A) Politique intérieure & société
Mikhaïl Tchernych
17 décembre 2021
La classe moyenne russe : une observation sociologique
Dans la société russe contemporaine, le débat sur l’existence d’une classe moyenne est animé et, dès lors que l’on admet son existence, se pose la question de ses limites et caractéristiques. La discussion est rendue plus complexe par l’absence d’une définition commune aux sociologues et aux économistes. Le présent article examine deux définitions de la classe moyenne. L’une, opérationnelle, activement utilisée à des fins pratiques, est basée sur des indicateurs de revenu. L’autre, académique, se fonde sur une perception de la classe moyenne en tant que groupe social indépendant, présentant un certain nombre de caractéristiques sociales communes. Les chercheurs indiquent qu’en Russie, dans la période postsoviétique, s’est formée une classe moyenne de consommateurs significative, englobant environ un tiers de la population. Les capacités de ce groupe et ses limites sont déterminées par l’état actuel de l’économie, et surtout, par le niveau des exportations de matières premières, dont le revenu est redistribué dans la société. La classe moyenne, comprise comme un groupe social indépendant, identifiée selon des facteurs tels que le niveau d’études, la qualification professionnelle, la participation à la gouvernance, est nettement moins nombreuse que la classe de consommateurs. Sa part est égale à environ un cinquième de la population, ses limites sont assez stables et définies par la productivité du travail, le niveau de développement d’une économie à forte redistribution et celui du secteur social, à savoir l’éducation et la santé.
La quasi-classe moyenne de la structure sociale soviétique
Dans la sociologie moderne, la classe moyenne apparaît comme un élément majeur de la structure sociale, en raison de son impact sur l’économie, la vie politique et la société. Des études montrent que le phénomène « classe moyenne » est né avant que la société russe n’effectue sa transition vers l’économie de marché. En particulier, l’étude internationale « Classes et conscience de classe », initiée en Russie en 1990, démontre que dans la société soviétique, un groupe social présentant des caractéristiques clefs de la classe moyenne est déjà présent (1). Il s’agit de spécialistes ayant fait des études supérieures, employés dans des entreprises liées à la défense, de cadres de différents niveaux, de travailleurs qualifiés, qu’O. Chkaratan décrit comme un groupe intermédiaire de « travailleurs-intellectuels », doté non seulement d’un niveau d’instruction élevé, mais aussi de revenus appropriés (2). Dans les ouvrages de sociologie, la classe moyenne soviétique se complète souvent du préfixe « quasi », signifiant qu’il est impossible de définir ce groupe comme une classe moyenne à proprement parler, pour deux raisons. D’une part, la grande majorité des spécialistes et des travailleurs qualifiés de la société soviétique sont employés par l’État, ils s’inscrivent dans les hiérarchies, managériales ou autres, d’une économie planifiée et centralisée. En règle générale, dans le système soviétique, ils sont embauchés sans la médiation du marché du travail. Dans le même temps, le marché du travail est une réalité au sein des entreprises elles-mêmes, où les travailleurs se disputent promotions, salaires plus élevés ou possibilité de monter dans la hiérarchie du Parti.
D’autre part, la société soviétique, bien que se rapprochant du niveau de consommation des pays développés, progresse lentement, comme à demi, avec de nombreuses réserves liées à l’idéologie égalitaire. Dès le milieu des années 1970, l’État déclare que « l’élévation du niveau de vie des travailleurs » est l’un des objectifs, mais, simultanément, un autre objectif est fixé, celui de l’effacement des différences sociales, la formation d’une société homogène (3). Il s’ensuit que, dans le contexte d’une augmentation du niveau de vie, tout renforcement des différences sociales, toute inégalité éventuelle sont considérés par l’État comme inacceptables. Les tentatives de s’éloigner de la tendance générale, d’offrir à un groupe ou à des individus un niveau de vie plus élevé sont donc réprimées, souvent en violation de la législation en vigueur. Ainsi, les travailleurs qui réussissent à augmenter la production pendant une période de tension, ou qui font des heures supplémentaires, sont systématiquement privés de la prime légale, sous prétexte qu’une telle augmentation de salaire n’est pas couverte par les dotations des fonds salariaux.
