Les sanctions occidentales contre la Russie ont incité Moscou à chercher d’urgence de nouveaux partenaires et de nouveaux marchés. Une solution à ce problème géopolitique a, semble-t-il, été trouvée en Amérique latine, partie du monde traditionnellement amicale envers la Russie. Rappelons qu’au sein de l’ONU, des pays tels que le Venezuela et le Nicaragua votent toujours les résolutions proposées par Moscou et s’insurgent contre toute décision susceptible de lui nuire.
Les relations politiques entre la Russie et les pays d’Amérique latine se développent peu à peu. Leur base légale a été renforcée, et le mois de mai 2019 a vu un allègement du régime de visas, facilitant l’accès des ressortissants russes à vingt-cinq des trente-trois pays de la région. C’est là un signe de confiance mutuelle, qui traduit une volonté de poser des fondements solides pour l’avenir.
Moscou tient les pays d’Amérique latine pour des alliés naturels et des partenaires économiques et commerciaux prometteurs. Cela se comprend aisément. La région dispose d’un important potentiel économique, ainsi que d’innombrables ressources naturelles et humaines. Elle occupe 15 % des terres émergées du globe, possède plus de 30 % des réserves mondiales d’eau douce, ressource stratégique du futur. Elle a également 18 % des réserves prouvées de pétrole. Sa part dans la production mondiale de cuivre est de 47 %, de 41 % pour l’argent, de 27 % pour la bauxite, de 25 % pour le plomb, de 22 % pour le zinc. L’ensemble des pays de la région produisent 9 % des céréales de la planète, 52 % du soja, plus de 30 % de la viande de bœuf et 24 % des volailles.
Le changement dans la continuité
Cependant, la politique latino-américaine est sujette à d’évidentes fluctuations. Après le « à gauche, toute ! » caractéristique du début du XXIe siècle pour de nombreux pays du sous-continent et leur développement (prix élevés du pétrole et d’autres matières premières favorisant les réformes sociales, qui, à leur tour, garantissaient le soutien électoral de la population), on assiste à une consolidation des forces de droite. Au Brésil, au Guatemala, au Honduras, au Paraguay, les présidents sont destitués ; en Argentine, au Brésil, en République dominicaine, au Panama, au Pérou et dans une série d’autres pays, la droite arrive au pouvoir, ce qui permet aux experts de parler du fameux « virage ».
Ce « virage à droite », toutefois, n’empêche pas les pays concernés de poursuivre la même politique étrangère et, de façon pragmatique, de chercher à développer des relations à bénéfice réciproque avec tous les États, y compris la Russie. « Nous ne sentons pas de changements radicaux » liés à l’arrivée de gouvernements de droite, dans les rapports de ces pays avec Moscou, devait déclarer dans une interview le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov.
Ainsi, malgré les prévisions pessimistes et les spéculations politiques qui ont suivi l’arrivée au pouvoir en Argentine de Mauricio Macri, les contacts entre Moscou et Buenos Aires n’ont pas subi de modifications notables. Les deux parties ont eu assez de bon sens pour ne pas interrompre le processus de construction d’un partenariat stratégique global, proclamé au temps où Cristina Fernández de Kirchner était à la tête du pays, et ayant entraîné la signature de plus de soixante documents entre les deux États, de 2007 à 2015.
Suite à la visite du président Poutine à Buenos Aires en décembre 2018, un ensemble d’accords ont été conclus. L’un d’eux institue un partenariat pour l’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire. Vladimir Poutine a également indiqué, au cours du même voyage, qu’il s’était entendu avec Mauricio Macri pour élargir la collaboration dans la lutte contre les narcotrafiquants et les cybermenaces.
« Nous sommes prêts à investir dans l’économie argentine et appelons nos compagnies à le faire. Nous avons actuellement sur la table nombre de projets dans les domaines les plus divers. Je songe ici au nucléaire, aux infrastructures, à l’énergie », déclarait, en avril 2019, Dmitri Feoktistov, ambassadeur de la Fédération de Russie à Buenos Aires. Selon les données de l’ambassade, les échanges entre la Russie et l’Argentine ont augmenté de 40 % en 2018 et représenté 1,25 milliard de dollars. Néanmoins, pour l’ambassadeur, cela reste insuffisant. Quel que soit le résultat de l’élection présidentielle, qui doit se dérouler à l’automne de cette année, la Russie est prête à travailler avec le gouvernement argentin. « Notre partenariat stratégique a déjà survécu à différents mouvements du balancier politique », a expliqué M. Feoktistov.
Les compagnies russes ont la possibilité de prendre part aux projets argentins de prospection et production de pétrole et de gaz, à la construction d’oléoducs, de raffineries, à l’installation et à la modernisation de centrales hydroélectriques et thermiques, à l’exploration spatiale, à la mise en valeur de l’Antarctique. L’Armée de l’air argentine utilise des hélicoptères russes de transport et de combat Mi-171E pour ravitailler les populations de la Terre de Feu.
Les armes en bonne place dans les échanges
Outre ces hélicoptères, qui ont fait la démonstration de leurs simplicité et fiabilité, les pays d’Amérique latine ont recours aux systèmes de défense antiaérienne, aux blindés et à divers types d’armes légères russes. Selon Alexandre Mikheïev, directeur général de Rosoboronexport, l’agence chargée des exportations pour le complexe militaro-industriel de la Fédération de Russie, un travail important est effectué dans la région pour la modernisation et la maintenance après-vente, « dans le cadre d’une coopération en vue de la construction d’infrastructures de haute technologie ».
