Ces dernières années, la situation politique dans le Caucase a été éclipsée par l’actualité du Moyen-Orient et de l’Ukraine. Mais si l’intérêt des experts et des diplomates s’est un peu déplacé, cette région demeure d’importance stratégique pour Moscou.
Le Caucase constitue une sorte de pont entre l’Europe et l’Asie. Il est extrêmement important sur le plan de la sécurité énergétique. Limitrophe du Moyen-Orient, il se compose de pays frontaliers de la Turquie et de l’Iran, deux acteurs clefs de l’actuel conflit syrien. Le Caucase est également considéré comme une partie de la Grande Région de la mer Noire, où différents projets d’intégration (Union européenne et Union économique eurasiatique) sont en concurrence. Non moins importante est la région de la mer Noire dans le contexte de la sécurité régionale et européenne. L’un des thèmes centraux de la ministérielle de l’OTAN, qui s’est tenue pour le soixante-dixième anniversaire de l’organisation les 3 et 4 avril 2019 à Washington, a été l’élargissement de la présence de l’Alliance dans cette région (1). Et bien que l’attention des spécialistes de l’espace postsoviétique se focalise aujourd’hui sur la confrontation armée dans le Donbass, les conflits caucasiens continuent à faire parler d’eux. Aucun ne peut être tenu pour réglé, dans le sens où l’on n’est pas parvenu à un compromis accepté par toutes les parties. Le Caucase du Sud abrite la moitié des États ayant une existence de fait dans l’espace postsoviétique (Abkhazie, Ossétie du Sud, Haut-Karabagh). Les deux premiers ont obtenu, en août 2008, une reconnaissance partielle.
De toutes les régions de l’ex-Union soviétique, le Caucase est la seule où des États voisins n’entretiennent pas de relations diplomatiques. Tel est le cas de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, de la Russie et de la Géorgie. L’Arménie n’en a pas non plus avec la Turquie. Deux frontières de l’Arménie (avec la Turquie et l’Azerbaïdjan) sont fermées. Ajoutons que la réalisation du projet de chemin de fer régional Bakou-Tbilissi-Kars (reliant l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie) a encore renforcé l’isolement arménien. Cependant, le Nakhitchevan reste pour Bakou une « exclave », avec laquelle les communications se font par voie aérienne ou en transitant par l’Iran et la Turquie. Par ailleurs, les alliances et relations entre pays voisins ne sont en rien une garantie contre l’éventualité de graves différends. Les querelles entre la Géorgie et l’Azerbaïdjan à propos de la zone frontalière du monastère David Garedja en sont une illustration. Depuis l’effondrement de l’URSS en 1991, près d’un tiers de la frontière entre les deux États n’a pas été délimité.
La Russie dans le Caucase du Sud : les grandes priorités
Après 1991, la Russie a joué et continue de jouer un rôle non négligeable dans les processus en cours dans le Caucase du Sud. Moscou considère la région comme un territoire particulièrement important pour ses intérêts stratégiques, en premier lieu parce que la Russie est elle-même un État caucasien.
Le Caucase du Nord, qui fait partie de la Fédération, compte neuf entités – sept républiques et deux territoires – qui entrent dans la composition des districts fédéraux Sud et du Caucase du Nord. La plupart des conflits qui s’y déroulent, tant ouverts que latents, sont étroitement liés à des confrontations dans les anciennes républiques de la Transcaucasie soviétique.
Actuellement, à la lumière de la politique menée par la Russie dans le Caucase du Sud, les spécialistes occidentaux relèvent généralement certains traits particuliers. Trois grands thèmes retiennent principalement leur attention :
‒ la confrontation entre l’Occident et la Russie dans l’espace postsoviétique, et le Caucase comme un des théâtres de cette confrontation (2);
‒ le « révisionnisme » russe et le rôle de Moscou dans le soutien apporté à l’Ossétie du Sud et à l’Abkhazie, ainsi que dans le réfrènement des visées otaniennes de la Géorgie (3);
‒ la lecture de la situation du Caucase dans le contexte du passage de la Crimée sous la juridiction de la Russie, avec pour conséquence que les conflits dans le Caucase du Sud sont examinés comme les prémisses des opérations russes de 2014 ou des lieux potentiels de répétition du « scénario criméen » (4).