Néanmoins, malgré les restrictions strictes sur le niveau des revenus, les inégalités dans la société soviétique ont tendance à augmenter. Un facteur de cette inégalité tel que l’existence d’une nomenklatura, jouissant de plus de biens et de denrées que les citoyens ordinaires, a été maintes fois évoqué (4). D’autres inégalités ont suscité moins de débats, notamment les grilles de salaires appliquées à l’échelle d’une région ou les privilèges accordés pour des entreprises ayant besoin de travailleurs qualifiés. Les coefficients dits « nordiques » permettent à ceux qui acceptent de travailler dans les régions circumpolaires ou polaires de toucher des salaires trois ou quatre fois plus élevés qu’en Russie centrale ou dans une autre région non septentrionale. Le niveau de rémunération sur les chantiers de construction dits « de choc » est parfois de plusieurs fois supérieur à celle du travail dans des conditions normales. En cas de pénurie alimentaire, surtout de fruits et de légumes, la « rente » foncière est également capitalisée par les propriétaires d’exploitations familiales privées, en particulier les exploitations situées dans des zones climatiques économiquement avantageuses. Un facteur tel que la corruption généralisée et, plus encore, la corruption des employés du commerce et de la restauration, domaines où la spéculation sur le déficit des produits de base est réellement devenue un phénomène de masse, joue également un rôle.
L’épargne fiduciaire dont disposent les citoyens est limitée par une surveillance stricte de la consommation par l’État : toute acquisition importante non justifiée par des revenus légaux peut déclencher des contrôles sévères. Néanmoins, à la fin des années 1970, on relève l’existence d’un groupe social jouissant d’une certaine prospérité et de revenus assez élevés. Trois caractéristiques permettent de le distinguer du reste de la population : un emploi à des postes exigeant une main-d’œuvre qualifiée, un logement individuel en ville, une maison d’été (datcha) ou un terrain en dehors de la ville, enfin une voiture. A. Levinson (5) identifie les deux dernières caractéristiques – la datcha et la voiture –comme les particularités russes d’une classe moyenne. Posséder une maison de campagne (ou louer une datcha) et disposer d’un moyen de transport individuel était déjà, avant la révolution, le signe d’une vie prospère. Au total, cette quasi-classe moyenne représente 25 % de la société soviétique.
La classe moyenne et la transition vers l’économie de marché
Les études montrent que la société russe, comme celles d’autres pays nouvellement formés après l’effondrement de l’URSS, aborde le passage d’un système planifié et d’une vie politique contrôlée à une économie de marché et des institutions démocratiques, avec un nombre important de travailleurs qualifiés, susceptibles de former le noyau d’une classe moyenne (6).
Toutefois, les circonstances dans lesquelles s’effectue la transition sont telles qu’elles ne facilitent guère l’apparition rapide d’une classe moyenne, au sens où l’entendent les sociétés développées. La « thérapie de choc » conduit à l’arrêt de fait, voire à la fermeture de nombreuses entreprises publiques, notamment de celles impliquant des segments instruits de la population : entreprises des industries de défense, de l’industrie lourde, de l’industrie légère, des services. La chute de la production atteint 40 % au milieu des années 1990, et 80 % de la population ne parviennent plus à joindre les deux bouts (7). Selon la méthodologie proposée par Erik Wright, la part de la classe moyenne est, à la fin des années 1990, même dans une ville aussi prospère que Moscou, de seulement 5-6 %. Le bien-être matériel est assuré, pendant cette période, par des formes d’emploi atypiques, entre autres celui de « vendeur-intermédiaire individuel ». Les marchandises proviennent principalement de « shop tours » : des Russes achètent à l’étranger des marchandises bon marché qu’ils revendent ensuite en Russie. Les chiffres varient, mais on estime en moyenne que 5 à 6 millions de personnes réussissent, de cette manière, à préserver leur niveau de vie. Le sociologue V. Iadov donne les caractéristiques de ce groupe : réactivité, maîtrise rapide de la logique des opérations commerciales, capacité à se risquer dans l’entrepreneuriat privé en l’absence d’institutions efficaces pour réguler l’activité économique (8).
