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C) Politique intérieure & société

Sophie Hohmann Sophie Hohmann
1 novembre 2017

L’épidémie de SIDA en Russie

La Fédération de Russie enregistre l’augmentation de nouveaux cas de VIH/SIDA la plus rapide au monde depuis le début des années 2000 (graphique 1). En 2016, un million de cas de VIH/SIDA y étaient officiellement enregistrés, contre 177 000 en 2001. Selon Vadim Pokrovski, le directeur de l’Agence russe de lutte contre le VIH/SIDA, d’ici à 2020, le pays comptera plus de deux millions de personnes infectées. La dernière déclaration du gouvernement russe portant sur la stratégie à adopter en matière de lutte contre le virus d’ici à 2020 semble témoigner d’une réelle inquiétude tant le VIH/SIDA touche des couches entières de la population représentant notamment la force de travail du pays, dans un contexte de crise démographique qui dure.
Bref retour sur l’histoire de l’épidémie de SIDA en Russie

Les premiers cas de VIH en URSS apparaissent en 1987 en Ukraine (dans le port d’Odessa) et en Russie. Les données issues de la surveillance épidémiologique montrent que l’incidence du VIH, après avoir été faible entre 1987 et 1997, a explosé entre 1999 et 2001 avant de retomber les trois années suivantes. Cette baisse a toutefois été très controversée (1)  et semblerait plutôt relever d’un problème d’enregistrement et de dépistage des nouveaux cas. Dès le début de l’infection par VIH en ex-URSS, le principal moyen de transmission est l’usage de drogues injectables (2) (matériel non stérilisé). Jusqu’à très récemment, les prévalences restaient officiellement inférieures à 1 % au niveau fédéral, le seuil des 1 % définissant le début d’une épidémie « généralisée » selon la définition de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). La séroprévalence chez les femmes enceintes, qui est demeurée très faible jusqu’en 2002 (<1 ‰), montrait à l’époque que le virus ne circulait pas encore dans la population générale. Jusqu’à ces dix dernières années environ, l’infection par VIH/SIDA était circonscrite à des groupes à risques associés à l’utilisation de drogues injectables (homosexuels usagers de drogues injectables ; toxicomanes incarcérés ; prostitué(e)s toxicomanes), il n’empêche que les populations passerelles existaient, même si, à l’époque, elles restaient limitées. Aujourd’hui, on mesure les répercussions multiformes et majeures des usages de drogues injectables dans la population générale en raison de comportements associant plusieurs risques (comme l’usage de drogues, d’alcool, des comportements sexuels à risque). Néanmoins, le nombre de cas attribués à une transmission hétérosexuelle ne cessera d’augmenter à partir du début des années 2000. Cette évolution est classique pour les épidémies qui touchent d’abord les toxicomanes ; elle a été observée dans les pays occidentaux, où elle se caractérise par un pic d’incidence très élevé suivi d’une baisse rapide et par une flambée d’assez courte durée (6 à 7 ans). Elle se distingue fortement de celles en cours dans la plupart des pays africains, notamment en Afrique du Sud, où le virus, pourtant apparu à peu près en même temps qu’en Russie, aurait pu circuler de la même manière. Or, les paramètres d’infection sont très différents, voire complètement opposés : la séroprévalence chez les femmes enceintes est de 28 % en Afrique du Sud, où son augmentation a été constante entre 1990 et 2003, passant de 0,7 % à 28 %, alors qu’elle stagnait à 0,1 % en Fédération de Russie ; quelque 11 % des adultes de 15-49 ans sont séropositifs en Afrique du Sud contre 0,3 % en Fédération de Russie, alors que la séroprévalence chez les toxicomanes est quasi inexistante en Afrique du Sud, contre plus de 50 % en Russie durant les années 1990 et 2000.

Transformation des modes de contamination

Au début des années 2000, les usagers de drogues injectables (UDI) constituaient près de 70 % des personnes infectées par le VIH enregistrées en ex-URSS. D’autres facteurs de risque sont réunis tels que les comportements sexuels à risque, auxquels il faut ajouter l’augmentation de la prévalence de la tuberculose, dont les nouvelles formes de résistance sont en grande partie la conséquence d’une détérioration du système de santé publique, de l’absence d’une couverture de la population générale et des migrations. Par ailleurs, la tuberculose est une maladie opportuniste chez les séropositifs, ce qui complique grandement le traitement des personnes infectées par le VIH en Russie et implique aussi des multi-résistances. Les modes de transmission se transforment et la transmission materno-fœtale du VIH se profile comme une nouvelle variable en Fédération de Russie. L’épidémie est active, elle tourne dans la population générale et sa dynamique en est d’autant plus inquiétante que les principaux groupes à risques que sont les UDI ne sont pas inclus majoritairement dans les programmes d’anti-rétroviraux (ARV).

