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A) Politique étrangère & défense

Gerhard Mangott
1 novembre 2019

Partenaires et amis. Des relations de proximité de l’Autriche avec la Russie

L’Autriche entretient depuis des décennies de bonnes relations avec la Russie. Ces liens sont demeurés harmonieux et amicaux, y compris au plus fort de la crise ukrainienne qui a éclaté en 2014. Malgré cela, la coalition au pouvoir en Autriche de 2017 à 2019 est parvenue de manière remarquable à investir dans les relations bilatérales avec la Russie et dans un solide partenariat entre les deux pays. Rien qu’en 2018, le chancelier autrichien Sebastian Kurz et le président russe Vladimir Poutine se sont rencontrés à cinq reprises. La fréquence des entretiens entre les deux hommes ne peut s’expliquer uniquement par le fait que l’Autriche s’est retrouvée à la tête de la présidence européenne, dans la mesure où Vienne insiste systématiquement sur leur caractère bilatéral. En juin 2018, Vladimir Poutine se rendait pour la sixième fois en Autriche, tandis que le chancelier Kurz rencontrait le président de Russie à Moscou, à Saint-Pétersbourg et lors du mariage de la ministre autrichienne des Affaires étrangères Karin Kneissl.

En privé, les membres du gouvernement autrichien ont justifié ce ballet diplomatique par la nécessité de lancer de nouvelles initiatives visant à restaurer un dialogue formel entre les institutions de l’Union européenne (UE) et la Russie – dialogue qui a été suspendu à l’initiative des Européens en mars 2014. Les officiels autrichiens présentent ces rencontres comme une tentative de rompre avec la dynamique de détérioration des relations entre l’UE et Moscou. Bien que contenant une part de vérité, cette raison ne suffit pas à expliquer pareille proximité, dans la mesure où les intérêts de l’Autriche demeurent avant tout d’ordre bilatéral. Vienne cherche par-dessus tout à développer de manière significative ses liens commerciaux avec Moscou.

Emboîtant le pas à la récession qui frappait la Russie, le commerce russo-autrichien s’est effondré entre 2015 et 2016 (- 26,3 %). Les exportations autrichiennes ont été particulièrement affectées par la chute du pouvoir d’achat des Russes, d’une part, et par les sanctions, d’autre part. Les exportations de biens et de services sont reparties à la hausse en 2017, avant que celles des services ne connaissent une nouvelle chute en 2018 (- 3,6 %). Les exportations de biens ont, pour leur part, progressé de 21,8 % en 2018. La même année, les importations autrichiennes de Russie ont augmenté de 19 %. L’Autriche exporte principalement vers le marché russe des machines, des véhicules, des produits pharmaceutiques et de l’acier, tandis qu’elle importe majoritairement des hydrocarbures (pétrole, gaz, produits pétroliers dérivés) de Russie. Toutefois, le marché russe ne représente qu’1,4 % des exportations autrichiennes, la Fédération se classant au 17e rang des partenaires commerciaux de Vienne. En 2018, le volume du commerce russo-autrichien s’élevait à 6,2 milliards d’euros, la balance commerciale de Vienne accusant un déficit de 820 millions d’euros. Le total des investissements directs autrichiens dans l’économie russe atteint 6,2 milliards d’euros en stocks (1).

Sur le plan politique, tous les gouvernements autrichiens qui se sont succédé depuis 2014 ont fait preuve du plus grand scepticisme à l’égard des sanctions européennes imposées à la Russie. Le gouvernement actuel se montre fortement en faveur d’une levée graduelle des sanctions, suivant l’approche suggérée par l’ancien ministre allemand des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier. Contrairement à Berlin et Paris, Vienne désapprouve l’idée de conditionner la levée des sanctions à la mise en œuvre pleine et entière des accords de Minsk 2. Malgré ces divergences, l’Autriche a systématiquement voté en faveur de la prolongation des sanctions, dans la mesure où, pour Vienne, la solidarité avec l’UE l’emporte sur sa désapprobation à l’égard de cette politique.

Un « petit » pays, mais résolu

L’Autriche a cependant toujours insisté sur la nécessité de poursuivre le dialogue avec Moscou. Le gouvernement autrichien a entrepris des démarches ambitieuses visant à montrer son désaccord avec l’idée d’isoler politiquement et diplomatiquement la Russie. À l’évidence, l’Autriche reste un « petit » pays, dont les capacités d’influence, somme toute limitées, ne peuvent favoriser une réorientation de la politique européenne à l’égard du Kremlin, si tant est que Vienne en ait le souhait, ce qui reste à démontrer. Il n’en demeure pas moins que l’Autriche n’est pas isolée dans une démarche qu’elle partage avec l’Italie, la Slovaquie, la Hongrie, la Grèce et Chypre. Au bout du compte, ces « dissidents » ne constituent qu’une minorité dans les rangs formés par les membres de l’UE. La Russie ne se fait donc guère d’illusions sur l’issue de la stratégie autrichienne à son égard. Néanmoins, la visite du président Poutine en juin 2018 est venue démontrer que Moscou était tout sauf isolée diplomatiquement et politiquement.