Le marché de l’armement, en ce qui concerne l’Amérique latine, est essentiel pour la Russie. Il n’est donc pas étonnant qu’au LAAD 2019, l’un des plus gros salons spécialisés, la Russie ait exposé trois cent cinquante pièces, dont soixante modèles d’armes et de matériel militaire. Le LAAD a lieu tous les deux ans à Rio de Janeiro, et la Russie y participe depuis 1997, proposant ses dernières réalisations, parfaitement concurrentielles par rapport aux équivalents occidentaux, et adaptées, qui plus est, aux conditions climatiques locales.
En dépit de la très grave crise politique et socioéconomique qui secoue le Venezuela, avril 2019 a vu l’achèvement de la construction d’un centre de réparation pour hélicoptères Mi-17-1B Panare, Mi-26T2 Pemon et Mi-35M2 Caribe. Ces travaux ont été assurés, sous contrat, par le holding « Hélicoptères de Russie ». Auparavant, un centre d’entraînement pour pilotes d’hélicoptère avait été créé dans ce pays, avec la participation de spécialistes russes. Le Venezuela, auquel a été fournie une quantité considérable d’armements et de matériel militaire de divers types, est le plus gros acheteur d’armes russes en Amérique latine.
Rappelons que dans les années 2005-2013, Rosoboronexport a conclu avec le ministère vénézuélien de la Défense une trentaine de contrats pour 11 milliards de dollars. L’armée se voit ainsi équipée de véhicules blindés de combat d’infanterie (BMP-3M et véhicules de transport de troupes BTR-80A), d’artillerie (obusiers auto-moteurs Msta-S et Nona-SBK), de systèmes lance-roquettes multiples (Grad, Smertch et mortiers Sani), de chars de combat T-72B1, de systèmes de défense antiaérienne (PZRK Igla S, systèmes de missiles Petchora-2M, Bouk-M2E et Tor-M1, systèmes antiaériens S-300VM), de chasseurs polyvalents Su-30MK2V.
Les unités d’infanterie de l’armée vénézuélienne disposent de fusils d’assaut Kalachnikov AK-103 (quelque cent mille pièces, selon certaines sources) et de fusils pour snipers Dragounov SVD. Bien plus, à la fin de l’année en cours, on prévoit l’achèvement d’une usine de production sous licence d’AK-103. Les armements et équipements militaires russes forment donc la base du parc militaire vénézuélien (à l’exception de l’aviation de transport et de la flotte).
Au cours de pourparlers avec Sergueï Lavrov, qui se sont déroulés à Moscou le 5 mai 2019, le ministre vénézuélien des Affaires étrangères, Jorge Arreaza, a souligné que « le développement de la coopération militaro-technique revêt une très grande importance pour le Venezuela ». Il a précisé que les deux parties avaient également évoqué une collaboration dans les secteurs des finances, de l’énergie, de la culture et de l’enseignement. « Dans tous les domaines, nous avons un agenda de coopération multiple avec la Fédération de Russie. Nous sommes fiers de ce travail », a déclaré le chef de la diplomatie vénézuélienne.
Au terme de la rencontre, Sergueï Lavrov indiquait qu’en raison « des appels de Washington à un changement de pouvoir au Venezuela par des méthodes illégales et anticonstitutionnelles », les « relations entre Moscou et Caracas prenaient une signification particulière ». Au demeurant, « elles ne sont pas seulement importantes pour nos deux pays, elles le sont pour l’ensemble du monde », a souligné le ministre russe, avant de préciser que l’apport de son pays au règlement de la crise vénézuélienne serait pacifique.
Auparavant, dans un entretien téléphonique avec le président des États-Unis à propos du Venezuela, Vladimir Poutine insistait sur le fait que seuls les Vénézuéliens étaient en droit de décider de l’avenir de leur pays. « Une intervention extérieure, des tentatives d’effectuer par la force un changement de pouvoir à Caracas ne peuvent que saper les perspectives d’un règlement politique de la crise. »
Donald Trump déclarait lui-même aux journalistes que, pendant plus d’une heure, « il avait très bien discuté avec Poutine ». Pour lui, le président russe n’a pas l’intention de s’immiscer dans la situation de ce pays latino-américain : « Il attend des changements positifs au Venezuela, où les gens ne mangent pas actuellement à leur faim, alors qu’il y a vingt ans, il s’agissait d’un des pays les plus riches du monde. »
La presse américaine n’a pas manqué de reprocher à Donald Trump de faire écho à Vladimir Poutine sur la question du Venezuela, et surtout de contredire son conseiller à la sécurité nationale, John Bolton, et le Secrétaire d’État Mike Pompeo. Ces derniers parlent ouvertement, en effet, d’une possible intervention et exigent que la Russie et Cuba cessent de soutenir le régime de Nicolás Maduro et « dégagent du Venezuela ».
À son tour, Sergueï Lavrov a appelé « les Américains et tous ceux qui les soutiennent à renoncer à leurs plans irresponsables et à agir strictement dans le cadre du droit international ».