Depuis 2006, le taux de croissance annuel d’apparition de nouveaux cas de VIH en Russie serait d’environ 10 %, et de 12 % pour l’année 2014. Ces cas seraient géographiquement circonscrits dans vingt-deux « sujets » de la Fédération, essentiellement en Sibérie, mais aussi dans l’Oural et la région volgienne, où les connexions avec le narcotrafic et l’usage de drogues injectables, conjuguées à de fortes mobilités de populations et à des comportements sexuels à risques, ont exacerbé les dynamiques d’épidémie.

Sur la page de présentation du site de l’Agence fédérale russe de lutte contre le SIDA (créé en 1995 sous l’égide du ministère russe de la Santé, mais opérationnel en 2005 seulement ; ce centre n’a aucune vocation à mettre en œuvre des politiques de santé), deux principaux types de contamination sont nommés : l’usage de drogues injectables (avec du matériel non stérile) – qui représenterait officiellement 57,3 % des contaminations – et les rapports hétérosexuels (40,3 %), ce qui témoigne de la réalité de passerelles dans la population générale, et donc du développement de l’épidémie (graphique 2). En 2010, selon l’ONUSIDA, la Fédération de Russie aurait vu la prévalence franchir le cap fatidique des 1 % en population générale (chez les 15-49 ans), signifiant qu’un nouveau stade de l’épidémie est atteint (3). Les données officielles, sujettes à caution, étaient à l’époque en deçà de ce seuil (graphique 1), mais indiquaient toutefois une très forte incidence. Fin 2013, la majorité des personnes infectées en Russie étaient des hommes (63,3 %). Néanmoins, il faut souligner que, depuis 2002, la proportion de femmes infectées ne cesse d’augmenter pour atteindre 36,7 % en 2013 (4). De manière générale, la situation a également empiré à partir du tout début des années 2000 pour les femmes et les enfants. Comme nous l’avons mentionné plus haut, les premiers cas de VIH étaient circonscrits à des groupes à risques, en particulier les usagers de drogues injectables, mais pour que le virus ne passe pas dans la population générale par le biais de populations dites « passerelles », il aurait fallu très rapidement s’adresser aux groupes à risques identifiés car les moyens en termes de prévention et de traitements étaient connus au début des années 1990. En France, par exemple, la commercialisation des antirétroviraux (traitements pris en charge par la Sécurité sociale) à partir de 1995 a eu des effets notables sur la mortalité des personnes infectées dès l’année suivante. Or, les autorités russes n’ont pas voulu voir dans ces groupes la future épidémie qui s’impose à présent comme une réalité.
Le retard pris est dorénavant mesurable à la vitesse d’augmentation des taux d’incidence en population générale. La question cardinale du dépistage est appréhendée avec beaucoup plus d’attention depuis quelques années par les autorités russes, même si les tests laissent trop souvent de côté les groupes à risques marginalisés (notamment les toxicomanes, les sans-domicile-fixe, les prostitué(e)s, etc.).

La question clef du dépistage et de l’accès aux antiretroviraux

En 2014, 28 millions de personnes habitant en Russie ont été testées, ce qui représente une hausse sensible par rapport à 2013 (26 millions de tests). Cependant, le nombre de dépistages réalisés auprès des toxicomanes aurait baissé de 2,6 % par rapport à l’année précédente, de même que pour les prisonniers (-4,1 %), les homosexuels (-19,5 %) et les personnes souffrant d’infections sexuellement transmissibles (-2 %), alors que ces groupes sont, précisément, les plus à risques et les plus marginalisés.

Par ailleurs, la couverture régionale en termes de dépistage est très inégale en Russie. Ceci se traduit par des taux d’incidence très éloignés de la réalité de l’infection (graphique 3), et par l’existence de séropositifs non identifiés se surajoutant aux risques de propagation de l’épidémie, notamment dans des régions comme celles de Leningrad, Vladimir, Tver, ainsi que dans la ville de Saint-Pétersbourg (5).
Chez les femmes enceintes, 2,5 millions ont été dépistées en 2001 et les taux d’infections par VIH décelés chez elles auraient augmenté sérieusement entre 1995 et 2001 passant respectivement de 0,2 à 95,9 pour 100 000 femmes enceintes dépistées. En 2014, 5,2 millions de femmes enceintes ont fait l’objet d’un dépistage, près de 30 000 d’entre elles se sont révélées séropositives (nouveaux cas pour 2014) (6). Il s’ensuit une augmentation non négligeable depuis les années 2010 de la part des enfants infectés par transmission materno-fœtale (7) qui nécessitent des traitements antirétroviraux et, chez la femme enceinte, des traitements préventifs comme la zidovudine.

