Il importe de considérer que tous les migrants économiques autorisés à travailler en Russie, dont le nombre figure sur le graphique, sont loin de représenter tous les étrangers présents sur le marché russe de l’emploi. D’après les experts, le nombre des migrants n’ayant pas de permis (ou, depuis 2010, de licence), autrement dit travaillant entièrement au noir, a été, selon les années, deux ou trois supérieur aux statistiques officielles. Ainsi, à la fin des années 2000, les experts s’accordent sur un nombre annuel (englobant tous les migrants, avec permis de travail ou non) de 4,5 millions (1). Puis les chiffres grimpent jusqu’à 6 millions, pour diminuer ensuite et revenir aujourd’hui à 4-5 millions de personnes.
Les modifications introduites dans la législation ont eu le plus grand impact sur le rapport migrants dotés de permis/migrants sans permis. Le graphique 1 montre ainsi nettement que la libéralisation des lois relatives aux migrations, en 2006, entraîne un accroissement de ceux qui travaillent officiellement, dont le nombre double au moins en 2007-2008. Pour la première fois, le législateur tente de lutter contre les formes illégales de migration économique non pas au moyen de restrictions drastiques, mais, au contraire, en proposant aux migrants une plus grande liberté de mouvement, grâce à une simplification des procédures d’enregistrement et d’emploi, et à la levée des obstacles empêchant la régularisation juridique (2). La seconde cause importante de la baisse du flux migratoire officiel est le contexte économique : le graphique reflète à la fois la crise de 2009-2010 et celle qui commence dans la seconde moitié de 2014 (laquelle s’accompagne d’une importante dévaluation du rouble et coïncide, en outre, avec la réforme de la législation migratoire de 2015 qui augmente considérablement le coût de la venue officielle sur le marché russe de migrants originaires de la CEI).
Des migrants viennent travailler en Russie de plusieurs dizaines de pays du monde. Durant toute la période considérée, la part des principaux pays fournisseurs de main-d’œuvre change considérablement. Pour commencer, on observe, dans les années passées, un bouleversement de la représentation des migrants de la CEI et des pays de « l’étranger lointain » : si, entre 2000 et 2005, les données officielles les placent presque à parts égales (la CEI le cédait même un peu à « l’étranger lointain ») et si, en 2006, la CEI l’emporte légèrement, à compter de 2007, elle est largement dominante. À l’heure actuelle, le pourcentage en provenance de la CEI est de plus de 90 % de tous les migrants économiques en Russie.
La part des principaux pays fournisseurs a également considérablement changé en dix ans. En 2000, la première place revient, pour les migrants officiels, à l’Ukraine (30 %), suivie de la Chine (13 %), de la Turquie, du Vietnam et de la Moldavie. À la fin de 2005, l’Ukraine et la Chine restent en tête, mais l’Ouzbékistan se hisse à la troisième place, suivi de la Turquie et du Tadjikistan. À partir de 2007, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan assurent leur supériorité numérique (3). Au total, la part des trois pays d’Asie centrale (Ouzbékistan, Tadjikistan et Kirghizstan) sur le marché russe du travail passe, si l’on en croit le nombre des permis de travail délivrés, de 6 % en 2000 à 81 % en 2016 (graphique 2).
À en juger par les statistiques des migrants séjournant en Russie « pour embauche » (4), le pourcentage des grands pays fournisseurs se présente comme suit au milieu de l’année 2016 : pays d’Asie centrale – 66 %, dont 11 % pour le seul Kirghizstan ; l’Ukraine, en revanche, ne représente que 9 % (graphique 3). Le nombre total des ressortissants de la CEI venant « pour embauche » oscille, sur l’année, entre 3,8-3,9 millions.
La situation économique de la Russie depuis la fin de 2014 ne pouvait qu’influer sur le comportement et la stratégie des travailleurs étrangers. Il est à noter que les migrants économiques des différents pays n’ont pas réagi de la même façon. Ceux d’Ouzbékistan et du Tadjikistan ont commencé à refuser d’aller travailler en Russie, tandis que ceux des pays de l’UEEA, qui avaient obtenu certains avantages sur le marché du travail, ont augmenté leur présence sur le territoire de la Fédération. Il en ressort que si, pour l’ensemble des citoyens de la CEI, le nombre des travailleurs temporaires s’est réduit de près de 10 % par rapport au « pic » de 2014, dans les autres pays principaux fournisseurs de main-d’œuvre à la Russie, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan, la baisse se situe entre 10-15 % et 30 %. Dans le même temps, le nombre des ressortissants du Kirghizstan a augmenté de plus de 5 % après l’entrée du pays dans l’UEEA.
