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D) Régions

Céline Bayou
1 novembre 2017

Kaliningrad : une île, un pont, un bastion

Les opinions exprimées ici par l’auteur sont personnelles et n’engagent pas l’institution qui l’emploie.

Région la plus occidentale de Russie, Kaliningrad peine depuis plus de vingt-cinq ans à trouver sa place, au niveau tant national que régional. L’exclave, entité administrative jeune mais chargée d’une histoire ancienne à la forte portée symbolique, a connu des assignations diverses émanant de Moscou, des pays voisins, de l’Union européenne (UE) et de l’Alliance atlantique (OTAN). Coupée du reste de la Russie, cette île désormais encerclée par des pays membres de l’UE et de l’OTAN a été présentée durant quelques années comme un pont possible entre la Russie et le reste de l’Europe. Aujourd’hui, chacun semble vouloir en faire un bastion, défensif pour certains, agressif pour les autres.

L’ancienne région septentrionale de la Prusse-Orientale, placée sous souveraineté allemande jusqu’en 1945, est revendiquée par l’Union soviétique lors de la conférence de Potsdam, Staline, qui avait bien compris l’intérêt stratégique et économique de ce territoire, souhaitant en faire un trophée symbolisant la victoire de l’URSS sur le nazisme. Détruite à 90 % par la guerre, Königsberg, peu après rebaptisée en l’honneur du président du Præsidium du Soviet suprême de l’URSS Mikhaïl Kalinine, incarne dès lors l’avant-poste du communisme et va être militarisée à outrance, notamment en tant que quartier général de la Flotte de la Baltique. Pour le reste du monde, elle reste terra incognita jusqu’au début des années 1990. Elle passe ensuite par une période de relatif abandon de la part des autorités russes. L’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir en 2000 sonne l’heure du rappel, Moscou reprenant conscience de l’enjeu que pourrait constituer cette exclave russe. D’abord présentée comme un laboratoire des relations alors prometteuses entre l’Union européenne et la Russie, elle va subir la dégradation de ces relations. Actuellement, elle se transforme peu à peu en bastion, lieu d’attention soutenue pour les partenaires d’hier qui, à force de dénoncer l’agressivité de l’Autre, contribuent à faire de la région une ligne de fracture sur le continent européen.

Un confetti au bord de la crise de nerfs ?

Territoire de quinze mille kilomètres-carrés (une superficie à peine supérieure à celle de l’Île-de-France), l’exclave située à plus de mille deux cents kilomètres de Moscou ne pèse pas lourd dans l’économie russe. Peuplée d’environ neuf cent soixante-quinze mille six cents habitants au début de 2016 (1), dont plus de la moitié vivent dans la seule ville de Kaliningrad, elle concentre en modèle réduit la plupart des difficultés économiques rencontrées en Russie. Les indicateurs laissent entrevoir une situation en demi-teintes : en 2016, la région aurait occupé la quarante-troisième place sur l’ensemble des « sujets » de la Fédération, remontant de six places par rapport à 2015 dans ce classement qui mêle efficacité économique, indicateurs budgétaires et sociaux (2). L’évolution du produit régional brut atteste de cette légère amélioration, erratique depuis le début des années 1990 (3). Toutefois, le taux de chômage officiel, qui s’établit à 5,4 % en 2016, dissimule mal un chômage caché particulièrement élevé que personne ne nie. Depuis 2015 en particulier, les revenus réels de la population décroissent, de même que les investissements. La région, isolée et donc très dépendante des activités de commerce extérieur, a fortement subi l’impact des contre-sanctions adoptées par la Russie en août 2014, même si l’agriculture et les industries agro-alimentaires s’y portent mieux qu’avant, confortant Vladimir Poutine dans son pari. De même, le secteur de la construction connaît une embellie, en partie liée à la perspective de la Coupe du monde de football 2018, dont certains matchs doivent se dérouler à Kaliningrad (4). Certes, l’exclave n’accueillera pas les plus gros matchs de la compétition, mais la construction d’un stade de trente-cinq mille places (5) et l’installation d’infrastructures afférentes (offre hôtelière, mise à niveau du réseau routier et de l’aéroport) ne sont pas sans effet sur l’activité économique.

