion centrale qui doit régir les relations internationales. »

Une qualité caractérise le tempérament politique de Vladimir Poutine : sa constance. Ce discours est similaire à la majorité de ses interventions depuis le début de la crise syrienne en 2011, moment décisif où les rapports entre la Russie et l’Occident se sont considérablement détériorés. Si l’on devait résumer l’ensemble de ces interventions, nous dirions ceci : l’adversaire du président russe est le libéralisme occidental. Élève à la fois de Burke et de Soljénitsyne, Vladimir Poutine persiste, dans ses discours, à souligner le délitement des structures traditionnelles des sociétés occidentales rongées par l’individualisme et le consumérisme. Ce propos, évidemment, n’est pas sans fondement : ayant réduit l’action politique à la simple défense des libertés individuelles, l’Europe se transforme progressivement en espace politique neutre, dépourvu de toute tradition et trajectoire historiques, de tout sentiment communautaire et de toute projection de puissance. « Les pays euro-atlantiques rejettent leurs racines, affirmait le locataire du Kremlin il y a quelques années, dont les valeurs chrétiennes qui constituent la base de la civilisation occidentale. » La question religieuse illustre, en effet, merveilleusement le fossé qui sépare le monde occidental du monde russe. En France, le groupe ultra-féministe Femen ne risque pas grand-chose quand ses membres manifestent à Notre-Dame en vandalisant les lieux. On le sait, les actions similaires des Pussy Riots en Russie ne sont pas aussi bien acceptées, tant par l’opinion publique que par les autorités politiques. En décembre 2016, devant le Conseil consultatif pour l'art et la culture, à Moscou, Vladimir Poutine évoquait la question de la liberté d’expression en mentionnant le journal satirique français Charlie Hebdo : « La question est de savoir si ces caricaturistes avaient besoin d'infliger une insulte aux représentants de l'islam. [...] Les dessinateurs ne voulaient peut-être insulter personne, mais ils l'ont fait », expliquait-il à son auditoire. « Poutine n’est pas Charlie », titrait l’Agence France-Presse (AFP) dans la foulée. Derrière la boutade, il y a un conflit essentiel qui se joue dans ce rapport au religieux et au sacré. On se rappelle qu’en 2013, la Russie avait adopté une loi réprimant toute « action publique manifestant un manque de respect flagrant envers la société et effectuée avec l'intention d'offenser les sentiments religieux des croyants », texte qui avait suscité l’indignation de nombreux dirigeants et médias occidentaux. Et pour cause : les Européens, les Français tout particulièrement, sont devenus incapables de penser le fait religieux autrement que comme un phénomène purement individuel. La controverse française autour du voile islamique en est un exemple frappant : tout signe distinctif témoignant d’une appartenance collective à une religion est perçu comme une atteinte à la liberté individuelle (des femmes, en l’occurrence). La difficulté qu’ont les pays européens à affirmer leurs racines chrétiennes en est un autre exemple.

Omniprésence de « l'autre » versus annihilation de l'altérité ?

Pour Vladimir Poutine, « l'effacement des traditions nationales et des frontières entre les différentes ethnies et cultures » est un danger immense pour le monde. Il s’agit là d’un propos essentiel. Au-delà des ravages provoqués par la mondialisation économique, l'Occident est persuadé que son modèle, la démocratie libérale, est le devenir inéluctable de l'humanité toute entière. Les pays occidentaux ne parviennent plus à penser la différence culturelle. Il suffit pour s’en convaincre de se pencher sur le traitement médiatique réservé à des pays comme l’Iran ou l’Arabie saoudite : tout ce qui a trait à leurs composantes traditionnelles est perçu comme des vestiges barbares d’un ancien temps. A contrario, ces pays sont célébrés à mesure qu’ils s’occidentalisent : groupes de rock, vidéos satiriques sur internet reprenant les codes occidentaux sont autant de signes d’une modernisation vertueuse et nécessaire. Mais cette modernisation est bien souvent synonyme d’occidentalisation, donc de disparition progressive de toute particularité culturelle. L’un des plus grands penseurs du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss, qui fut le premier à s’inquiéter de l’avènement de cette mono-culture de masse occidentale, avait souligné que « les grandes déclarations des droits de l'homme énoncent un idéal trop souvent oublieux du fait que l'homme ne réalise pas sa nature dans une humanité abstraite, mais dans des cultures traditionnelles ». La situation est éminemment paradoxale : les démocraties occidentales ne cessent d'exalter « l'Autre », or ce n'est en réalité que pour annihiler son altérité et l'envisager comme un parfait semblable, c’est-à-dire délesté de tout ce qui constitue sa particularité. À cet égard, le combat que livre le chef de l’État russe est essentiel.