Cette approche, toutefois, outre qu’elle renvoie aux discours de la « guerre froide », est assez simplificatrice et ne présente pas un tableau complet de ce sujet majeur qu’est la politique de la Fédération de Russie en direction du Caucase.
Il faut d’abord, si l’on parle des positions russes, avoir à l’esprit que, durant la période qui a suivi l’effondrement, celles-ci ne sont pas restées immuables. Au cours des premières années postsoviétiques, la Russie a joué un rôle décisif pour l’obtention d’un cessez-le-feu dans les conflits armés d’Ossétie du Sud (1992), d’Abkhazie (1993-1994), du Haut-Karabagh (1994) et pour l’arrêt de la guerre civile en Géorgie (1993). C’est elle qui a mis en place les formats politiques et juridiques des processus de paix dans les « points chauds » du Caucase. Il s’agit des accords de Sotchi sur l’Ossétie du Sud (1992) et de Moscou sur l’Abkhazie (1994) ; de l’accord de cessez-le-feu immédiat dans le conflit du Haut-Karabagh (1994). Le rôle de Moscou comme principal médiateur dans le règlement des affrontements transcaucasiens a été reconnu par l’Occident et les organisations internationales.
Toutefois, les acteurs des conflits du Caucase plaçaient en la Russie des espoirs de diverses natures. Dans l’incapacité de peser suffisamment pour corriger les positions de Moscou, les pays de la région ont tenté de s’assurer le soutien d’acteurs extérieurs (États-Unis, Union européenne, Turquie, OTAN). Il en est résulté des collisions complexes, engendrant une évolution des approches russes et le surgissement, dans sa position de « puissance de statu quo », d’éléments de « révisionnisme », comme en août 2008 (reconnaissance de l’indépendance de deux anciennes républiques autonomes soviétiques, qui devenaient ainsi des États souverains). Il faut aussi garder à l’esprit que, dans les années 1990 et au début des années 2000, l’Occident ne se montrait pas suffisamment actif du côté du Caucase, les efforts de Washington et de Bruxelles étant concentrés sur la « pacification des Balkans ». Mais après des succès dans la transformation géopolitique de la « poudrière de l’Europe » et quelques élargissements de l’OTAN et de l’UE, concernant notamment des républiques ex-soviétiques, l’Occident a commencé à vouloir concurrencer énergiquement Moscou dans la région, laquelle avait (et a toujours) pour le Kremlin une signification particulière. La conséquence en a été un solide rattachement des priorités, dans les relations bilatérales avec les pays en question, aux contextes plus larges des interactions et de la concurrence entre la Fédération de Russie et les États-Unis/Union européenne.
Par ailleurs, les dirigeants de la Russie n’ont d’approche universelle ni des confrontations ethno-politiques ni des États sud-caucasiens (ceux qui sont reconnus comme des formations de facto). Chaque pays du Caucase a son importance pour Moscou et chacun a droit à un algorithme propre.
Russie-Géorgie : entre normalisation et confrontation
En juin 2019, les relations russo-géorgiennes connaissent une brusque crise. Néanmoins, soyons clair : auparavant, le dialogue Moscou-Tbilissi n’était pas sans nuage. Selon la législation géorgienne, la Russie n’est pas seulement un adversaire ou un voisin problématique, mais un « occupant ». Les anciennes républiques autonomes de la République socialiste soviétique de Géorgie, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, sont perçues par Tbilissi comme parties intégrantes du pays, retenues de force par le voisin du nord. L’objectif stratégique de la Géorgie est l’entrée dans l’OTAN, et l’Alliance elle-même est considérée comme une alliée en vue de la restauration de l’intégrité territoriale du pays, et la garantie de sa progression à l’ouest. Dans le même temps, le Concept de politique étrangère de la Fédération de Russie (dans ses versions de 2013 et 2016) fixe les « nouvelles réalités » : il existe dans la région, non pas trois, mais cinq États indépendants. La Russie a des ambassades à Soukhoumi et Tskhinvali et, à côté des directions arménienne et géorgienne du ministère russe des Affaires étrangères, il en existe pour l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Par la voix de ses plus hauts représentants, la Fédération de Russie s’est maintes fois adressée aux diplomates et hommes politiques occidentaux, leur proposant de reconnaître ces « nouvelles réalités », en d’autres termes le statu quo existant en Transcaucasie depuis août 2008.