La région de Kaliningrad

Source : Observatoire franco-russe.

La corruption dans l’exclave reste limitée au regard de la taille de la Russie ; elle touche cependant les plus hautes sphères (politiques, milieux d’affaires, secteur de l’ambre, dont la région détient 90 % des réserves mondiales). Par ailleurs, certains avantages de la Zone économique spéciale lancée en 1996 ont été suspendus le 1er avril 2016, le gouverneur ayant estimé que cette ZES coûtait plus qu’elle ne rapportait. Cette mise en cause de la philosophie qui a dominé dans l’exclave depuis des années traduit une volonté de transformer cette économie de transit en un écosystème différent, basé plus sur la production et l’exportation que sur les exemptions fiscales et douanières.

Si la population de l’exclave est à 90 % russe, le fait que ses habitants y aient été pour la plupart appelés après la Seconde Guerre mondiale en provenance de toute l’URSS entrave l’émergence d’une identité kaliningradoise bien définie. On estime en effet que la moitié de la population n’y est pas née. Sociologiquement, elle a un profil très spécifique puisque, jusqu’à aujourd’hui, plus de 30 % des habitants sont des représentants des organes « de force » et leurs familles. De plus, en raison de la situation géographique de l’exclave, nombre de Kaliningradois, très mobiles, regardent autant – voire plus – vers l’ouest de l’Europe que vers la Russie. En 2010, des mobilisations massives ont été constatées autour des problèmes socioéconomiques. Certaines manifestations ont même adopté des slogans à forte connotation anti-poutinienne. En revanche, les mobilisations dans les grandes villes russes en 2011-2012 ont trouvé moins d’écho à Kaliningrad. Entre-temps, le Kremlin, visiblement inquiet des risques de revendications séparatistes, avait décidé de remplacer le gouverneur, Gueorgui Boos, hommes d’affaires moscovite en poste depuis 2005. Nikolaï Tsoukanov, résident local sans base politique à Moscou, était nommé pour rétablir le calme social. Il remportait un succès tout relatif, sa réputation étant vite entachée de soupçons de corruption. Moscou a ensuite voulu reprendre le contrôle direct en nommant, au mois de juillet 2016, Evgueni Zinitchev, ancien officier du FSB (il dirigeait celui de la région depuis 2015) et garde du corps de Vladimir Poutine. Mais, dès octobre 2016, il était remplacé par Anton Alikhanov, jeune économiste issu du ministère de l’Industrie et du commerce, qui, en 2015, avait été nommé vice-Premier ministre de l’exclave en charge de l’agriculture et de l’industrie (6). Ces changements de direction révèlent à la fois les craintes de Moscou à l’égard de ce territoire mal maîtrisé – ou supposé tel – et les difficultés à le gérer à un moment particulièrement sensible – celui où les ressources du Centre se font de plus en plus rares et les contestations concernant la répartition des charges et des revenus de plus en plus sonores (7).

L’époque bénie de l’ouverture

Restée fermée aux étrangers jusqu’en 1992, coupée ensuite de la « Russie continentale » par trois frontières, l’exclave n’aspire qu’à l’ouverture. Partiellement démilitarisée à partir de 1997, elle apparaît au début de la décennie 2000 comme l’archétype d’une armée en haillons, composée d’hommes mal équipés, mal entraînés, irrégulièrement rémunérés et fortement démoralisés. Kaliningrad ne fait plus figure de menace globale. Si la Lituanie voisine exprime parfois des inquiétudes, c’est en raison des risques sociaux. Elle tente dès lors de faire participer l’exclave aux projets de coopération régionale qui n’incluent pas systématiquement la Russie. Peu à peu, Kaliningrad se trouve cernée par des pays membres de l’OTAN (1999 pour la Pologne, 2004 pour la Lituanie), de l’UE (2004), puis de la zone Schengen (2007). L’exclave est un (léger) sujet de préoccupations pour Bruxelles au regard de craintes sécuritaires liées aux frontières.

