L’année 2018 a vu le règlement d’une des questions les plus controversées et les plus anciennes des relations internationales dans l’espace postsoviétique : celle du statut juridique de la mer Caspienne. À compter de l’effondrement de l’Union soviétique, cinq États riverains – Russie, Kazakhstan, Azerbaïdjan, Turkménistan et Iran – tentent de s’accorder sur de nouveaux fondements juridiques de coopération économique et politique dans la région. Leurs divergences reposent sur la spécificité géographique de ce bassin non relié à un océan et auquel, par conséquent, ne peut s’appliquer le droit maritime international, mais dont la superficie, les ressources et le lien avec divers processus politiques régionaux ne permettent pas de le considérer comme un lac.
Au début des années 1990, la politique étrangère de la Russie concernant la Caspienne et les États qui la bordent part idéalement du souhait de conserver un condominium – la jouissance commune du plateau continental et des ressources en eau, sans que soient délimités des secteurs nationaux. Cette pratique avait déjà été entérinée par les accords soviéto-iraniens de 1921 et 1940, et conservée jusqu’à l’apparition de nouveaux États indépendants sur les bords de la Caspienne. Mais la volonté d’exploiter de nouveaux gisements de ressources énergétiques, attisée par la politique des consommateurs d’hydrocarbures au niveau mondial, favorisait,
de facto, la création de
secteurs nationaux pour les plus gros producteurs et une augmentation des risques de conflits entre eux. La dégradation des relations entre l’Azerbaïdjan et le Turkménistan (2001, 2009, 2012), entre l’Iran et l’Azerbaïdjan (2001), ainsi que la menace de recourir à la force armée, en sont de parfaits exemples. Une politique russe souple et pragmatique La politique étrangère russe s’adapte assez rapidement aux nouvelles réalités géoéconomiques de la Caspienne et propose une solution juridique permettant de « réconcilier » les parties en présence
. Cette proposition peut être résumée par la formule : « on partage le fond, mais l’eau est à tous », et répond à une volonté d’encadrer très strictement l’exploitation des ressources énergétiques du plateau continental pour les pays dont la croissance économique est principalement liée aux exportations d’hydrocarbures (Azerbaïdjan, Turkménistan et, partiellement, Kazakhstan). Elle garantit simultanément la liberté de navigation, de pêche, et la préservation de la sécurité écologique. Ce principe séparant l’utilisation des fonds et de l’eau est à la base de l’accord bilatéral, puis trilatéral, passé entre la Russie, l’Azerbaïdjan et le Kazakhstan (2003), qui jette les fondements légaux d’une coopération multilatérale dans le nord de la Caspienne.
En parallèle et, là encore, à l’initiative de la Russie, les cinq pays riverains, réunis en Commission, commencent à travailler au statut juridique de la mer Caspienne, visant à mettre au point un document commun, susceptible de convenir à toutes les parties concernées. Pour considérer les positions de chacun et accorder les approches, cinq sommets se tiennent à partir de 2004. Finalement, en août 2018, une Convention est signée à Aktaou (Kazakhstan). Elle envisage la subdivision de la mer en eaux intérieures, territoriales (en deçà de quinze milles marins) sur lesquelles le pays riverain a pleine souveraineté, délimite des zones de pêche (dix milles supplémentaires de droit exclusif pour cette activité) et conserve aux eaux elles-mêmes leur statut d’espace commun. Les points faisant débat dans la délimitation des secteurs nationaux sont laissés de côté en vue de discussions bilatérales ultérieures, dont le calendrier n’est pas strictement fixé.
Les frontières maritimes en Caspienne
Source : GIS Center RISK.
Document cadre, la Convention élargit le principe : « on partage le fond, mais l’eau est à tous » à la politique de l’ensemble des pays riverains. En d’autres termes, elle ne fait aucune proposition nouvelle par rapport à celles des dernières années. Elle met fin, néanmoins, à de longues discussions entre les États concernés. Le contexte politique international, qui a malgré tout permis de signer la Convention en dépit des désaccords subsistants, montre, d’une part, à quel point la région de la Caspienne est incluse dans les préoccupations internationales et, d’autre part, quels changements sont survenus dans les priorités des acteurs clefs, tant régionaux qu’extrarégionaux.