Quoi qu’il en soit, il semblait à de nombreux observateurs que le pire, dans les relations entre la Russie et la Géorgie, appartenait au passé. La série d’élections qui se déroule dans le pays entre 2013 et 2018 modifie considérablement le paysage politique intérieur. Avec l’éviction de Mikheil Saakachvili et du parti Mouvement national uni dont il avait le soutien, des changements apparaissent dans les relations russo-géorgiennes. Ils sont néanmoins de nature essentiellement tactique et électorale. Le gouvernement de « Rêve géorgien », le parti qui accède ensuite au pouvoir, non seulement ne modifie pas le vecteur pro-occidental de la présidence Saakachvili, mais le renforce encore. C’est alors qu’est signé l’Accord d’association avec l’Union européenne et, en février 2017, les ressortissants géorgiens obtiennent le droit d’effectuer sans visa de courts séjours dans les pays de l’espace Schengen. Si Tbilissi ne participe pas au Plan d’action pour l’adhésion à l’OTAN, elle bénéficie, en septembre 2014, d’une « coopération renforcée » avec l’Alliance atlantique. En 2019, la Géorgie devient, de même que l’Ukraine, partenaire prioritaire de l’OTAN, dans le cadre d’un renforcement de l’influence de l’Organisation dans la mer Noire (5).
Toutefois, en dépit de la rhétorique officielle sur la restauration de son intégrité territoriale comme priorité nationale majeure, la Géorgie n’entreprend pas d’opérations militaires pour rétablir sa juridiction sur Soukhoumi et Tskhinvali. Cela dit, les actions de l’Ossétie du Sud pour délimiter la frontière (connues sous le nom de « borderisation »), soutenues par Moscou, suscitent à Tbilissi et en Occident les craintes d’une progression de la Russie sur le territoire géorgien à proprement parler. Notons que la question a été un des sujets centraux de la campagne présidentielle de novembre 2018 en Géorgie (6).
De plus, à la différence de Saakachvili, Rêve géorgien, tout au long de sa présence au pouvoir, modifie considérablement sa tactique à l’égard des Russes. Parmi les résultats de cette politique, retenons :
‒ l’arrêt de la rhétorique de confrontation et de l’utilisation de la Russie, par les autorités géorgiennes, comme un facteur de mobilisation intérieure ;
‒ le renoncement de Tbilissi à soutenir les mouvements nationalistes nord-caucasiens et à conclure une alliance politique avec eux, fondée sur le positionnement de la Géorgie comme « alternative caucasienne » à la Russie ;
‒ l’annonce que la Géorgie est prête à coopérer sur les questions de sécurité ;
‒ l’instauration d’un dialogue direct régulier entre des représentants de la Géorgie et de la Russie, libre de toute discussion politico-juridique sur l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud (format des rencontres entre Grigori Karassine et Zourab Abachidze).
La Russie, de son côté, a ouvert son marché aux produits géorgiens (alcools, eaux minérales, agrumes) et allégé le régime de visas pour les transporteurs en provenance de Géorgie. Pendant plusieurs années d’affilée, le nombre des touristes russes a été en augmentation constante dans ce pays, solidement ancré dans le top-10 des pays les plus appréciés par les touristes en provenance de Russie.
Ces modestes progrès sont toutefois remis en cause à la fin du mois de juin 2019. Et si le déclencheur de ce nouveau tour de l’affrontement russo-géorgien est l’allocution au parlement de Géorgie du député de la Douma d’État Sergueï Gavrilov, les causes en sont nettement plus profondes. Elles sont à chercher, avant tout, dans la dynamique de politique intérieure de la république caucasienne. La confrontation sans concession du pouvoir et de l’opposition a pour conséquence l’utilisation active du « facteur russe » dans la lutte qu’ils se mènent. Cependant, quand la rhétorique de l’hostilité pour gagner des points en politique intérieure est utilisée par les premiers personnages de l’État, il en résulte, inévitablement, une aggravation des tensions avec Moscou, qui induit la décision du Kremlin de limiter les liaisons aériennes entre les deux pays. D’autres restrictions ne sont pas à exclure. Des élections législatives attendent la Géorgie (elles auront lieu en 2020). D’ici-là, il est difficile de prévoir une amélioration des relations. Il y a gros à parier que la « menace russe » (« l’occupation ») sera un des thèmes privilégiés de la campagne. On peut aussi penser que les alliés occidentaux de Tbilissi ne refuseront pas de se joindre à la lutte contre « la main de Moscou ».