C’est au début des années 2000 que les projets d’ouverture et de coopération sont les plus nombreux. En novembre 2002, la Russie et l’UE signent un accord portant sur l’instauration de documents de transit simplifiés pour faciliter le franchissement des frontières aux Russes qui souhaitent se déplacer entre l’exclave et la « Russie continentale ». En juillet 2003, la Russie consent une baisse de tarif conséquente sur les liaisons aériennes correspondantes, alignées sur les tarifs ferroviaires. En avril 2004, Moscou et Bruxelles parviennent à un accord d’exemption des droits de douane et de transit pour les marchandises traversant le territoire lituanien. C’est la période durant laquelle le soutien financier de l’UE, via notamment le programme TACIS, est important à destination de l’exclave, essentiellement destiné aux infrastructures douanières. Les politiques communautaires régionales, notamment la Dimension septentrionale, suscitent des partenariats variés (environnement, santé...). Moscou parvient alors à convaincre l’UE de considérer Kaliningrad comme une région-pilote du dialogue russo-européen, où des tests pourraient être effectués avant application à grande échelle sur l’ensemble du territoire russe (Vladimir Poutine a clairement en tête la suppression des visas). Les protagonistes abordent l’exclave comme partie prenante de la région de la Baltique, elle-même vue comme une zone de paix et de prospérité en devenir, dans laquelle l’un des objectifs prioritaires est de contribuer à la résorption des écarts de développement.

Cette dynamique débouche sur une réalisation essentielle : en décembre 2011, le Parlement européen adopte un règlement visant à inclure l’intégralité de la région et certains districts administratifs polonais (8) dans une zone considérée comme frontalière de l’UE (9). Il s’agit, ni plus ni moins, d’assouplir les règles de Schengen puisque, dorénavant, les populations concernées n’auront plus besoin de visa Schengen (soixante euros) mais d’un document de voyage simplifié (vingt-six euros, valable deux ans) pour se rendre de part et d’autre de la frontière, le permis délivré permettant de séjourner sur le territoire considéré jusqu’à trente jours consécutifs (et quatre-vingt-dix jours par périodes de six mois), sans avoir le droit d’y exercer une activité professionnelle. Cet accord élargit celui conclu entre Moscou et Varsovie en 2006, qui couvrait déjà les ressortissants résidant jusqu’à trente kilomètres de chaque côté de la frontière (ceux résidant au-delà ne pouvaient en bénéficier).

Il est intéressant de noter que l’élargissement généralisé des bandes frontières où le règlement de « Petit Trafic frontalier » va désormais être applicable, a été demandé par la Pologne. La Lituanie, de son côté, refuse alors de suivre Varsovie dans cette démarche, jugeant qu’un tel accord reviendrait à transformer la quasi-totalité de son territoire en zone de libre-circulation pour les habitants de l’exclave, ce qui ne lui semble pas compatible avec son appartenance à l’UE et à Schengen. Étendue en certains endroits à cent kilomètres, la zone frontière est considérée, en Pologne, comme répondant à l’ambition de développer une politique d’ouverture constructive vis-à-vis de la Russie. Le gouvernement polonais (PO – Plateforme civique) fait alors partie de ceux qui, en Europe, sont favorables à l’idée de faire de l’exclave le fameux laboratoire des relations Russie-UE. La Pologne y voit évidemment son intérêt : l’accord permettra d’accueillir plus de touristes russes sur le littoral polonais, de dynamiser le commerce et d’attirer des investissements polonais dans l’exclave.

Touchant une zone peuplée de 2,8 millions de personnes – dont 1,9 million de Polonais –, l’accord va en effet favoriser l’ouverture de centres commerciaux du côté polonais, tandis que les Polonais vont profiter, côté russe, des prix bas des carburants, de l’alcool et des cigarettes. Entre 2012 et 2015, plus de deux cent quatre-vingt mille ressortissants de l’exclave iront en Pologne acquérir principalement des produits agroalimentaires et des médicaments, pour un montant total de 65 millions d’euros. Même si ces échanges s’accompagnent d’une croissance exponentielle des trafics et de la contrebande, on estime a posteriori qu’ils ont aidé au développement économique des zones concernées, de part et d’autre de la frontière. L’accord contribue aussi à la croissance du tourisme des deux côtés (10).

