La chronique d'Arnaud Dubien pour la RTBF :
https://www.rtbf.be/article/l-oeil-de-moscou-quand-la-societe-russe-dessine-son-avenir-11491821
L’étude de la Russie – et, avant elle, de l’Union soviétique – en Occident souffre généralement du même biais idéologique et méthodologique : centrée sur le pouvoir, la néo-kremlinologie – souvent approximative et sensationnaliste – oublie de s’intéresser aux hommes et aux femmes qui font ce pays. En résulte une vision monolithique de la Russie, paradoxalement assez proche de l’image que veulent renvoyer Poutine et son régime.
Or la société russe est à la fois vivante, complexe et divisée. Certes, elle semble avoir de nouveau renoncé à influer sur le pouvoir ; mais ce dernier n’est pas tout-puissant et ne peut faire abstraction de ce que ressent et souhaite la population, que ce soit sur les sujets socio-économiques ou, plus récemment, à propos de la guerre d’Ukraine.
L’étude publiée par Alexeï Tokarev et ses équipes n’en est que plus précieuse. Intitulée "Sociologie de l’image de l’avenir – 2033", il s’agit en quelque sorte d’un autoportrait réalisé sur la base de groupes de discussion dans une vingtaine de régions – du Caucase au Kamtchatka en passant par Nijni-Novgorod, Samara ou Irkoutsk. Qu’en ressort-il ?
Les auteurs du rapport relèvent dans leur conclusion que
"probablement, le seul trait commun chez les répondants est le niveau extrêmement bas de responsabilité pour leur avenir personnel et la volonté de la transférer à l’Etat". La Russie, ce pays de paternalisme triomphant où
"rien ne dépend de moi".
Si cet état d’esprit est naturellement prédominant chez les générations ayant connu l’URSS, c’est également le cas au sein de la jeunesse russe. Contrariée par les sanctions, qui la prive de Netflix et de l’accès à d’autres marques internationales, elle attend tout ou presque de l’Etat, notamment un travail à l’issue des études et un logement gratuit (comme à l’époque soviétique dont leurs parents leur ont vanté les bienfaits).
De façon générale, le rapport au pouvoir est ambivalent. Il est décrit comme lointain, comme un monde à part, détesté mais pas forcément méprisé, où l’on fait de l’argent. Les Russes s’en accommodent et veillent à se tenir à bonne distance de ce
"voisin nocif" sans pour autant vouloir s’en débarrasser.
Le Russe moyen se plaint volontiers de la faible efficacité de l’Etat (système éducatif inadapté, médecine de mauvaise qualité, etc.), mais c’est paradoxalement de lui qu’il attend – et non de la société civile ou des entreprises privées – des changements positifs. Y compris dans le domaine de la lutte contre la corruption, où une certaine forme d’hypocrisie prévaut (
"J’ai donné, je donne et donnerai – que les autres changent !" dit l’un des répondants, un autre ajoutant qu’
"il faut commencer par en haut" - autrement dit, pas par soi).
Dans ce contexte, Poutine est à part : effectivement perçu comme un leader, il est relativement épargné par la critique, seule une partie de la jeunesse estimant – apparemment sans trouver d’autres arguments pour son départ –
"qu’il est en place depuis longtemps".
Dans la Russie rêvée à horizon de 10 ans,
"Moscou est partout". Dénigrée car aspirant ressources, richesses et talents, la capitale est en même temps enviée pour son niveau de vie, son ouverture sur le monde et ses infrastructures.
La fracture territoriale, particulièrement sensible dans un pays aussi vaste que la Russie, est donc un défi majeur.
"Moscou et le désert russe" n’est en effet pas un modèle viable dans la durée.
Si les préoccupations des Russes sont, de façon prévisible, principalement liées à leur qualité de vie au quotidien, les questions de politique étrangère et la grandeur du pays ne sont cependant pas absentes de leurs visions de l’avenir.
La Russie de demain doit être, pour reprendre la formule d’un des répondants,
"un Etat avec une fenêtre ouvrant sur des arbres et de la verdure". Un autre dit :
"Pas de guerre, tous heureux".
Un état d’esprit qui correspond peu ou prou à ce que mesurent régulièrement d’autres instituts de sondage, notamment le Centre Levada, à propos de la guerre d’Ukraine : si les Russes ne souhaitent pas la défaite de leur armée et soutiennent dans l’ensemble les décisions de leur président, ils voudraient majoritairement (54% selon les dernières enquêtes d’opinion) que le conflit cesse (contre 37% qui se prononce, à des degrés divers, pour la poursuite de "l’opération militaire spéciale").
Ils sont, au fond, moins "va-t-en-guerre" que leurs dirigeants actuels. C’est l’une des rares bonnes nouvelles dans un horizon par ailleurs bien bouché.
Photo Sergei Savostyanov, TASS