Pour Vienne, cette stratégie comporte deux risques majeurs. En premier lieu, des membres parmi les plus influents de l’UE, mais aussi les États-Unis, ont exercé des pressions sur le gouvernement autrichien afin que la visite du président Poutine soit annulée ou, à défaut, que son niveau dans le protocole soit abaissé. De même, certains Européens ont demandé des comptes à Vienne concernant la succession de rencontres bilatérales, reprochant par la même occasion à l’Autriche de chercher à créer une sorte de relation spéciale avec la Russie qui viendrait compromettre la cohérence de l’UE. Le refus de Vienne d’expulser des diplomates russes suite à l’affaire Skripal a en particulier exposé l’Autriche à des accusations de la part des Européens.

Le second risque encouru par Vienne est que tous les efforts entrepris en vue de rétablir des canaux de communication le soient en vain. L’UE, comme la Russie, n’est pas prête à faire des concessions sur la cause fondamentale des divisions : l’Ukraine.

La docilité dont a fait preuve le président autrichien Alexander van Der Bellen lors de la conférence de presse qui a suivi sa rencontre avec Vladimir Poutine en juin 2018 a été particulièrement surprenante. Il a notamment concédé que, non seulement la Russie n’avait aucun problème de crédibilité, mais encore qu’il n’y avait pas de crise de confiance entre Bruxelles et Moscou. Si cela était vrai, on serait en droit de se demander pourquoi l’Autriche s’évertue à vouloir bâtir des ponts entre les deux parties. S’il n’y a pas une méfiance aussi profonde, un tel éloignement et d’aussi fortes récriminations mutuelles, pourquoi l’Autriche ressent-elle la nécessité de « colmater les brèches » ? Aussi surprenant que cela puisse paraître, le président autrichien a réitéré ses commentaires lors de sa rencontre avec Vladimir Poutine à Sotchi, en mai dernier.

Vienne, nid d’espions ?

Durant l’automne 2018, une affaire d’espionnage vient compliquer les relations austro-russes, lorsqu’on révèle qu’un colonel autrichien a travaillé pour le compte de la Russie pendant près de vingt ans. L’Autriche émet des protestations et exige de Moscou sa coopération pleine et entière afin de régler cette affaire. En outre, la ministre autrichienne des Affaires étrangères annule un déplacement en Russie prévu de longue date. Depuis, les tensions se sont résorbées, comme l’a montré la visite de Karin Kneissl en mars 2019. À l’occasion de ce déplacement, les deux pays ont lancé une initiative : le Dialogue de Sotchi. Ce nouvel instrument est censé promouvoir les liens directs entre représentants des sociétés civiles russe et autrichienne qui se réunissent pour débattre de sujets non clivants, comme la culture, l’éducation, la musique et le sport. L’objectif, à travers ce forum, est d’intensifier les liens bilatéraux et de contribuer à l’instauration de relations de confiance. Formellement inauguré en mai dernier, le Dialogue de Sotchi sera consacré, en 2019, à la jeunesse et aux échanges entre jeunes des deux pays, tandis que les deux années suivantes seront dédiées respectivement à la littérature et au théâtre. À la différence de son pendant germano-russe – le Dialogue de Saint-Pétersbourg –, le Dialogue de Sotchi n’aborde pas de sujets politiques, tels que la promotion de la démocratie, l’État de droit et la lutte contre la corruption. Il est difficile, à ce jour, d’évaluer la portée de ce format. Reste que l’Autriche a déployé autant d’efforts pour favoriser sa création qu’elle en a consacrés à la mise au point du « Dialogue stratégique » avec les États-Unis.

Un des enjeux qui importe le plus à la partie autrichienne a trait à la coopération entre l’énergéticien autrichien OMV et Gazprom. Les deux compagnies se sont livrées à des échanges d’actifs, et OMV figure parmi les entreprises européennes ayant investi dans la construction du gazoduc Nord Stream 2. L’Autriche, malgré les pressions significatives dont elle fait l’objet, en particulier de la part de Washington, tient fermement à voir le chantier aboutir. Le gouvernement autrichien partage la position de la chancelière allemande Angela Merkel, selon laquelle du gaz russe doit continuer de transiter par le réseau ukrainien, y compris après la mise en service de Nord Stream 2. En revanche, Vienne s’abstient d’exiger de Moscou qu’elle s’engage sur des volumes précis devant transiter annuellement à travers l’Ukraine vers l’Europe.

Les visites de haut niveau entre les deux pays devraient se poursuivre après les élections autrichiennes anticipées de septembre 2019. Néanmoins, la chute du gouvernement de coalition réunissant les conservateurs et l’extrême-droite autrichienne a provoqué l’ajournement de certaines rencontres bilatérales.

En visite aux États-Unis, le chancelier Kurz était interrogé sur les contacts étroits entre l’Autriche et la Russie. Sa réponse a été cinglante : « Les Russes ont fait preuve d’un intérêt bien plus prononcé pour l’Autriche que ne l’ont fait les États-Unis ». Or, l’Autriche reste un pays qui prospère sur l’attention qu’on lui porte.

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1. WKO Außenwirtschaft Austria, Wirtschaftsbericht Russische Föderation. Februar 2019 [Chambre de commerce autrichienne, Rapport économique sur la Russie, février 2019].