Or, l’accès aux traitements reste un sérieux problème en Russie. Même si la production pharmaceutique a enregistré une croissance de 7 % en 2015, elle est bien loin de pouvoir fournir les traitements nécessaires, qui sont majoritairement importés. Les coûts d’importation des médicaments sont élevés et la situation actuelle n’aide en rien car la valeur du rouble reste faible.

En 2013, 156 858 personnes infectées par le VIH avaient accès aux traitements ARV, soit 30,4 % des personnes se trouvant sous surveillance médicale (ce qui dépend ici encore des groupes à risques). Les spécialistes russes soulignent la nécessité urgente de multiplier au moins par deux l’accès aux ARV pour les personnes diagnostiquées séropositives. Une proportion importante des personnes infectées en 2013 ne connaissaient pas leur séropositivité. De fait, en Russie, selon les estimations de prise en compte des personnes séropositives non diagnostiquées, il y aurait entre 1,1 et 1,4 million de personnes infectées. Pour comparaison, en France, l’Institut de Veille sanitaire (InVS) – renommé en 2016 Santé Publique France – s’inquiète d’un phénomène similaire, mais à un niveau moins important : près de 30 000 personnes seraient séropositives sans le savoir. La question des tests de dépistage et de leur limite pour les groupes à risques moins facilement accessibles que d’autres est problématique et l’arrivée sur le marché français des tests rapides d’orientation diagnostique (TROD) est une étape qui semble apporter de bons résultats. Ces tests se pratiquent très facilement, gratuitement, anonymement et dans des lieux qui captent davantage les groupes à risques marginaux (8).

Les financements passent par différents canaux dans l’histoire de l’épidémie et en particulier par The Global Fund, qui finance une partie des traitements, notamment à travers des réseaux d’ONG. Cependant, la loi russe de 2012 sur les « agents de l’étranger » a considérablement réduit ces possibilités, la plupart des ONG ayant dû quitter le territoire russe. Pour comparaison, The Global Fund avait distribué des ARV à 66 000 patients en 2009, alors que ce chiffre est tombé à 4 300 en 2015. En outre, dans le contexte actuel de crise économique et politique, le gouvernement russe ne semble pas prêt à dégager des fonds adaptés à la lutte contre le VIH. Le budget russe consacré à la lutte contre le VIH/SIDA pour l’année 2017 s’élève à 19,78 milliards de roubles (soit 335,6 millions de dollars), dont 15 milliards de roubles affectés à l’achat de trithérapies (9). Le budget est sensiblement le même qu’en 2016 (21 milliards de roubles). Néanmoins, selon Vadim Pokrovski (10), 100 milliards de roubles par an seraient nécessaires pour mener à bien la lutte et former suffisamment de cadres spécialistes et personnels médicaux dans ce domaine précis. Il est évident que la crise multi-scalaire qui touche la Russie depuis 2014 ne plaide pas en faveur d’une meilleure prise en compte des enjeux liés à l’épidémie de VIH.

Conclusion

L’infection par le VIH est incontestablement un problème de santé publique inquiétant en Russie, qui plus est dans un contexte de fortes migrations de travail depuis les années 2000 (environ 5 millions de travailleurs migrants issus des républiques du Sud de l’ex-URSS sont recensés en 2016). Les migrants n’ont que peu accès au système de soins russe, même lorsqu’ils disposent d’un permis de travail. L’infection par VIH entraîne d’emblée leur expulsion selon la loi russe puisque les traitements sont censés exister pour tous, comme par exemple au Tadjikistan (11). Peu de migrants souscrivent une assurance médicale leur donnant accès à un panier de soins solide. Contrairement au discours politique qui fait des migrants centrasiatiques ceux par qui le VIH «arrive» (12), ces derniers s’infectent la plupart du temps en Russie. Il faut toutefois souligner que les infections se contractent aussi au Tadjikistan, surtout en ce qui concerne les usagers de drogues injectables. L’infection par VIH, lorsqu’elle touche les migrants dans l’espace postsoviétique, reste une maladie disqualifiante.

