Ru Ru

B) Politique intérieure & société

Clément Marcoux Clément Marcoux
1 novembre 2019

La Cour des comptes à l’ère Koudrine

C’est à l’occasion du remaniement qui intervient en mai 2018, deux mois après la réélection de Vladimir Poutine, que Tatiana Golikova quitte son poste de présidente de la Cour des comptes pour prendre celui de vice-Premier ministre en charge des Affaires sociales. Ironiquement, c’est Alexeï Koudrine, dont elle a longtemps été l’adjointe au ministère des Finances, qui lui succède.

L’économiste libéral issu de l’équipe municipale d’Anatoli Sobtchak à Saint-Pétersbourg revient ainsi à un rôle institutionnel. Il avait quitté le gouvernement en 2011 sur fond de différend personnel avec Dmitri Medvedev et de désaccords sur le niveau des dépenses sociales et militaires, qu’il jugeait trop élevé.

À l’époque, Vladimir Poutine, dont la rumeur veut que, fraîchement nommé à l’administration présidentielle en 1996, il ait passé sa première nuit à Moscou dans l’appartement d’Alexeï Koudrine, avait déclaré publiquement que l’économiste « ne quittait pas l’équipe ». Et d’ajouter : « Koudrine est un bon et très vieux camarade, et j’irai même jusqu’à dire qu’il est un ami ».

Sans faire mentir le président, l’ancien ministre des Finances prend en 2016 la tête du Centre pour la recherche stratégique, think tank gouvernemental qui formule des propositions, notamment dans le domaine économique. Il y supervise l’élaboration de la « Stratégie de développement du pays 2018-2024 », base du décret promulgué par Vladimir Poutine le 7 mai 2018, qui fixe les principaux objectifs de développement du pays.

Ce retour, dont l’annonce est le véritable serpent de mer de la politique russe, a pourtant surpris, tant l’influence de la Cour des comptes paraît limitée. L’on prête depuis longtemps à Alexeï Koudrine des vues sur la fonction de Dmitri Medvedev ; des observateurs plus prudents lui prédisaient un poste prestigieux au sein de l’administration présidentielle.

Une Cour renforcée, qui compte peser

Sous la houlette de douze auditeurs élus par la Douma et le Conseil de la Fédération, la Cour des comptes est chargée de contrôler l’efficacité et la légalité de l’exécution du budget fédéral. Un millier de collaborateurs se livrent régulièrement à des audits des institutions publiques, les infractions découvertes donnant lieu à rapports, procédures administratives et, parfois, signalements au procureur général. Historiquement, la faiblesse politique de la Cour l’a cependant empêchée de jouer pleinement son rôle de garde-fou.

Fort de son poids politique, Alexeï Koudrine adopte une démarche volontariste pour redorer le blason de l’organe de contrôle. Une nouvelle « Stratégie de développement de la Cour des comptes », rédigée sous sa direction, est ainsi dévoilée en août 2018. Ce document met l’accent sur le rôle de l’institution dans le combat pour « la transparence et la justice ». Il insiste sur la fonction de conseil de la Cour, qui, au-delà du simple contrôle, doit fournir aux décideurs l’image la plus complète possible de la situation socioéconomique du pays et proposer des plans d’ajustement des programmes non réalisés.

Rendue plus audible par l’arrivée de son nouveau président, la Cour décide de publier chaque année le programme de ses futurs audits, défiant les institutions visées de s’y soustraire et publiant les résultats de ses examens qui, jusque-là, restaient souvent confidentiels. Elle obtient également le vote d’une loi qui étend ses pouvoirs de contrôle aux filiales de corporations d’État et à toute entreprise recevant des subsides du budget fédéral, soit une très large part de l’économie russe.

Plus encore, la Cour prétend s’arroger un droit de regard sur la gestion des projets nationaux, faisant du suivi du décret de mai l’une de ses fonctions stratégiques. Elle multiplie donc les initiatives de contrôle, publiant ses premiers rapports d’évaluation alors que les projets n’ont que quelques mois d’existence, promettant de futurs audits et allant jusqu’à mettre en ligne un site internet qui permet à tous d’en suivre l’évolution.