Quand les frontières se referment

Bien que tous reconnaissent son succès, l’accord de Petit Trafic frontalier est suspendu, le 3 août 2016, par le gouvernement (PiS – Droit et Justice) polonais. Les exigences de sécurité liées à la tenue du sommet de l’OTAN à Varsovie (8-9 juillet 2016), puis à celle des Journées mondiales de la jeunesse (JMJ) à Cracovie (18-31 juillet 2016) sont invoquées pour justifier cette décision. Mais, à l’issue de ces événements, l’accord similaire conclu avec l’Ukraine est rétabli. Pas celui conclu avec Kaliningrad. Les présidents des voïvodies polonaises concernées ont beau protester, rien n’y fait. Le ministre polonais de l’Intérieur, Mariusz Błaszczak, estime que la détérioration générale du contexte sécuritaire de la région – depuis la militarisation de l’exclave jusqu’à la nomination d’un gouverneur issu du FSB, en passant par les déclarations russes jugées agressives à la suite du sommet de l’OTAN – suffit à expliquer la prolongation de cette suspension.

Désormais, les frontières avec l’exclave sont très contrôlées. La Pologne a même relancé le projet de creuser un canal lui assurant un accès direct à la lagune de la Vistule pour ne plus dépendre du détroit de Baltiïsk, situé dans les eaux russes, et libérer ainsi le potentiel du port d’Elbląg (11). Dès 2015, la Pologne avait annoncé son intention de construire des tours de guet le long de sa frontière avec la région de Kaliningrad, assurant que cette décision était moins liée à l’attitude de la Russie à l’égard de l’Ukraine qu’à la crise des migrants en Europe (12). Financé à 75 % par le Fonds européen pour les frontières extérieures (FFE), ce projet consiste en six tours de cinquante mètres de haut disséminées le long des deux cents kilomètres de frontière avec l’exclave et équipées de matériel de surveillance. La Lituanie, elle aussi, prévoit de protéger sa frontière avec Kaliningrad : en janvier 2017, elle décrétait l’installation d’une clôture de deux mètres de haut, le long des cent trente kilomètres d’une frontière jusqu’à présent tout juste marquée par des bornes et une bande de contrôle. Là encore, le coût des installations (en particulier du matériel de surveillance) sera partiellement supporté par l’UE. Si, en rendant publique cette décision, les autorités ont surtout invoqué les risques liés à la crise des migrants et la nécessité de mettre fin au trafic de tabac et d’ambre (13), le ministre lituanien de l’Intérieur, Eimutis Misiūnas, déclarait toutefois que la raison en était également géopolitique : il était temps de renforcer cette frontière extérieure de l’UE. Certes, la clôture n’arrêterait pas des chars mais elle avait avant tout pour objectif d’empêcher les provocations à la frontière. Les Lituaniens estiment en outre que, si la Russie voulait trouver un prétexte pour lancer une invasion, les questions de transit pourraient être facilement instrumentalisées.

Un bastion, à nouveau

Les acteurs de la région n’ont pas attendu la dégradation des relations russo-ukrainiennes pour envisager Kaliningrad comme un potentiel cheval de Troie de la Russie dans l’UE (14). En 2013, le Livre blanc sur la sécurité nationale présenté par la Pologne évoquait l’exclave comme la zone la plus militarisée d’Europe, justifiant une attention particulière, notamment en matière de développement des systèmes de missiles. Moscou a en effet bâti à partir de Kaliningrad un système complet et moderne de défense aérienne (Anti-Access and Area Denial – A2/AD) en déployant des missiles sol-air de dernière génération S-400. Elle a aussi étoffé son armée (terre, air, mer). Selon les périodes (et les exercices en cours), le nombre de soldats présents sur place oscille entre quinze et vingt-cinq mille. En outre, la Russie multiplie, surtout depuis 2013, les incursions en mer au-delà de ses eaux territoriales, dans le ciel en multipliant les tangentes d’avions sans plan de vol ni transpondeur, voire sur terre avec plusieurs incidents constatés aux frontières dans la région baltique (même si aucun accrochage n’est à déplorer le long des frontières avec l’exclave) (15). Les États voisins estiment que la Russie joue dans la région la carte de l’intimidation, les poussant au réarmement et aux demandes de réassurances. Certains craignent aussi une guerre hybride dans la zone, d’autres estiment qu’elle a déjà commencé (16).