Finalement, les dynamiques de l’épidémie de SIDA sont bien connues depuis vingt ans. En Fédération de Russie comme dans la plupart des pays d’ex-URSS, les moyens n’ont pas été déployés à temps, ce qui complique considérablement les stratégies et, bien plus, retarde la saturation de l’épidémie. En novembre 2016, la ville d’Ekaterinbourg, dans l’Oural, a enregistré 1,8 % de personnes infectées, et les autorités sanitaires ont dénoncé une réalité beaucoup plus préoccupante encore. En Europe occidentale, les traitements disponibles depuis 1995 ont très vite montré leur efficacité. En Russie, l’influence du legs soviétique sur les mentalités et les modes de fonctionnement explique en grande partie le rapport social à la maladie jugée comme une déviance, ce qui entrave la construction de stratégies pragmatiques et applicables à tous. La Russie accuse un sérieux retard en matière de prise en charge des personnes infectées. Les autorités ont conscience que la situation de déclin démographique dans le pays risque de se conjuguer avec des taux d’incidence et de mortalité importants parmi les jeunes adultes qui représentent aussi la force de travail russe. L’enjeu est donc crucial si la Russie veut tenter de contrer le déclin démographique. La dernière stratégie gouvernementale russe mise en œuvre en 2016 (13) semble s’en préoccuper de manière plus réaliste que précédemment.

***

1. Soulignons ici qu’une baisse de l’incidence du VIH/SIDA fut observée en Fédération de Russie (64 352 cas diagnostiqués en 2002 contre 100 580 en 2001) mais celle-ci semble relever en réalité d’une diminution importante du nombre de cas déclarés parmi les usagers de drogues injectables (-53 %). Cependant, le nombre de cas attribués à une transmission hétérosexuelle a continué d’augmenter régulièrement (+ 31 %). Voir Surveillance du VIH/SIDA en Europe, Rapport du 1er semestre 2003, EuroHIV (Centre européen pour la surveillance épidémiologique du SIDA), n° 69, p. 7.

2. Rappelons ici que la méthadone, traitement de substitution pour les usagers de drogues injectables, est interdite en Russie depuis 1997. Le Tadjikistan, l’Ukraine et l’Azerbaïdjan ont lancé des projets pilotes qui fonctionnent de manière très inégale et qui posent de sérieux problèmes de suivi, notamment au Tadjikistan (observations personnelles). Lorsque la Russie a annexé la Crimée en 2014, elle y a appliqué la même interdiction, ce qui a provoqué des décès que l’on aurait pu éviter.

3. http://www.unaids.org/globalreport/documents/20101123_GlobalReport_Chap2_Fr.pdf

4. http://www.demoscope.ru/weekly/2014/0599/tema04.php

5. http://www.demoscope.ru/weekly/2014/0599/tema06.php

6. « O rodakh ou VITch-infiksirovannykh jenchtchin, Ministerstvo zdravookhranenia Rossiïskoï Federatsii » [Sur les accouchements des femmes atteintes du VIH, ministère fédéral de la Santé], 27 juin 2002, http://www.hiv.russia.ru

7. http://demoscope.ru/weekly/2011/0491/reprod02.php

8. Depuis le 15 septembre 2015, ce test rapide est commercialisé en pharmacie. Néanmoins, le coût de vingt-huit euros peut être rédhibitoire pour certains.

9. Le budget des États-Unis consacré à la lutte contre le VIH est de 23,5 milliards de dollars.

10. http://www.bbc.com/russian/russia/2016/03/160323_hiv_russia_strategy_pokrovsky

11. Les mêmes discours sont toutefois tenus en France lorsque les trithérapies existent officiellement dans le pays d’origine du migrant, quand bien même ce dernier ne pourra se les procurer, une fois de retour chez lui. Ainsi, la maladie n’a plus le statut requalifiant qu’elle avait en France, notamment il y a dix ans ; elle ne peut plus donner un statut social, ni des droits civiques à la personne infectée.

12. De tels discours invoquent le narcotrafic important qui transite par le Tadjikistan via l’Afghanistan. Ils sont fidèles à une rhétorique soviétique accusatoire bien connue visant les mafias centrasiatiques.

13. « Gossoudarstvennaïa strateguia protivodeïstvia rasprostraneniou VITch-infektsii v Rossiïskoï Federatsii na period do 2020 goda i dalneïchtchouïou perspektivou (outverjdena rasporiajeniem Pravitelstva Rossiïskoï Federatsii ot 20 oktiabria 2016 g. n° 2203-r » [Stratégie publique de lutte contre la propagation du VIH en Fédération de Russie sur la période allant jusqu’en 2020 et au-delà (approuvée par l’ordonnance n°2203-r du gouvernement fédéral en date du 20 octobre 2016)].