Les migrants d’Asie centrale occupent en Russie, à de très rares exceptions près, des emplois non qualifiés dans le bâtiment et les services. Ils laissent par là même aux migrants de l’intérieur du pays et à la population locale la possibilité d’avoir des emplois plus qualifiés ou des postes dirigeants. La chose est confirmée par des entretiens effectués avec des entrepreneurs dans les villes où la présence de migrants étrangers est la plus importante.
– Sur dix-sept, quinze, pratiquement, viennent du Kirghizstan. Parce qu’on est persuadé – c’est peut-être un préjugé, mais tout de même – que les Kirghizes sont bons dans le nettoyage. À côté, on a trois Moldaves. C’est à peu près le staff permanent… Pour l’entretien du bâtiment – je veux parler des électriciens, etc. – là, c’est la migration intérieure, en provenance des régions éloignées de la Fédération de Russie (Un entrepreneur de Moscou).
– Chez nous, depuis des lustres, ils sont d’Ouzbékistan. Ça s’est fait comme ça. On en a d’abord eu trente. Puis, ça s’est éclairci. Il en est resté cinq. … De Russie, on a la direction – presque uniquement des Moscovites. Et deux personnes de Riazan. Plus une de Vologda (Un entrepreneur de Moscou).
– Chez nous, c’est Ouzbékistan et Tadjikistan. Trois de chaque. Et la Moldavie pour le personnel de service : femmes de ménage, personnel auxiliaire. Les autres viennent de la région de Moscou ou sont moscovites (Un entrepreneur de Moscou).
Simultanément, les migrants d’Asie centrale qui travaillent longtemps en Russie augmentent souvent leur qualification sur le tas et grimpent peu à peu les échelons. Les employeurs les prisent tout particulièrement.
– Les Tadjiks sont bien habitués, ici. Ils ont acquis une expérience et une qualification. Je veux dire qu’ils passent maintenant à des postes moyennement qualifiés (un entrepreneur d’Ekaterinbourg).
– J’ai aussi un groupe de mécanos, des étrangers, des gars qui ont de la cervelle et qui en remontreraient à n’importe quel Russe. Ces gars-là font partie de nos effectifs permanents. J’ai un contremaître du Tadjikistan, il a fait sa formation là-bas. Il a d’abord été longtemps chef de brigade, ensuite je lui ai obtenu une autorisation de séjour et je l’ai promu contremaître. J’en ai aussi un d’Ouzbékistan, il a fait l’Afghanistan, un type très sérieux, passé par un apprentissage de mécanicien. Depuis quelques années, il est contremaître (un entrepreneur d’Ekaterinbourg).
La crise et les modifications de la législation migratoire (5) ont eu un impact non seulement sur les migrants eux-mêmes, dont beaucoup ont quitté la Russie, mais aussi sur les employeurs russes. Le licenciement d’une partie des employés « en trop » a coïncidé avec le refus des étrangers de travailler pour la même rémunération qu’avant. C’est ainsi que certains employeurs ont commencé à avoir des difficultés à trouver de la main-d’œuvre, surtout qualifiée.
– On en a moins qui viennent d’Asie, beaucoup ont été emportés par la vague. … Si on pense qu’ils gagnaient, avant, quelque chose de l’ordre de trente mille roubles par mois, ils faisaient plein d’économies, ici, ils se serraient la ceinture et pouvaient tranquillement envoyer quinze mille roubles chez eux. Ça faisait tout de même cinq cents dollars ! Tout le monde était content. En plus, on pouvait exiger un autre volume de travail. Seulement, là, le rouble a coulé, financièrement ça devient dur, l’argent coûte cher. Si on considère qu’on a choisi, nous, une voie civilisée, pourquoi ils devraient travailler, eux, rien que pour la civilisation et se consoler à l’idée que tout est conforme à la loi ? Quel sens ça a (un entrepreneur de Moscou) ?
– Un temps, on en avait trop, à présent y en a pas assez (un entrepreneur de Moscou).