À cet égard, le seul domaine de coopération possible entre les deux pays reste le format « Karassine-Abachidze » de négociations et la participation aux discussions de Genève sur la sécurité dans le Caucase. La libéralisation du régime de visas, côté russe, dont il était beaucoup question, à Moscou, à la veille des événements de juin, est repoussée sine die (7).
Arménie-Russie : la révolution n’est pas un obstacle à l’union
En 2018, l’Arménie a connu une « révolution de velours ». Des manifestations de masse, initiées sous le mot d’ordre : « Franchis le pas, dis non à Serge [Sarkissian] », ont entraîné le départ du Premier ministre, qui, auparavant, avait été président de la République pendant huit ans. Peu après, le leader du mouvement protestataire, Nikol Pachinian, devenait (certes, pas du premier coup) chef du gouvernement et, en décembre de la même année, son bloc « Mon Pas » remportait les élections législatives anticipées. Cela lui permit de prendre la tête du gouvernement par les urnes, et non plus seulement par la logique d’un contexte révolutionnaire.
L’Arménie occupe une place à part parmi les républiques de l’ex-Union soviétique. À la différence de la Géorgie, de l’Ukraine et de la Moldavie, qui ont connu des changements de pouvoir au terme de protestations populaires massives, elle n’a pas pris ses distances vis-à-vis de l’ancien Centre, n’a pas fait de l’entrée dans l’OTAN et dans l’Union européenne son objectif stratégique. Bien au contraire, elle est devenue un partenaire stratégique de Moscou, rejoignant tous les projets d’intégration initiés par la Fédération de Russie. Aussi les changements survenus récemment dans le pays suscitent-ils une réflexion complexe dans les cercles politiques et chez les experts russes. Dès le mois de septembre 2017, les partisans de Pachinian, militants du mouvement Elk [Issue], posent au parlement la question de l’opportunité, pour l’Arménie, d’appartenir à l’Union économique eurasiatique, et réclament une « désoviétisation » et une « décommunisation » du pays. De nombreux proches du nouveau Premier ministre (tel le secrétaire du Conseil de sécurité de la république, Armen Grigorian) ont fait carrière au sein d’organisations non-gouvernementales, dont certaines étaient soutenues financièrement par les États-Unis et l’Union européenne.
Néanmoins, après une année au pouvoir, l’équipe de Pachinian n’a remis en cause aucun des éléments de base de l’union stratégique russo-arménienne. Une fois aux affaires, les leaders protestataires ont d’emblée souligné que le changement en Arménie n’était pas une « révolution de couleur », dans la mesure où des causes intérieures, et non des rivalités géopolitiques, étaient à la base de la contestation. Et de maintenir la république dans l’intégration eurasiatique. L’éventualité d’une sortie de l’Organisation du traité de sécurité collective et de l’Union économique eurasiatique n’a pas été mise à l’ordre du jour ; au contraire, ces appartenances ont été présentées comme des priorités, y compris dans les négociations avec des représentants d’États occidentaux. Les échanges économiques avec les grandes compagnies russes (Gazprom, RZD – les chemins de fer) ont été maintenus. Bien plus, en février 2019, l’Arménie a été le premier pays membre de l’Organisation du traité de sécurité collective à rallier la mission humanitaire en Syrie, où elle a envoyé quatre-vingt-trois spécialistes (principalement du personnel médical et des hommes du génie). De fait, Erevan a montré sa solidarité avec la Russie dans la tâche de reconstruction de la Syrie d’après-conflit (8).
Au demeurant, tout ce qui vient d’être dit ne doit pas créer l’illusion d’un tableau idyllique. Durant l’année qui a suivi la « révolution de velours », le paysage politique intérieur de la république a radicalement changé. Le Parti républicain d’Arménie, précédemment au pouvoir, n’a pas même obtenu le pourcentage minimum de voix aux élections législatives anticipées. Ceux qui, un an auparavant, passaient pour opposants, voire marginaux (dont Pachinian lui-même), sont aujourd’hui aux commandes. Il est cependant difficile de se défaire de l’impression que le nouveau pouvoir veut régler des comptes avec ses prédécesseurs, ce qui saute particulièrement aux yeux dans l’affaire de l’ancien président Robert Kotcharian (il a occupé ce poste dans les années 1998-2008 et était favorable à un accroissement de la coopération avec la Russie), aujourd’hui traîné devant les tribunaux. Moscou considère cette situation non sans méfiance, craignant que la réorganisation du pouvoir, sinon – ce qui n’est pas exclu – de la propriété, ne déstabilise le pays, ne ravive le conflit du Haut-Karabagh et ne favorise l’émergence de radicaux tels que les militants du parti panarménien Sasna Tsrer. Il en résulterait des difficultés dans l’instauration des relations bilatérales, de la méfiance et du scepticisme envers les « autorités révolutionnaires » (9).