Deux sujets, en particulier, suscitent des inquiétudes : le déploiement de missiles Iskander dans l’exclave et la vulnérabilité de la trouée de Suwałki. En effet, la remilitarisation de Kaliningrad ne se traduit pas tant, finalement, par l’augmentation notable des troupes ou par la mise à niveau de leurs équipements que par le déploiement d’un véritable arsenal de missiles : outre les missiles antiaériens Triumph S-400 (d’un rayon de quatre cents kilomètres) et les missiles antinavires Onyx P-800 (cinq cents kilomètres), a été évoquée à plusieurs reprises depuis quelques années l’installation provisoire, liée à des exercices, de missiles tactiques sol-sol Iskander (rayon de cinq cents kilomètres). Susceptibles d’être équipés d’explosifs conventionnels mais aussi de têtes nucléaires, ils sont un symbole, évidemment utilisé à des fins de dissuasion stratégique. Or, des missiles Iskander ont été déployés à Kaliningrad en octobre 2016 de façon suffisamment habile pour que cette action soit détectée sans que la Russie ait à l’annoncer. Contrairement aux épisodes précédents, il ne s’agit pas là d’un déploiement provisoire lié à un exercice, et tous s’interrogent sur la durée de leur présence. Autre point de focalisation, la trouée de Suwałki désigne cette bande de terre plate d’une centaine de kilomètres, essentiellement constituée de forêts et de lacs (17), qui relie, le long de la frontière polono-lituanienne, la Biélorussie et Kaliningrad. Si la Russie venait à déclencher une attaque rapide, elle pourrait facilement couper les États baltes de leurs alliés de l’OTAN. Le dispositif A2/AD préalablement installé dans l’exclave interdirait alors toute réponse conventionnelle, aérienne ou maritime, de la part des Alliés, sauf à prendre le risque d’une escalade. Dans ce contexte, l’annonce du scénario de l’exercice automnal Zapad 2017 a d’autant plus inquiété les voisins : ces manœuvres annuelles menées dans la région par la Russie, parfois avec son allié biélorusse, se basent cette année sur un déploiement à Kaliningrad et en Biélorussie, mobilisant plus de treize mille hommes et plus de quatre mille unités de matériel.

Pour les autorités polonaises et lituaniennes, la remilitarisation de l’exclave est de nature à déstabiliser le système européen instauré à l’issue de la « guerre froide » et justifie le renforcement du flanc Est de l’Alliance. Mais celle-ci s’est engagée auprès de la Russie, en 1997, à ne pas installer de bases permanentes dans la région – ce que réclame aujourd’hui la présidente lituanienne, tout en reconnaissant que cela ne permettrait pas de contrer les effectifs de l’armée russe. Les mesures de réassurance consenties par l’OTAN dans les États baltes et en Pologne depuis l’annexion de la Crimée, concrétisées notamment en 2017 par le déploiement de la Présence avancée renforcée (eFP), sont une réponse partielle aux demandes instantes de ces pays.

Même basées sur une présence rotationnelle, ces mesures provoquent la réaction de la Russie, qui y voit une rupture de l’accord de 1997 et une menace pour sa propre sécurité. Depuis les élargissements de l’OTAN et les projets, lancés en 2008, de déploiement de systèmes antimissiles américains dans la région, la Russie s’estime agressée et menacée. Dès lors, la remilitarisation de Kaliningrad – en particulier le déploiement des missiles Iskander – serait une réponse défensive. En 2015, la nouvelle doctrine navale russe a très symboliquement été présentée dans l’exclave (et non en Crimée comme on aurait pu s’y attendre). Quelques mois auparavant, le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, avait appelé à un renforcement, qualifié de prioritaire, de la Flotte de la Baltique – appel qu’il avait justifié par l’attitude de l’OTAN, jugée néfaste à la stabilité régionale. De ce point de vue, l’exclave et la région de Leningrad sont perçues par Moscou comme situées sur la ligne de front (18).