Vladimir Poutine encourage l’activisme d’Alexeï Koudrine par ces mots : « J’espère vivement que sous votre direction, la Cour agira en ce sens et apportera un appui substantiel à la mise en œuvre des projets nationaux ».

Des ressources administratives au service d’un destin personnel

Alexeï Koudrine a donc beaucoup œuvré, depuis sa nomination, pour imposer la Cour comme un acteur de premier plan, ce qui ne manque pas de renforcer sa position personnelle. D’emblée, il occupe le terrain médiatique en prenant position sur un large éventail de thèmes, allant de l’accord OPEP+ à la création d’une métropole liant Kazan à Togliatti, en passant par l’affaire Calvey. Revêtant le costume familier du champion du bloc libéral, il teste les limites de son autonomie, dénonçant l’influence négative des « structures de force » sur l’économie russe et avertissant à la mi-juin 2019 d’une possible « explosion sociale », alors que « la pauvreté est devenue une honte », au cours d’une interview sur Pervy Kanal, la chaîne de télévision la plus regardée. Cette intervention provoque finalement une réaction du Kremlin, qui réfute par la voix de Dmitri Peskov ces propos « émotionnels ».

Outre ce ministère de la parole et ses liens avec le chef de l’État, Alexeï Koudrine se dote de réelles ressources pour consolider sa position. Le contrôle de l’exécution des projets nationaux lui assure un rôle dans la supervision de sommes considérables, près de 26 000 milliards de roubles. Cela lui donne également les moyens symboliques de discuter du bienfondé de la politique du gouvernement, et surtout du ministère du Développement économique, qu’il critique régulièrement. Les pouvoirs de contrôle étendus dont bénéficie la Cour, bien qu’ils ne soient pas assortis de pouvoirs judiciaires, lui donnent quelques atouts face à de potentiels adversaires et pourront se révéler une précieuse source d’information. Il n’est sans doute pas anodin qu’Alexeï Koudrine ait récemment fait part de son intention d’user de ses compétences élargies pour contrôler les bonus dont bénéficient les employés des corporations d’État.

C’est peut-être ce qui a poussé l’économiste à accepter, pour revenir aux affaires, un poste qui semblait mieux correspondre à son tempérament qu’à ses ambitions. Il est vrai que les occasions de mettre à profit son principal atout, sa proximité avec Vladimir Poutine, pourraient se raréfier, alors que le président russe a entamé ce qui devrait être son dernier mandat.

Un contrôleur général de la modernisation « par le haut »

On peut également s’interroger sur les raisons qui ont poussé le président à faire revenir Alexeï Koudrine, en lui proposant ce poste étonnant, six ans après son départ du gouvernement. Outre leurs affinités personnelles et la difficulté manifeste qu’aurait constituée une cohabitation avec Dmitri Medvedev au sein du gouvernement, Vladimir Poutine a peut-être préféré faire revenir un critique « à l’intérieur » ; là où Alexeï Koudrine peut contribuer à rétablir le sentiment qu’un débat équilibré continue d’avoir lieu au sein des instances gouvernementales – sentiment écorné par l’arrestation en 2016 et la condamnation sans précédent du ministre du Développement économique, Alexeï Oulioukaïev.

Enfin, le président de la Fédération a montré toute l’importance qu’il accordait aux questions économiques en ce début de quatrième mandat. Il a sacrifié une partie de son capital politique pour imposer une réforme des retraites très impopulaire. Si l’état de l’économie pèsera lourd dans son bilan, on peut surtout imaginer qu’une amélioration de la conjoncture facilitera une transition en douceur, encourageant le consentement populaire tout en calmant la voracité de l’élite. Il faut pour cela que la stratégie de modernisation « par le haut » mise en place par Vladimir Poutine ne se heurte pas aux écueils de l’inaction bureaucratique et de la « dilapidation » des fonds publics. Alexeï Koudrine, qui est l’un des concepteurs de cette politique, est dans une position privilégiée pour s’en assurer.