Au début des années 2000, la discussion sur la classe moyenne en Russie s’attache à donner une définition détaillée de ce groupe et à indiquer ses potentialités. Les travaux de T. Maleva proposent de partir des critères suivants : qualification et emploi correspondant, revenu élevé permettant, sans trop de difficultés, de faire l’acquisition de biens durables, ensemble de valeurs déterminées par la position sociale (9). Autant de critères considérés comme conditions sine qua non d’appartenance à ce groupe. Selon une étude menée par T. Maleva au début des années 2000, seuls quelque 20 % des emplois sur le marché du travail répondent à ces trois critères. T. Tikhonova parvient à des conclusions similaires en se fondant sur les résultats d’un certain nombre d’études empiriques, avec cette différence qu’elle inclut des groupes sociaux proches en termes de qualification et d’emploi, ainsi que de valeurs, mais à la traîne pour un critère tel que le niveau de revenu (10).
La logique de développement de l’économie russe a rendu nécessaire l’utilisation de deux définitions possibles de la classe moyenne. L’une, utilisée à des fins pratiques, l’autre, académique, permettant de comparer le groupe étudié avec un groupe social similaire dans d’autres pays. La première définition répond aux besoins de structures nécessitant des études de marché. Le principal critère est alors le niveau de revenu et de consommation : si le revenu permet d’acheter des biens durables sans trop de difficultés, si le groupe dispose en outre d’économies, il obtient un « certificat de conformité » aux critères d’entrée dans la classe moyenne. Cette définition de la « classe moyenne » est très utilisée dans les études statistiques américaines, soulignant ainsi l’homogénéité des diverses dimensions de la structure sociale : si un individu a un salaire élevé, cela signifie généralement qu’il a une formation supérieure et un emploi qui implique une main-d’œuvre qualifiée. Les entrepreneurs disposant de revenus supérieurs à la moyenne, forment un sous-groupe autonome au sein de la classe moyenne.
La définition académique, elle, inclut l’emploi dans des postes nécessitant un travail intellectuel, avec un niveau de revenu nettement supérieur à la rémunération moyenne, plutôt faible en Russie. Moins fréquemment, la définition de la classe moyenne inclut les valeurs et l’auto-identification, qui, dans un groupe aussi hétérogène que la classe moyenne, peuvent varier considérablement. La classe moyenne ne peut donc être définie que comme un groupe doté de compétences et d’un capital culturel et social.
La classe moyenne de consommation en Russie
Dans la controverse sur la taille de la classe moyenne, qui occupe la sociologie russe du début au milieu des années 2000-2010, la pierre d’achoppement n’est pas tant les critères par lesquels le groupe est distingué, que les limites des mesures statistiques permettant de l’isoler. Si nous utilisons des modèles statistiques, en partant, par exemple, d’un revenu médian, alors la classe moyenne correspond à environ un tiers de la population. Si la limite inférieure de la classe moyenne est définie en termes de revenu donnant accès à la plupart des avantages que la société moderne est en mesure de fournir (par exemple, 70 000 roubles par membre du foyer familial), alors cette classe diminue considérablement. L’un des problèmes de la méthode liée au niveau de revenu est que, dans la société russe, il existe de fortes différences régionales, non seulement en termes de niveau de revenu, mais aussi de prix. Pour une personne résidant à Moscou, un revenu de 70 000 roubles peut signifier une vie à la limite de la subsistance. Pour un résident d’une région éloignée, le même revenu entraîne une certaine aisance financière, surtout si l’on tient compte du prix des denrées alimentaires et des productions locales, inférieur à celui des grandes villes. Aussi l’outil privilégié pour mettre en évidence la classe moyenne de consommation en Russie est-il l’auto-classification. Les personnes interrogées choisissent la catégorie qui leur correspond le mieux. Dans le même temps, traditionnellement, la classe moyenne de consommation est considérée comme un groupe social formé par ceux qui achètent facilement des choses durables ou des biens et services plus chers.