Parmi les obstacles empêchant, depuis la fin des années 1990, tout compromis satisfaisant pour les différentes parties, restait la question de la construction d’un gazoduc transcaspien, destiné à relier le Turkménistan à l’Azerbaïdjan, puis aux marchés européens. Renforcer la concurrence, sur les marchés, du principal consommateur de ressources énergétiques de la Caspienne n’entrait pas dans les priorités de politique étrangère des autres producteurs régionaux. La position la plus avantageuse consistait, dans cette situation, à retarder les négociations sur le statut juridique de la Caspienne, afin de maintenir le flou du climat d’investissement.
Depuis l’été 2018, la Convention fixe précisément la possibilité de poser des câbles et des tubes au fond de la mer, à la seule condition d’obtenir l’autorisation des pays dont les secteurs sous-marins seront traversés par ces ouvrages. Ajoutons qu’aux termes de l’article 14, il est indispensable que ces projets respectent la sécurité écologique de la région : « Les parties concernées pourront poser des conduites dans le fond de la mer Caspienne, à condition que celles-ci soient conformes aux exigences et aux normes écologiques prévues par les accords internationaux dont elles sont signataires, y compris la Convention cadre relative à la protection du milieu caspien et les protocoles y afférents. » Cela concerne notamment la procédure d’évaluation de l’impact des projets sur l’environnement, qui prévoit la nécessité d’un accord écologique des cinq pays riverains. Sous cette forme, le texte reflète le compromis passé entre tous les États de la région, tandis que la Russie et l’Iran peuvent indirectement agir sur la réalisation des projets.
La Convention adoptée par les cinq États est le signe d’un changement radical sur le marché de l’énergie centrasiatique, où, avec l’arrivée de la Chine et la création, après 2009, d’une nouvelle infrastructure de gazoducs en direction de l’est, il ne reste guère de ressources énergétiques libres susceptibles de relancer la discussion sur les livraisons de gaz d’Asie centrale à l’Europe. En outre, la diminution de la demande européenne de gaz livré par tubes en provenance de régions éloignées, le changement radical du statut des États-Unis sur les marchés énergétiques mondiaux depuis la « révolution du schiste » de 2000 et la levée de l’embargo sur les exportations ont réduit l’importance de la Caspienne pour les marchés occidentaux. La signature de la Convention indiquerait plutôt que la question des gisements a cessé d’être centrale pour les États riverains.
La logique de la politique étrangère iranienne, qui a défendu jusqu’au bout la préservation du condominium, répondait à des intérêts moins énergétiques que géopolitiques : la définition d’un secteur national était perçue, dans une perspective historique comparative, comme une perte territoriale. Toutefois, après le retour à un régime de sanctions contre Téhéran, sur fond d’instabilité militaire et politique persistante au Moyen-Orient,
l’Iran a de plus en plus intérêt à entretenir des relations constructives avec ses voisins du nord. En échange de son accord sur le principe de subdivision du plateau continental caspien, le pays a obtenu une garantie majeure pour sa sécurité : le rejet absolu de toute présence militaire d’États non régionaux dans la Caspienne. Dans un contexte mondial d’aggravation des tensions et de retour à un large emploi de la force dans les rivalités entre États, ce principe de la Convention apparaît comme le plus important et le plus avantageux pour les pays concernés. Le document interdit l’installation de bases militaires étrangères dans la région, garantit une sécurité locale indépendante, en maintenant « un équilibre stable des armements dans la Caspienne. » Les pays riverains s’engagent enfin à ne pas mettre leur territoire à la disposition de quelque pays que ce soit « aux fins d’agression et autres opérations militaires à l’encontre d’un des États signataires ».
L’adoption de la Convention est une victoire symbolique importante de la politique menée dans la région par la Russie, qui y gagne notablement en termes d’image. Le rapport actuel entre priorités mondiales et régionales déplace le centre d’attention des questions énergétiques vers celles de la sécurité politique et militaire ; or, sur ce terrain, la Russie et l’Iran esquissent les grandes lignes permettant d’atteindre à des compromis.