– On n’a pas que des Ouzbeks. Mais, c’est vrai, pour n’importe quel boulot non qualifié, ils viennent toujours ici… Quand le dollar et l’euro se sont inversés, on a sacrément trinqué. On s’arrachait les cheveux, on ne savait tout bonnement pas où dénicher des gars. Parce que, oui, on s’est trouvé dans cette situation, on n’y a pas échappé… (un entrepreneur de Saint-Pétersbourg).
– On a moins d’Ouzbeks et de Tadjiks. Mais de leur fait. Je veux dire, ils ont toujours… Ils n’aiment pas trop le russe… Je veux dire, les roubles russes. Ils sont orientés « dollar ». Lorsque le dollar a fait un bond, qu’il a presque triplé, heureusement qu’il y a eu les réfugiés, ceux d’Ukraine, ils nous ont permis de boucler. Parce que la composition de notre personnel a brutalement changé. La situation a fini par se tasser, mais, par rapport, disons, à 2012-2013, on doit se retrouver avec 25 % de moins. J’ajoute qu’on est ouverts et prêts à faire les mêmes conditions qu’avant, chez nous rien n’a changé. On garde les mêmes salaires. Normal, quoi. Le salaire minimum pour le personnel permanent est de vingt-deux mille roubles. Voilà. Ils peuvent tranquillement payer cent roubles par jour pour le foyer – donc, trois mille qui s’envolent chaque mois. Il leur en reste, malgré tout, sans compter qu’on les nourrit, etc. Il n’empêche qu’ils refusent. Ils veulent rentrer chez eux. Je veux dire qu’avant, ils pouvaient, en gros, envoyer à leurs familles trois cent cinquante ou quatre cents dollars, aujourd’hui c’est tout juste cent cinquante (un entrepreneur de Moscou).
– C’est de leur côté, surtout, que ça change, parce qu’ils traduisent en équivalents dollars. Le salaire de trente mille roubles correspondait à mille dollars. Actuellement, c’est quatre cent cinquante. Ils ne sont pas intéressés (un entrepreneur de Moscou).
Nombre d’employeurs ont choisi de remplacer certains travailleurs étrangers par d’autres : à ceux qui avaient besoin qu’on leur fasse des papiers – ce qui coûtait du temps et de l’argent – et qu’on leur paie une licence ont succédé des travailleurs de l’UEEA ou des Ukrainiens bénéficiant d’un asile temporaire et pour lesquels il est donc nettement plus simple et moins onéreux d’avoir un emploi. De ce point de vue, les Kirghizes, d’un côté, les Tadjiks et les Ouzbeks, de l’autre, se sont retrouvés, en Russie, en concurrence sur le marché du travail.
– D’autant qu’aujourd’hui, on préfère les Kirghizes, c’est plus simple pour les papiers. Ces derniers temps, on a vu arriver des ressortissants d’Ukraine. Je veux dire qu’eux aussi, ils ont des papiers, on peut travailler (un entrepreneur d’Ekaterinbourg).
– On n’accepte personne sur licence. On a un assez grand choix, alors on se prend pas la tête… (un entrepreneur de Saint-Pétersbourg).
– Ce qui nous tire d’affaire, c’est qu’on a des Kirghizes, c’est la même zone douanière… On a eu un bonus tellement sympa l’année dernière qu’on n’a pas besoin de ces licences (un entrepreneur de Moscou).
– Là, c’est plus simple, le Kirghizstan est dans l’Union douanière. Je veux dire, c’est comme la Biélorussie, comme l’Arménie. C’est facile de les embaucher, autant que les gens de chez nous. Il y en a plus, oui. Évidemment, c’est plus avantageux de les prendre (un entrepreneur d’Ekaterinbourg).
– Il est plus simple d’embaucher un Kirghize ou un Biélorusse, on évite les problèmes d’amendes et de contrôles (un entrepreneur de Moscou).
– On a, malgré tout, une solution : le Kirghizstan… Les gars sont enregistrés pour un an. Y a pas d’histoires de licence pour eux. Prenez des Kirghizes ! Avec eux, pas de problèmes (un entrepreneur de Moscou).