En ce qui concerne les résultats des études sociologiques, il ne faut par perdre de vue que, dans la plupart des cas, celles-ci laissent hors du cadre d’analyse un groupe important de Russes parmi les plus riches : ceux qui opèrent dans la haute administration ou au plus haut niveau des forces de l’ordre. Ils vivent dans des complexes résidentiels ou des établissements protégés et sont inaccessibles aux chercheurs. Selon des estimations approximatives, leur part dans la population est d’environ 5 %. Dans leur grande majorité, ils appartiennent à la couche la plus prospère de la société, la classe moyenne supérieure, non seulement par leurs revenus réels, mais aussi par des privilèges intangibles qui persistent non seulement dans la sphère étatique, mais aussi dans le secteur privé de l’économie : procédures spéciales pour obtenir des logements (en règle générale, de haute qualité, situés dans des quartiers confortables), privilèges dans l’emploi des membres de la famille et distribution des marchés publics fédéraux ou municipaux en faveur des entreprises qu’ils possèdent. La bureaucratie conserve de nombreux avantages, grâce aux effets de réseau, aux connexions informelles, au contrôle réel des structures commerciales, aux opportunités et au soutien de ses propres projets à des niveaux de gestion plus élevés.
Et pourtant, malgré les lacunes évidentes des données disponibles, celles-ci permettent, dans la plupart des cas, de suivre les tendances de la grande majorité de la population et de déterminer la part de la classe moyenne dans sa partie accessible aux chercheurs.
En 1998, aussitôt après la faillite de l’État, qui fait décrocher l’économie russe, la part de la classe moyenne de consommation tombe à son minimum, 13,8 % de la population. Environ un cinquième des personnes interrogées affirment alors que leur revenu ne suffit pas même pour acheter de la nourriture, et plus d’un tiers n’ont pas l’argent pour se procurer des vêtements. En 2007, soit au bout de huit années de croissance économique, la part de la classe moyenne de consommation a considérablement augmenté, atteignant 36,9 % de la population. Dans le même temps, la classe moyenne dans sa définition académique, bien qu’elle ait augmenté, ne l’a pas fait de manière significative, ce qui laisse entendre que les changements observés sont principalement dus aux prix élevés des matières premières au début des années 2000. La croissance du niveau de vie n’est pas basée sur une modernisation de l’économie, mais sur la redistribution des revenus de la vente de ces matières premières à l’export.
Cette hypothèse est confirmée par le fait qu’entre 2007 et 2015, la part de la classe moyenne de consommation n’augmente que légèrement, d’environ 5 à 6 %. Dans la période suivante, elle recommence à diminuer et atteint 35 % en 2021, niveau inférieur à celui de 2007. L’expérience des cinq dernières années montre que le bien-être de la classe moyenne des consommateurs russes est tributaire de la situation économique et de la capacité de l’État à redistribuer les revenus des activités de commerce extérieur. En outre, ce bien-être a été affecté par la pandémie de Covid-19, qui a paralysé certains secteurs de l’industrie et des services.
La classe moyenne selon les critères d’Erik Wright
Erik Olin Wright, sociologue d’orientation néo-marxiste, a créé le concept de classe moyenne définie comme un « groupe intermédiaire », formé via des moyens de production actualisés tels que la qualification et la capacité à gérer des entreprises. Sa position particulière dans la société lui confère un niveau plus élevé d’autonomie dans le travail : faculté de déterminer pour elle-même les tâches de la production et de gérer son temps. Les postes qu’elle occupe ont un niveau d’implication plus élevé que la moyenne dans les prises de décision de l’entreprise. Dans les sociétés de classe moyenne – soit la plupart des sociétés européennes et nord-américaines –, celle-ci devient un groupe de masse qui donne le ton dans le processus électoral. C’est pourquoi des partis politiques ayant des histoires et des orientations initiales différentes, ont tendance à présenter des programmes politiques similaires, à quelques nuances près. Ils se doivent de prendre en compte les intérêts et les valeurs de la classe moyenne, ses idées sur les priorités du développement social. Dans la société russe, la classe moyenne, comprise comme un ensemble de propriétaires et de gestionnaires de la qualification et du capital managérial, représente environ un cinquième de la population dans la période postsoviétique, bien que dans ce calcul, les critères de Wright ne retiennent pas le niveau de revenu.