Quoi qu’il en soit, tout en offrant un soutien moral à Robert Kotcharian (Vladimir Poutine a adressé ses vœux de Nouvel An à l’ex-président (10), le Kremlin prend en considération les nouvelles réalités arméniennes et indique qu’il est prêt à coopérer avec l’équipe Pachinian. Dans certains domaines (avant tout les dossiers sécuritaires), on peut parler d’instauration de relations de confiance entre les hauts fonctionnaires décisionnaires.
Russie-Azerbaïdjan : le pragmatisme comme fondement des relations
L’Azerbaïdjan se trouve entre deux « pôles » de la géopolitique caucasienne. D’un côté, il ne prend pas part aux projets d’intégration eurasiens, activement promus par la Russie. De l’autre, à la différence de la Géorgie, il ne cherche pas à entrer dans l’OTAN et l’Union européenne. La coopération avec Moscou offre à Bakou la garantie d’une distance vis-à-vis de l’Occident, plutôt critique envers la politique intérieure de la république (violation des droits de l’homme, accusations d’autoritarisme pour les dirigeants). En 2016, la Russie a soutenu le référendum constitutionnel qui visait à prolonger la législature présidentielle de cinq à sept ans et à élargir les pouvoirs du chef de l’État. En février 2017, il en a été de même pour la nomination de l’épouse du président Ilham Aliev, Mehriban, au poste de vice-présidente. En 2018, la Fédération de Russie signifiait tout naturellement son accord à la décision des autorités azerbaïdjanaises d’organiser une élection présidentielle anticipée et était une des premières à féliciter le nouveau chef de l’État. Il en ressort que la position officielle de Moscou est un important facteur de légitimation internationale des usages politiques dans cet État caspien, ce que les officiels de Bakou apprécient.
Autre moment majeur des relations bilatérales, la position de la Russie pour le règlement du conflit dans le Haut-Karabagh. Formation non reconnue et partie en conflit, la République du Haut-Karabagh ne figure pas, à ces titres, dans le Concept de politique étrangère de 2016 (à la différence, par exemple, de la Transnistrie, pourtant, elle aussi, en conflit) (11). Moscou est extrêmement intéressée à maintenir l’équilibre entre Erevan et Bakou (ce qui est particulièrement important après la perte de ses leviers d’influence sur la Géorgie en 2008). À la différence des conflits Géorgie-Abkhazie et Géorgie-Ossétie, les deux parties impliquées dans le conflit du Haut-Karabagh voient de façon positive la médiation de la Russie. Pour l’Arménie, elle est une garantie que les opérations militaires ne se redéclencheront pas. Et, pour l’Azerbaïdjan, c’est le signe important que son intégrité territoriale ne sera pas reconsidérée unilatéralement.
Le partenariat russo-azerbaïdjanais a néanmoins ses limites. L’Azerbaïdjan entend jouer sa carte dans les projets énergétiques de la région, en tant que partenaire de l’Occident. Bakou se prononce sans ambiguïté et avec constance pour l’intégrité territoriale de la Géorgie comme de l’Ukraine. La république transcaspienne ne se hâte pas de rallier les projets d’intégration eurasiatiques, patronnés par Moscou. Ajoutons que la Russie tente elle-même de réaliser une intégration qui ne ressemble pas à la CEI (« instrument d’un divorce civilisé »). Cependant, tant que le conflit du Haut-Karabagh n’est pas réglé, la présence de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan dans une même structure intégrée est susceptible de réduire à néant l’efficacité de celle-ci.