Il faut noter que le remplacement partiel des travailleurs d’Ouzbékistan et du Tadjikistan par des migrants en provenance des pays de l’UEEA ne peut faire complètement renoncer aux services des premiers, même en admettant que le contexte économique reste compliqué en Russie. En dépit des frais qu’implique, actuellement, l’embauche de ces migrants, la demande demeure, dans une mesure moindre qu’avant. Pour commencer, la population active continue à diminuer à une vitesse considérable en Russie. Ensuite, les employeurs apprécient toujours les économies représentées par l’embauche de ces migrants d’Asie centrale (des salaires inférieurs pour le même volume de travail), ainsi que leur endurance, leur patience, leur caractère interchangeable, le fait qu’ils acceptent des emplois moins codifiés, sans oublier qu’ils ont moins de droits sur le marché du travail, et qu’à la différence des habitants de Russie, ils les font beaucoup moins valoir.
– Les Ouzbeks, les Tadjiks sont prêts à travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Jamais les Géorgiens, les Arméniens, les Biélorusses, les Moldaves ne le feraient. Admettons qu’il nous arrive des wagons. Des sacs de cinquante kilos. Les gens de chez nous sont par terre au bout d’une semaine – rhumatismes, mal au dos. Eux, travailleront nuit et jour. Vraiment ! Nuit et jour. Ils déchargeront réellement ces wagons, ils bosseront. Bien sûr, il faudra que le responsable de l’entrepôt soit là, pour qu’ils ne roupillent pas. Mais ils bosseront. Chez nous, personne ne le ferait (un entrepreneur de Saint-Pétersbourg).
Si l’on considère la situation actuelle en Russie du point de vue des migrants d’Asie centrale, on relève trois stratégies de comportement. La première – celle de la plupart des ressortissants d’Ouzbékistan – est de refuser fermement de s’installer définitivement dans la Fédération de Russie (une partie songe, en outre, à cesser très bientôt de venir, essentiellement en raison de la crise, tandis que d’autres projettent de faire la navette quelque temps encore). La deuxième stratégie envisage autant l’installation que le retour au pays (tout dépendra de l’évolution de la situation économique). La troisième, enfin, consiste à tenter de rester en Russie à tout prix (les partisans de cette solution sont manifestement plus nombreux parmi les Tadjiks que parmi les Ouzbeks). Les ressortissants du Kirghizstan qui, avant, voulaient à toute force obtenir la citoyenneté en Russie et s’installer définitivement, le souhaitent moins aujourd’hui, sans doute parce que leur position sur le marché russe du travail est déjà suffisamment solide.
Ainsi, employeurs comme migrants d’Asie centrale ont toujours intérêt à maintenir le contact. Bien que la Russie soit moins attrayante en tant que pays d’accueil, les migrations économiques en provenance d’Asie centrale ne s’arrêteront pas dans l’avenir immédiat, même si leur volume continue de baisser en raison de la crise économique encore sensible. Il se peut que vienne un moment où ces volumes ne couvriront plus les besoins du marché russe du travail en travailleurs étrangers.
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1. http://www.baromig.ru/arrangements/proshedshie/itogi-ekspertnogo-soveshchaniya-9-aprelya-2010-g.php
2. Migratsia i demografitcheski krizis v Rossii [Migrations et crise démographique en Russie], J. Zaïontchkovskaïa, E. Tiourioukanova (dir.), Maks Press, Moskva, 2010, p. 10.
3. Y. Florinskaya, Labor migration in Russia / Migration in Russia, ed. by Igor Ivanov, RIAC, Spetskniga, Moscow, 2013, pp. 164-177.
4. Cette approche semble aujourd’hui plus juste qu’une estimation basée sur le nombre de permis de travail accordés, dans la mesure où elle inclut également tous les ressortissants de l’UEEA (Biélorussie, Kazakhstan, Arménie et Kirghizstan) qui viennent en Russie « pour embauche » mais qui ont le droit de travailler sans faire la demande d’un permis.
5. Depuis le 1er janvier 2015, les ressortissants des pays de la CEI ont le droit de demander une licence pour travailler non seulement chez une personne physique, comme c’était le cas depuis 2010, mais aussi pour une personne morale. D’un côté, cela leur a simplifié l’accès au marché du travail (en supprimant la procédure complexe et opaque des quotas de permis de travail en vigueur jusqu’alors). D’un autre côté, obtenir un emploi officiel coûte beaucoup plus cher (assurance santé, certificats médicaux, attestation de connaissance de la langue russe et autres), les frais oscillant, selon les régions, entre quatorze mille roubles (Moscou) et cinquante ou soixante mille (territoire du Primorié). Quant à la licence, elle revient mensuellement (elle fonctionne comme une avance sur le paiement de l’impôt sur le revenu) de mille cinq cents à huit mille roubles.