Selon l’étude « Différences sociales dans la société russe », le taux de croissance de ce groupe est nettement inférieur à celui de la classe moyenne de consommation : au cours des huit années qui ont suivi 2007, la classe moyenne, telle que définie par Wright, n’a augmenté que de 4 %. Qualitativement, en termes de niveau de participation aux prises de décision, non seulement elle ne s’est pas consolidée au cours de la dernière décennie, mais elle s’est clairement dégradée.
Les changements enregistrés peuvent être le reflet de deux tendances qui se sont intensifiées au cours de la dernière décennie. D’une part, la centralisation croissante de la sphère décisionnaire, non seulement dans les entreprises publiques, mais aussi dans les entreprises privées. La politique néolibérale a conduit – et le fait a été relevé à plusieurs reprises par différents chercheurs – à un contrôle de plus en plus strict de l’activité de la classe moyenne, à des sanctions plus sévères pour tout écart par rapport à des normes imposées d’en haut, à une réglementation concernant à la fois le temps de travail et le temps libre (11). D’autre part, au cours de la dernière décennie, la structure professionnelle de la classe moyenne a subi des changements importants : une grande partie est à présent composée de fonctionnaires, d’agents chargés de faire appliquer la loi et de structures paramilitaires caractérisées par des hiérarchisations rigides.
Pour tester la première hypothèse, on isole au sein de l’ensemble des données un groupe de travailleurs engagés dans la médecine, l’éducation, la culture et les médias. À chacune des étapes de l’étude, un indice d’autonomie du travail est calculé sur une échelle de cent points.
Les données montrent qu’entre 2007 et 2015, les valeurs de l’indice d’autonomie du travail pour ce groupe ont diminué, tandis que l’écart-type indiquant, avant la différenciation au sein du groupe, le paramètre sélectionné, a légèrement augmenté. Ainsi, nous pouvons supposer une confirmation de l’hypothèse selon laquelle le niveau de contrôle dans la situation de la structure socio-professionnelle généralement associée à la classe moyenne est en hausse.
La seconde hypothèse est également confirmée par les données de l’étude. Au fil des ans, la structure socioprofessionelle de la classe moyenne a subi quelques changements.
La part de la population employée dans les organismes gouvernementaux aux niveaux fédéral et régional, dans les forces armées et les forces de l’ordre, a considérablement augmenté. Actuellement, 8,4 % de la population du pays sont employés dans ces secteurs, soit une proportion de la population comparable à celle du secteur des services. On peut supposer que les tendances observées conduisent à une « bureaucratisation » de la classe moyenne, à une augmentation de sa dépendance envers l’État et ses politiques. Les sociologues spéculent sur la façon dont ce processus affecte l’état de la conscience publique, en particulier la sphère politique. Dans son ouvrage White Collar (12), Charles Wright Mills envisage la transformation des « cols blancs » en rouages de la machine d’État, et leur nationalisation. Dès lors, la classe moyenne devient de plus en plus hétérogène, différenciée à la fois dans les caractéristiques liées au lieu de travail et dans les caractéristiques de sa propre conscience.