Les États caucasiens de facto
On relève, aujourd’hui, deux positions de la Russie sur cette question. Nous qualifierons la première de révisionniste. Moscou reconnaît l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, refusant par là même officiellement de soutenir l’intégrité territoriale de la Géorgie. La seconde est favorable au statu quo actuel, ce qui se traduit par le refus de reconnaître la république du Haut-Karabagh et d’avoir avec elle d’autres contacts que ceux prévus par le mandat du groupe de Minsk de l’OSCE, dont la Russie est l’un des trois coprésidents. La Fédération, qui forme avec l’Arménie une alliance stratégique, reconnaît néanmoins l’intégrité territoriale azerbaïdjanaise.
Le Concept de politique étrangère de la Fédération de Russie de 2016 (qui, sur ce point, reprend les principes du Concept de 2013) inclut dans les priorités russes « l’aide à la formation des républiques d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud en tant qu’États démocratiques, le renforcement de leur position internationale, la garantie d’une sécurité solide et leur redressement socioéconomique ».
Il en ressort que, pour Moscou, le Caucase du Sud compte non pas trois États (l’Azerbaïdjan, l’Arménie et la Géorgie, membres de l’ONU), mais cinq. Moscou fonde ses relations avec l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud sur les accords bilatéraux « d’Union et de partenariat stratégique » (du 24 novembre 2014) et « d’Union et d’intégration » (du 18 mars 2015). Bien que ces deux documents fassent état de la présence militaire et politique croissante de Moscou dans ces deux républiques partiellement reconnues (à l’heure actuelle, l’armée d’Ossétie du Sud est intégrée, de fait, dans les forces armées de Russie), ils ne peuvent être tenus pour une avancée de la Russie dans ces pays. Ils ne font que formaliser la situation d’août 2008, où Moscou est définitivement devenue le garant de la sécurité, du redressement et du développement socioéconomiques de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud.
Bien que les deux accords présentent des points communs, ils ont aussi des particularités. Ces différences s’expliquent par une divergence fondamentale entre les deux projets. Si l’Abkhazie vise à conserver son État (avec les garanties militaires et politiques russes), pour l’Ossétie du Sud l’indépendance n’est pas un but en soi, mais une étape vers la réunion avec l’Ossétie du Nord, sous l’égide de la Russie. Dans le cas de l’Abkhazie, il y a, au sein de l’élite de la république, une volonté de garder certaines préférences (les ressortissants de la Fédération n’ont toujours pas la possibilité d’obtenir la nationalité abkhaze, ainsi que l’accès aux biens fonciers et immobiliers ; en outre, le mot « intégration » a été exclu de l’accord). Il convient de souligner que les dirigeants d’Abkhazie ont soumis le document relatif à l’union avec la Russie à de nombreux amendements (12).
Du côté de l’Ossétie du Sud, en revanche, on se montre intéressé par une intégration maximale avec la Russie, jusqu’à faire partie de la Fédération (à l’exemple de la Crimée). Moscou, toutefois, élude avec constance la question d’un changement de statut de l’Ossétie du Sud, qui en ferait éventuellement un nouveau « sujet » de la Fédération. Dans les années 2014-2017, le débat a pris de l’ampleur, à Tskhinvali, sur l’organisation d’un référendum pour ou contre la réunion avec la Russie. Et bien que le leader du parti Ossétie unie, Anatoli Bibilov (alors président du parlement de la république), qui militait ardemment pour la réunion forcée des « deux Ossétie » sous l’égide de la Fédération de Russie, ait pris le dessus dans la discussion, cette idée n’a pas obtenu le soutien de Moscou. Il n’y a pas eu de réédition du « scénario criméen ». En fin de compte, Bibilov a quasiment « gelé » le « projet d’unification ».
Il ne convient pas, en outre, d’exagérer l’influence de Moscou sur les élites d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, en expliquant tout par le soutien militaire et financier de la Russie. Nombre de processus internes ont leur propre logique dans les deux entités. Ainsi, en 2014, l’Abkhazie a connu un changement de pouvoir, suite à des manifestations de masse et, après l’élection à la présidence de Radoul Khadjimba, l’opposition n’a cessé de faire entendre sa voix. En 2017, Anatoli Bibilov prend la tête du pays, bien que, durant la campagne, Vladimir Poutine ait soutenu publiquement son principal adversaire (alors chef de la république), Leonid Tibilov.