Un autre combat mené par le président de Russie, tout aussi essentiel et intimement lié à celui que nous venons de décrire, est celui de la souveraineté. Voici ce que déclarait Vladimir Poutine en 2014 : « La notion de souveraineté nationale est devenue une valeur relative pour la plupart des pays » ; « les soi-disant vainqueurs de la “guerre froide” avaient décidé de remodeler le monde afin de satisfaire leurs propres besoins et intérêts ». « Si pour certains pays européens, ajoutait-il, la fierté nationale est une notion oubliée et la souveraineté un luxe inabordable, pour la Russie la souveraineté nationale réelle est une condition sine qua non de son existence. » Les exemples récents de cette situation sont innombrables : ingérences catastrophiques au Moyen-Orient (Irak, Libye) ; dépendance des pays européens à l’égard du « grand frère » américain (songeons qu’il aura fallu que les États-Unis fassent le premier pas vers l’Iran pour que la France entame à son tour un dialogue avec les dirigeants iraniens…) ; crise ukrainienne, qui a vu l’Union européenne et les États-Unis faire front commun contre la Russie… À ce titre, le conflit syrien a été un révélateur incroyable de cette opposition idéologique : d’un côté, la vision droit-de-l’hommiste des pays occidentaux favorables à un changement de régime ; de l’autre, la vision de Vladimir Poutine, estimant qu’un pays étranger, quel qu’il soit, n’a pas à décider de ce qui est bon ou mauvais pour un peuple. On pourrait rétorquer au président russe qu’il intervient lui-même en Syrie et pratique donc une sorte d’ingérence. Mais son intervention, rappelle-t-il régulièrement, a été voulue et réclamée par le président syrien.

La crise syrienne est une épreuve de vérité pour Vladimir Poutine. Elle est, d’une certaine manière, le lieu d’un possible renversement de l’ordre international. C’est, nous semble-t-il, à cette aune qu’il faut mesurer la spectaculaire alliance que le président russe a réussi à former, avec l’Iran et la Turquie, deux pays musulmans, l’un à majorité chiite, l’autre à majorité sunnite. À travers cette alliance hétéroclite, il a d’ores et déjà négocié deux choses (nous verrons si cela résiste au temps) : un cessez-le-feu soutenu par la Coalition nationale syrienne (représentants de l’opposition en exil) ainsi que par l'émissaire de l'ONU pour la Syrie ; des négociations pour la paix au Kazakhstan avec la participation de la rébellion syrienne, désormais considérée comme un interlocuteur légitime par les Russes. Ni les États-Unis ni l’Union européenne n’y étaient parvenus en cinq ans. Rien ne dit, à l’heure où nous écrivons ces lignes, que ces initiatives aboutiront. Mais elles sont les premiers signes d’un changement majeur, radical, de l’ordre international tel qu’il existe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Non seulement le monde occidental n’a plus le monopole de la résolution des grandes crises mondiales, mais il se retrouve contesté dans ses principes mêmes. La victoire, aux États-Unis, de Donald Trump, personnage vulgaire mais redoutablement intelligent, qui partage avec Vladimir Poutine la conviction que la mondialisation et l’universalisme sont un danger pour l’humanité, contribue évidemment à cette rupture sans précédent. Rappelons que Donald Trump expliquait durant sa campagne que l’une des erreurs des précédentes administrations américaines avait été de considérer que la démocratie libérale était un modèle exportable. Du Poutine dans le texte…

