Après l’effondrement de l’Union soviétique, les pays baltes représentent un espace complexe pour la diplomatie russe. La coopération demeure plombée par un passé commun, perçu différemment par les anciens membres de l’Union. La Russie actuelle utilise l’héritage soviétique à la fois comme un moyen de pression et comme un instrument d’« influence douce » sur ses partenaires baltes.
Les ressources énergétiques restent aujourd’hui, pour Moscou, le mode d’influence le plus dur sur les États baltes. L’Estonie, la Lettonie, la Lituanie dépendent, toutes les trois, à 90 % du pétrole russe et à 100 % du gaz (1). Mettant à profit sa situation privilégiée sur le marché énergétique d’Europe orientale, la Russie a maintes fois recouru aux instruments de hard power pour atteindre ses objectifs de politique étrangère. Ainsi, les spécialistes ont calculé qu’entre 2000 et 2006, elle avait usé de la pression énergétique contre ses partenaires étrangers une quarantaine de fois, principalement envers des pays de la CEI, mais aussi de certains États d’Europe centrale et orientale.
Néanmoins, à côté de ces manifestations de fermeté, la Russie s’est dotée d’un arsenal de soft power dans ses relations avec les pays baltes. La présence d’un réseau d’information dans cette région est pour elle un acquis indubitable : on trouve ainsi une série de radios et de chaînes russophones (outre la chaîne d’information internationale RT : la Première Chaîne balte (PBK), RTR Planeta, NTV Monde, Orsent TV en Estonie, TV3+, la chaîne musicale Mus-TV). Des journaux et magazines paraissent en russe (il y en a trente, par exemple, en Estonie), des portails d’information fonctionnent (Delfi, version russe de Regnum). L’influence russe sur le terrain de l’information dans les pays baltes s’exerce aussi par une participation financière dans de très gros groupes de médias locaux. Ainsi, 34 % de Lietuvos Rytas, qui comprend les principaux journaux, une chaîne de télévision et un portail d’information en Lituanie, appartiennent à la banque Snoras, elle-même dépendante du monde russe des affaires. Les experts étrangers affirment que les médias en langue russe renforcent la coupure informationnelle entre les populations locales et leurs compatriotes russophones, qui vivent dans des espaces médiatiques différents (2). En Estonie, les sondages d’opinion indiquent que la diaspora de Russie n’accorde aucun crédit aux sources d’information en langue estonienne (18 % oui, 49 % non) ; les Estoniens, de leur côté, ont la même attitude envers les médias russophones.
Outre les canaux d’information, la Russie use habilement d’autres instruments de soft power dans l’espace balte. Les dirigeants de la Fédération coopèrent activement avec des partis politiques de la région, soutenant les intérêts de la population russophone par le biais du parti Centre de concorde en Lettonie et du Parti centriste en Estonie. Le Kremlin s’y entend à jouer sur le leitmotiv des droits de l’homme et de l’opposition au révisionnisme concernant les nazis, soulevant aux principales tribunes internationales les questions du statut de la population russophone et des marches des légions SS qui se déroulent dans les pays baltes. Bien que les adresses à la Cour européenne des droits de l’homme et au Conseil des droits de l’homme de l’ONU n’aient pas donné les résultats escomptés, la Russie est parvenue à attirer l’attention de la communauté internationale sur les problèmes de la diaspora russe dans les pays baltes et à obtenir un soutien partiel d’organisations reconnues telles qu’Amnesty International.
Une partie de la stratégie de soft power russe dans la région consiste à influer, de l’extérieur, sur la politique intérieure des États baltes en organisant des manifestations internationales sur le territoire de la Fédération, auxquelles participent de jeunes politiciens et figures publiques baltes prometteurs. On retiendra notamment le Fonds de soutien à la diplomatie publique A.M. Gortchakov, qui organise en permanence des événements destinés à des représentants de pays de la CEI et d’Europe de l’Est. Citons, à titre d’exemples : le Dialogue pour l’avenir, le Dialogue balte, le Séminaire diplomatique. Depuis quelque temps, le Fonds œuvre à former des réseaux composés de ses anciens auditeurs et de partenaires influents, tels que le Club des anciens élèves des programmes d’échanges américains. Aujourd’hui, le Club des amis du Fonds Gortchakov compte de jeunes hommes politiques et des figures publiques des pays baltes : le maire de la ville de Mustvee (Estonie), un député de l’Assemblée législative de Maardu (Estonie), un membre de l’Assemblée municipale de la jeunesse de Tallinn (3).