Ainsi la politique de la Russie dans le Caucase du Sud présente-t-elle une large et complexe palette. Sur certains plans, on constate des divergences de taille entre la Fédération de Russie et l’Occident. Elles concernent l’entrée de la Géorgie dans l’OTAN et les possibilités de régler le problème de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. Mais cela n’empêche pas une coopération sélective sur la question du Haut-Karabagh. Concrètement, la Russie recourt à la fois à des pratiques révisionnistes (refusant de reconnaître à la Géorgie les frontières de la Géorgie soviétique de 1989) et au maintien du statu quo. Néanmoins, là où c’est possible, Moscou ne ferme pas complètement la porte au dialogue, s’efforçant de dépasser les contradictions non résolues. Quand elle le peut, elle tient un juste milieu entre des pays en conflit (l’Arménie et l’Azerbaïdjan, par exemple). Par ailleurs, ce qui compte pour la Russie, ce sont les situations concrètes, et non les schémas préexistants (le « cas criméen », le mode de reconnaissance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud). À chaque situation son algorithme, plutôt qu’une abstraction à laquelle la réalité vivante devrait, à toute force, se plier.
1. Press conference by NATO Secretary General Jens Stoltenberg following the last meeting of the North Atlantic Council in Foreign Ministers’ session //https://www.nato.int/cps/en/natohq/opinions_165235.htm 2 019. – April 4.
2. The New Geopolitics of the South Caucasus: Prospects for Regional Cooperation and Conflict Resolution, ed. by Shireen Hunter, Lexington Books, 2017.
3. Fiona Hill, Kemal Kirişci, and Andrew Moffatt, “Retracing the Caucasian Circle: Considerations and constraints for U.S., EU, and Turkish engagement in the South Caucasus” // https://www.brookings.edu/research/retracing-the-caucasian-circle-considerations-and-constraints-for-u-s-eu-and-turkish-engagement-in-the-south-caucasus/
4. Daniel Treisman, “Why Putin Took Crimea: The Gambler in the Kremlin,” Foreign Affairs (May-June 2016) // https://www.foreignafairs.com/articles/ukraine/2016-04-18/why-putin-tookcrimea
5. Au cours d’une conférence de presse consacrée au bilan de la ministérielle de l’OTAN, le 4 avril 2019, à Washington, le Secrétaire général de l’Alliance, Jens Stoltenberg, déclarait : « Nous déployons nos efforts dans la région de la mer Noire. Nous nous sommes entendus sur un ensemble de mesures en vue d’accroître nos activités de renseignement, d’étude et de tout ce qui concerne les questions importantes, nous en sommes convaincus, pour cette région. Et, bien entendu, pour le travail avec nos partenaires, la Géorgie et l’Ukraine », // https://www.nato.int/cps/en/natohq/opinions_165235.htm 2019. – April 4.
6. « Grouzia : predvybornaïa aguitatsia v svetié kolioutcheï provoloki » [Géorgie : l’agitation préélectorale à la lumière des barbelés] //https://regnum.ru/news/polit/2516205.html, 9 novembre 2018.
7. « Karassine : Rossia byla gotova otmenit vizy dlia Grouzii » [Karassine: la Russie était prête à supprimer les visas pour la Géorgie] // https ://sputnik-georgia.ru/russia/20190702/245793758/Karasin-Rossiya-byla-gotova-otmenit-vizy-dlya-Georgia.html
8. Voir http://esp.md/podrobnosti/2017/01/08/poezdku-igorya-dodona-v-bendery-osuzhdayut-i-obsuzhdayut
9. Lavrov : « Sitouatsia v Armenii vyzyvaïet ozabotchennost ou Rossii » [Lavrov : La situation en Arménie préoccupe la Russie], // https://tass.ru/politika/5417800, 31 juillet 2018.
10. Peskov : « Poutine pozdravil Kotchariana s Novym godom» [Peskov : Poutine a présenté ses vœux à Kotcharian], https://ru.armeniasputnik.am/politics/20181228/16492272/putin-pozdravil-kocharyana-novym-godom-peskov.html, 29 décembre 2018.
11. Kontseptsia vnechneï politiki Rossiïskoï Federatsii [Concept de politique étrangère de la Fédération de Russie], ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, 1er décembre 2016.
12. Cf. les différentes versions de l’accord bilatéral entre la Fédération de Russie et l’Abkhazie : http://www.kavkaz-uzel.eu/articles/252874/