Conclusion
Ces études ont montré que la classe moyenne russe traversait, comme la société russe dans son ensemble, une période difficile. Les phénomènes de stagnation de l’économie et la réduction du volume de production ont affecté la structure du groupe considéré : les couches sociales formées par les employés du secteur public de l’économie ont acquis plus de poids. Dans quelle mesure pouvons-nous parler d’une renaissance de la tradition soviétique, où le bien-être de l’individu dépendait de la place qu’il occupait dans le système de distribution de l’État ? C’est ce qu’Alex Inkeles avait à l’esprit en présentant la société soviétique comme une hiérarchie de statuts, au sommet de laquelle se trouvait la couche la plus élevée de la nomenklatura soviétique et, tout en bas, des prisonniers privés de leurs droits et des couches marginales déplacées à la périphérie des processus de distribution (13). Dans une situation où les critères de stratification statutaire supplantent les critères économiques, l’existence même de la classe moyenne en tant que groupe formé par le marché unissant entrepreneurs, spécialistes et gestionnaires, est remise en question. Simultanément, dans la structure stratifiée de la société russe, on distingue un groupe social aux normes de consommation élevées, comparables au niveau de consommation des couches prospères dans d’autres pays en développement, qui se reproduit avec plus ou moins de succès.
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1. L’étude russe a été menée dans le cadre du projet international « Classes and Class Consciousness », coordonné par le professeur Erik Olin Wright. Elle était basée sur un échantillon représentatif de 1 998 répondants.
2. O. Chkaratan, Problemy sotsialnoï strouktoury rabotchego klassa SSSR (istoriko-sotsiologuitcheskoïé issledovanié) [« Les problèmes de la structure sociale de la classe ouvrière d’URSS (étude historique et sociologique) »], Mysl, Moskva, 1970.
3. M. Routkevitch, Stanovlenié sotsialnoï odnorodnosti [« L’instauration d’une homogénéité sociale »], Politizdat, Moskva, 1982.
4. M. Voslenski, La Nomenklatura, M. Zaharov. 2005.
5. A. Levinson, « O srednem klassié v kontsé prekrasnoï epokhi » [« La classe moyenne à la fin d’une belle époque »], Vestnik obchtchestvennogo mnenia, n° 6 (98), 2008, pp. 53-64.
6. M. Kivinen, « Perspektivy razvitia srednego klassa v Rossii » [« Perspectives de développement d’une classe moyenne en Russie »], Sociologuitcheski journal, 1994. n° 2, pp. 134-142.
7. Source https://gks.ru/bgd/regl/B02_48/IssWWW.exe/Stg/d010/i010010r.htm
8. V. Iadov, Tchelnoki 1990gg – massovy fenomen prevrachtchenia sovsloujachtchego v riskovannogo predprinimatelia/Kak lioudi delaiout sebia. Obytchnyïé rossianié v neobytchnykh obstoiatelstvakh: kontseptoualnoïé osmyslenié vosmi nablioudavchikhsia sloutchaev. [« Les “navettes” des années 1990, un phénomène de transformation des employés soviétiques en entrepreneurs à risque/ Comment les individus se font. Des habitants de Russie ordinaires dans des circonstances non ordinaires : interprétation et conceptualisation sur la base de huit observations »], Logos, Moskva, 2010, pp.111-138.
9. Srednié klassy v Rossii : ekonomitcheskié i sotsialnyïe strateguii [« Les classes moyennes en Russie : stratégies économiques et sociales »], Pod red. T. Malevoï. Guendalf, Moskva, 2003.
10. N. Tikhonova, « Sredni klass v fokoussié ekonomitcheskogo i sotsiologuitcheskogo podkhodov : granitsy i vnoutrenniaia strouktoura (na primerié Rossii) » [La classe moyenne par le prisme des approches économique et sociologique : limites et structure interne (sur l’exemple de la Russie], Mir Rossii, T. 29, n° 4, 2020, pp. 34–56.
11. E. Balobanova, « Analiz poniatia “Sredni klass”» v poslaniakh Prezidenta Federalnomu sobraniou RF » [« Analyse de la notion de “Classe moyenne” dans les Adresses du président à l’Assemblée fédérale », Polititcheskaïa lingvistika, n° 2, 2011, pp. 64-72.
12. C. Wright Mills, White Collar: The American Middle Classes, Oxford University Press, 2002.
13. A. Inkeles, Myth and Reality of Social Classes/ The Soviet Society: A Book of Readings, Houghton Mifflin Company, Boston, 1961, pp. 558-573.