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A) Politique intérieure & société

1 décembre 2021

La presse écrite entre censure et angles morts

Régulièrement épinglée pour son rang médiocre dans le classement de la liberté de la presse (149e place en 2020), la Russie connaît une situation paradoxale. Le public russophone n’a jamais eu aussi facilement accès à des enquêtes sur l’enrichissement illicite de hauts responsables politiques, les méthodes des services de sécurité russes ou les scandales environnementaux. Depuis la décennie 2010, les médias critiques à l’égard du gouvernement ou d’orientation libérale se sont multipliés sur internet. Si les uns se spécialisent dans l’actualité économique (The Bell, VTimes) ou dans le journalisme d’investigation (The Insider, Vazhnye istorii, Open media, Proekt), d’autres optent pour un contenu plus généraliste (Meduza, MBKh). Des sites comme OVD-Info ou Mediazona assurent, quant à eux, un monitoring de la répression dans le pays. Accessibles pour la plupart gratuitement en ligne, certains s’appuient sur des ressources à l’extérieur du pays : MBKh et Open media appartiennent à Mikhaïl Khodorkovski, l’ex-patron de Ioukos exilé à Londres. Meduza et The Insider ont élu domicile à Riga pour échapper aux procédures judiciaires hostiles. En général, leur modèle économique combine revenus publicitaires et contributions volontaires des lecteurs, mais la plupart préfèrent rester discrets sur la liste de leurs principaux donateurs (1).

Cet écosystème en ligne est entré dans le collimateur des autorités au printemps 2021. Le domicile du fondateur de Vazhnye istorii a subi une perquisition ; le rédacteur en chef de Mediazona a écopé de vingt-cinq jours de prison pour « organisation de protestations de masse ». Les sites Meduza et VTimes ont été classés comme agents de l’étranger, un label jusqu’alors réservé aux médias financés par le gouvernement américain (La Voix de l’Amérique et les onze médias du groupe Radio Liberté) en réponse au classement de la chaîne RT comme « agent de l’étranger » par les États-Unis en décembre 2017. Cette décision ayant provoqué la fuite des annonceurs, VTimes a cessé son activité au début du mois de juin 2021. Meduza s’est maintenu à flot grâce à un appel aux dons, mais s’inquiète des risques de poursuites pénales à l’encontre de ses correspondants. La loi russe permet depuis peu de classer des journalistes comme agents de l’étranger à titre individuel.

Ce serrage de vis fait suite aux manifestations organisées en janvier 2021 à l’appel d’Alexeï Navalny, à son retour de Berlin où il se remettait d’une tentative d’empoisonnement. Le soutien des chancelleries occidentales à l’opposant a intensifié la rhétorique du Kremlin sur une déstabilisation du pays de l’extérieur. Il lui a également donné l’occasion de répondre à des mesures hostiles récentes, notamment l’interdiction de diffusion de cinq à sept chaînes du réseau russe RT en Lituanie et en Lettonie en juillet 2020. Auparavant, l’Estonie voisine avait, dès décembre 2019, provoqué la fermeture de la rédaction locale de Sputnik, du groupe public Rossia Segodnia, en menaçant ses salariés de procédures pénales.