Point de cristallisation de ces nouvelles tensions entre Russie et Ouest (19), Kaliningrad est désormais instrumentalisée de part et d’autre, au risque de créer d’autres menaces : loin d’être prospère, l’économie de l’exclave trouvait une soupape dans la relative ouverture des frontières. Personne n’a rien à gagner à la fermeture actuelle, ni Kaliningrad ni les pays voisins, qui pourraient voir revenir le spectre de troubles socioéconomiques. L’actuelle transformation de l’exclave en bastion et le renoncement à son rôle de pont entre Russie et Europe résulte, certes, de la perception croisée de menaces réciproques. Mais elle en crée aussi de nouvelles.

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1. Pravitelstvo kaliningradskoï oblasti (https://gov39.ru).

2. RBK, 30 mai 2017 (www.kaliningrad.rbc.ru).

3. Roskomstat.

4. Voir Lukas Aubin, « Quelle préparation pour la Coupe du monde de football 2018 ? », in Arnaud Dubien (dir.), Regards de l’Observatoire franco-russe 2016, Observatoire franco-russe, éditions L’Inventaire, Moscou/Paris, 2016, pp. 374-384.

5. Il devait initialement en accueillir quarante-cinq mille.

6. Kaliningrad Oblast 2016 – The Society, Economy and Army (collectif), OSW (Centre for Eastern Studies), Varsovie, December 2016.

7. 40 % seulement des impôts collectés localement vont au budget local, le reste revenant au budget fédéral.

8. Une partie des voïvodies de Poméranie (dont les villes de Gdynia, Sopot et Gdaņsk) et de Warmie-Mazurie (dont les villes d’Elbląg et d’Olsztyn).

9. « Petit Trafic frontalier aux frontières terrestres extérieures », Règlement (UE) n° 1342/2011 du Parlement européen et du Conseil du 13 décembre 2011 modifiant le règlement (CE) n° 1931/2006 aux fins d’inclure la région de Kaliningrad et certains districts administratifs polonais dans la zone à considérer comme frontalière, http://www.europeanmigrationlaw.eu/fr/immigration/231-reglement-ue-n-13422011-modifiant-le-reglement-19312006-et-considerant-kaliningrad-comme-zone-frontaliere.html

10. On estime qu’en 2015, plus de la moitié des touristes étrangers venus à Gdaņsk étaient des Russes de Kaliningrad.

11. La lagune est en effet divisée entre les deux pays et son entrée est bloquée par la Russie depuis 2006. Mais les pays avaient, à un moment, envisagé de signer un accord en vue de la désenclaver.

12. Andrew Rettman, “Watchtowers on Poland-Russia border ‘not linked’ to Ukraine conflict”, EUObserver.com, April 7, 2015.

13. Il est toutefois à noter que le trafic d’ambre entre Kaliningrad d’un côté et la Lituanie ou la Pologne de l’autre profite avant tout à ces dernières.

14. Frank Tetart, « Kaliningrad : une “île” russe au sein de l’Union européenne élargie », Hérodote, n° 118, 2005/3 et Frank Tétart, Géopolitique de Kaliningrad – une « île » russe au sein de l’Union européenne élargie, PUPS, Paris, 2007.

15. Céline Bayou, « Sécurité. Avis de tempête sur la Baltique », P@ges Europe, 15 juillet 2015, La Documentation française © DILA, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/d000792-securite.-avis-de-tempete-sur-la-baltique-par-celine-bayou/article

16. Céline Bayou, « Les États baltes face à la Russie », Politique internationale, n° 155, Printemps 2017, pp. 163-175.

17. Et donc peu défendable, aucun obstacle naturel ne pouvant y faire barrage à des divisions de blindés.

18. Konrad Muzyka, Sean O’Connor, Ben Nimmo, “Kaliningrad : Rhetoric and Reality”, Riga Conference, November 13, 2015, https://www.rigaconference.lv/2015/rc-views/21/kaliningrad-rhetoric-and-reality

19. Sergey Sikhankin, “Kaliningad : From boomtown to battle-station”, European Council on Foreign Relations, www.ecfr.eu, March 27, 2017.