De l’aveu unanime des chercheurs russes et étrangers, l’instrument de soft power de la Russie le plus efficace et offrant le plus de perspectives est la diaspora. En Estonie et en Lettonie les minorités en provenance de Russie représentent 30 % de la population. Constituant un tiers des habitants de leurs pays, ils sont une puissante source d’influence russe sur la politique intérieure et extérieure des États baltes. Des représentations de la Fondation « Le Monde russe » – des centres russes – sont présentes dans les trois pays baltes (en Lettonie près l’université de Daugavpils et près l’Académie balte internationale de Riga, en Lituanie près l’Université lituanienne de sciences pédagogiques de Vilnius et près l’université de Šiauliai ; et en Estonie fonctionne le Centre de langue russe de l’Institut Pouchkine). Les statistiques du portail « Le Monde russe » montrent que la Fondation atteint sa cible. Dans le top-10 des pays où les visiteurs du portail sont les plus actifs, on trouve des États de la CEI et les États baltes, notamment l’Estonie et la Lettonie (4).
La diaspora de Russie est partie intégrante du concept de « Monde russe », mis en avant, aujourd’hui, dans la politique étrangère de la Fédération. D’abord conçu comme une initiative culturelle politiquement neutre, à même de réunir ceux qui se sentent proches de la culture russe et « ont de l’empathie pour le destin de la Russie (5)», le « Monde russe » subit une transformation radicale en 2014 et devient une part essentielle de la grande politique internationale. Lors du rattachement de la Crimée à la Fédération de Russie, le concept de « Monde russe » est présenté, pour la première fois, à la communauté mondiale comme le fondement idéologique de la défense, par la Russie, des populations russophones hors des limites de son territoire, et des actions de politique étrangère du Kremlin qui en découlent (6).
L’intervention de la politique et de la sécurité dans le « Monde russe » n’a pas échappé aux dirigeants des États baltes. Le film de la BBC La Troisième Guerre mondiale : à l’intérieur du poste de commandement (7), a été l’expression des peurs engendrées par la version revue et corrigée du concept. Dans le scénario, des troubles provoqués dans la partie orientale de la Lettonie par des séparatistes russophones, bénéficiant du soutien des autorités russes, sont à l’origine du déclenchement d’une nouvelle guerre mondiale. Il est clair que la leçon criméenne a été retenue sur le bout des ongles par les États baltes. Les partenaires étrangers ont entrepris de considérer le concept de « Monde russe » comme une dangereuse idéologie de politique extérieure de la Russie – cette dernière ayant manifestement l’intention de la justifier comme une défense des compatriotes à travers le monde, impliquant d’éventuelles interventions dans les affaires intérieures d’autres États.
Il va de soi que l’image négative de puissance agressive répandue dans les pays baltes et dans l’ensemble du monde ne correspond pas aux visées de politique étrangère de la Russie actuelle. De ce fait, parallèlement à une action importante de renforcement de sa présence dans le champ de l’information et de consolidation de la diaspora russophone dans les pays baltes, la Russie doit œuvrer à la neutralisation des peurs et à la réorientation de ses partenaires baltes vers un dialogue constructif, à bénéfice réciproque. Il est clair qu’à l’heure actuelle, dans la coopération avec ses partenaires baltes, la Russie n’a pas encore mis en œuvre des instruments tels que « la persuasion et l’attrait positif », que l’auteur de la notion de soft power, Joseph Nye, jugeait indispensables pour réussir sur la scène internationale, à l’ère de la mondialisation.
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1. A. Grigas, Legacies, Coercion and Soft Power: Russian Influence in the Baltic States, Chatham House, 2012, p. 3.
2. Russian Soft Power in the 21st Century. An Examination of Russian Compatriot Policy in Estonia, CSIS, August 2011, p. 16.
3. Kloub drouzeï Fonda Podderjki poublitchnoï diplomatii im. A.M. Gortchakova [Club des amis du Fonds de Soutien à la diplomatie publique A.M. Gortchakov], http://gorchakovfund.ru/club/peoples/ (dernière consultation : 14 avril 2019).
4. Ottchet o deïatelnosti Fonda « Rousski mir » za 2014 god [Rapport d’activité 2014 de la Fondation « Le Monde russe »], URL : http://russkiymir.ru/fund/report.php (dernière consultation : 14 mai 2019).
5. O. Batanova, « Rousski mir i problemy ego formirovania » [Le « Monde russe » et les problèmes de sa formation], avtoref. diss. kand./d-ra polit. naouk, Rossiïskaïa Akademia gossoudarstvennoï sloujby, Moskva, 2009.
6. Voir M. Laruelle, The “Russian World”. Russian Soft Power and Geopolitical Imagination. Center on Global Interest. May 2015; N. Petro, Russia’s Orthodox Soft Power. U.S. Global Engagement. March 2015, URL : http://www.carnegiecouncil.org/en_US/publications/articles_papers_reports/727/_view/lang=en_US (dernière consultation : 11 mai 2019) ; A. Botcharov, « Potentsial soft power v polititcheskom kontsepte “Rousski mir”: predpossylki i perspektivy issledovaniï » [Le potentiel de soft power dans le concept de « Monde russe » : prérequis et perspectives d’études], Diskours-Pi, n° 2-3, vol. 11, 2014, pp. 85-91.
7. World War Three. Inside the War Room. URL : http://www.bbc.co.uk/programmes/b06zw32h (dernière consultation : 14 mai 2019).