La conjoncture actuelle s’apparente au durcissement qui a suivi la contestation des élections législatives de 2011. Elle en constitue même le prolongement. Les autorités visent aujourd’hui une galaxie médiatique créée par des journalistes démissionnaires ou renvoyés de publications mises au pas durant la décennie 2010 (2). Ainsi, Meduza a été fondé par d’anciens journalistes du site d’information Lenta.ru, qui ont suivi à Riga leur rédactrice en chef, Galina Timtchenko, licenciée en 2014 sur fond de conflit en Ukraine. MBKh est dirigé par Veronika Koustylo, ex-rédactrice en chef adjointe de Kommersant, qui devait quitter le journal, comme plusieurs autres responsables, après que le propriétaire du périodique, le milliardaire Alicher Ousmanov, a jugé trop favorable la couverture des manifestations de 2011. En 2016, suite aux révélations des Panama Papers (impliquant des proches de Vladimir Poutine), la direction de RBK se sépare, notamment, d’Elizaveta Ossetinskaïa qui fondera The Bell. Son collègue, Roman Badinine, lance l’année suivante le site Proekt, qui s’illustre par ses enquêtes sur la société de services militaires privés Wagner ou l’enrichissement du cercle de proches du président de la Fédération (3). VTimes héberge, quant à lui, d’anciens rédacteurs de Vedomosti, qui s’étaient opposés à la nomination d’un rédacteur en chef jugé favorable au Kremlin. Ce changement de cap suivait l’adoption en 2015 d’une loi limitant la part des capitaux étrangers dans les médias russes, ayant conduit au départ de Dow Jones and Company (Financial Times) et du Wall Street journal.

Trois pôles pour une presse qui a du mal à exister

La presse écrite quotidienne russe, en ligne ou papier, s’organise désormais autour de trois pôles : le premier est constitué des journaux de référence dont la tradition libérale s’est édulcorée (sans pour autant qu’ils puissent être assimilés, aujourd’hui, à des organes de propagande). La purge du service politique de Kommersant en 2019 ‒ suite à un article qui aurait irrité la présidente du Conseil de la Fédération – a déporté le journal sur les relations internationales, qui demeurent un de ses points forts. Revenu à son cœur de cible, le journal économique Vedomosti s’adresse aujourd’hui principalement aux investisseurs.

Le second pôle est constitué de la presse en ligne d’opposition, aujourd’hui sous la pression des autorités. Dans une situation structurellement fragile vis-à-vis du pouvoir, celle-ci est directement concernée par la question des libertés publiques en Russie. Elle consacre, du même coup, une grande partie de ses colonnes à documenter les poursuites judiciaires contre des opposants ou des personnages politiques en disgrâce.

Reste l’ensemble des médias loyaux envers le gouvernement, de l’officiel Rossïskaïa gazeta (focalisé sur l’actualité législative) aux journaux grand public comme la Komsomolskaïa pravda, Moskovski komsomolets ou les Izvestia (où les questions internationales occupent une place singulière). Dans le cas des Izvestia, le plus populaire, la formule alterne faits divers (incendies, meurtres, accidents de la route) et articles déclinant le thème de l’hostilité occidentale à l’égard de la Russie.

Ces trois pôles comportent un même angle mort : la société russe dans sa diversité sociale et régionale. Dans ce contexte, Novaïa gazeta constitue une heureuse exception. Ce média d’opposition perpétue une tradition de reportages forgée sur le terrain tchétchène. Pour ne donner qu’un exemple de son regard singulier, citons un important projet multimédia consacré au problème des canalisations en Russie (30 millions de citoyens n’ayant pas accès au tout-à-l’égout dans le pays) : plongée photographique au cœur de la Russie populaire vue à travers ses cabanes d’aisance, infographies, enquête fouillée sur les conséquences économiques, sanitaires et écologiques du problème (4). Ailleurs, la société russe demeure souvent invisible, surtout le monde du travail, en raison de la faiblesse des syndicats dans le pays.

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1. Voir notamment l’interview accordée à Forbes par les fondateurs, dont Galina Timtchenko, de Meduza, 15 septembre 2014.

2. Françoise Daucé, « Épreuves professionnelles et engagement collectif dans la presse en ligne à Moscou (2012-2019) », Le Mouvement social, n° 268, 2019.

3. Notamment les « masques de fer », enquête en quatre parties, https://maski-proekt.media/tainaya-semya-zolotova/

4. Anna Artemeva, Arnold Khatchatourov, « Comment à l’époque digitale les gens vivent sans tout-à-l’égout en Russie », (date non précisée), https://sortiry.novayagazeta.ru/37/