Cette alliance entre trois pays qui contestent ouvertement, à des degrés divers, le modèle libéral occidental, n’est pas anodine. Ces trois pays se retrouvent dans une vision du monde commune, fondée sur les valeurs traditionnelles et la souveraineté (même si certains considéreront, non sans raison, qu’ils partagent également une vision impériale de la politique extérieure). Ces trois pays sont dirigés par des hommes forts. Ils accordent une place importante au religieux en politique : l’orthodoxie en Russie, l’islam en Iran et en Turquie. Difficile, dans ces circonstances, de ne pas songer aux réflexions du grand juriste allemand Carl Schmitt (1888-1985), auteur d'un des livres de théorie politique les plus décisifs du XXe siècle : La notion de politique (1932 pour sa dernière version). Malgré son impardonnable compromission avec le régime nazi, Carl Schmitt a décrit, peut-être mieux que personne, les impasses du modèle libéral occidental.

Pour lui, le monde libéral méconnaît ce qui est au cœur de l'existence politique : la distinction ami/ennemi, c'est-à-dire la potentialité d'un conflit qui met en jeu l'existence même d'un peuple et d'une communauté. Schmitt voit dans l'individualisme libéral tel qu'il s'est développé en Occident une négation de la politique, car il introduit une « praxis politique de défiance à l'égard de toutes les puissances politiques et tous les régimes imaginables », « une opposition polémique visant les restrictions de la liberté individuelle par l'État ». Et d’en déduire qu'il n'y a pas de politique libérale, seulement une « critique libérale de la politique ». Le système libéral, poursuit-il, exige « que l'individu demeure terminus a quo et terminus ad quem » ; « toute menace envers la liberté individuelle en principe illimitée, envers la propriété privée et la libre concurrence se nomme violence et est de ce fait un mal ». « Le peuple », dans la conception libérale, « sera, d'une part, un public avec ses besoins culturels et, d'autre part, tantôt un ensemble de travailleurs et d'employés, tantôt une masse de consommateurs ». Dans cette conception, « la souveraineté et la puissance publique deviennent propagande et suggestion des foules », c'est-à-dire qu'elles n’ont plus lieu d’être. Avec le libéralisme débute ce que Schmitt appelle « l'ère des neutralisations et des dépolitisations ». Or, pour lui, la politique est avant tout, nous l’avons dit, le lieu du conflit et, surtout, de la décision, celle qui engage le destin d’un peuple dans son ensemble. La théorie libérale telle qu’elle s’est imposée en Occident voit le monde comme un Universum. L’idéologie des droits de l’homme, associée à la mondialisation culturelle et économique, a consacré l’avènement d’un monde de moins en moins divers, de plus en plus standardisé. Parfois animé de bonnes intentions, le monde occidental a engagé un processus destructeur pour les particularités politiques et culturelles. Cependant, la beauté du monde réside dans sa diversité, dans le fait qu’il existe autant de manières d’être-au-monde que de pays. Lévi-Strauss évoquait le « mouvement qui entraîne l'humanité vers une civilisation mondiale, destructrice de ces vieux particularismes auxquels revient l'honneur d'avoir créé les valeurs esthétiques et spirituelles qui donnent son prix à la vie et que nous recueillons précieusement dans les bibliothèques et dans les musées parce que nous nous sentons de moins en moins certains d'être capables d'en produire d'aussi évidentes ».

« Qui dit Humanité veut tromper », prévenait Schmitt. « Le monde politique, ajoutait-il, n'est pas un Universum mais un Pluriversum ». Devenue minoritaire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, cette conception de la politique fait son grand retour dans un monde épuisé par des décennies de mondialisation et de libéralisme. De ce point de vue au moins, il faut se réjouir du déclin de l’influence occidentale et de la montée en puissance de pays aussi divers que la Russie, l’Iran, la Turquie et même la Chine.