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E) Miscellanées

Taline Ter Minassian
1 octobre 2019

La Russie au Moyen-Orient : une historiographie française

Longtemps reléguée aux marges de l’historiographie française des relations internationales, l’action de la Russie au Moyen-Orient est devenue, depuis son intervention militaire dans le conflit syrien (30 septembre 2015), le thème d’un nombre accru de publications en langue française. Le sujet ne retenait plus l’attention des experts depuis le retrait soviétique d’Afghanistan (1989), l’un des prolégomènes de l’effondrement de l’URSS (1991), puis d’une décennie de retrait de la Russie de la scène internationale. Pourtant, du XIXe au XXIe siècle, les mutations successives de la Question d’Orient ont d’abord suscité, de la part de la puissance française, une perception et une action à l’égard de l’implication russe au Moyen-Orient. Il est donc possible d’évoquer les grandes lignes d’une historiographie française, à la croisée de l’histoire des Slaves, de l’histoire du monde arabe et du monde turco-iranien. Rappelons qu’en France, Roger Portal (1906-1994) fut l’« accoucheur de l’école française d’histoire de la Russie et de l’URSS, inexistante au lendemain de la guerre et qui, grâce à lui, a gagné ses galons dans le monde entier, faisant jeu égal avec les historiens anglo-saxons qui, seuls jusque-là, faisaient prime » (1).

Professeur à la Sorbonne et directeur de l’Institut d’études slaves, membre éminent de l’association France-URSS, Roger Portal qui, à partir des années 1950, donne des cours à la Sorbonne sur la modernisation de la Russie depuis Pierre le Grand, la révolution russe ou encore l’histoire des systèmes agraires en Russie et en URSS, a formé toute une génération d’historiens spécialistes de l’histoire de l’Union soviétique. L’action de la Russie dans la Question d’Orient au XIXe siècle, puis de l’URSS au Moyen-Orient au XXe siècle, a également intéressé l’école française de l’histoire des relations internationales. L’intervention de la Russie en Syrie en 2015 aurait pu être un splendide cas d’école pour l’auteur de Tout Empire Périra (2): du « calcul » (étude du système de finalité) aux « forces » (étude du système de causalité), une « force profonde » attire en effet la Russie vers l’Orient.

Orientalisme russe, orientalisme français 

Il est devenu banal de constater que l’orientalisme russe, puis soviétique, présente un caractère spécifique, comparé à l’orientalisme occidental exploré par Edward W. Saïd (3). Inhérente au processus de l’expansion impériale, la proximité géographique des peuples orientaux a engendré en Russie, puis en URSS, un orientalisme certes comparable à l’orientalisme de l’Occident – légitimation culturelle de la domination impériale – mais aussi radicalement différent. Cette différence tient au voisinage et à la proximité qu’entretiennent la Russie et les diverses nationalités « orientales » qu’elle domine avec les peuples orientaux voisins. « L’orientalisme en URSS, par conséquent, étudie d’une part des peuples soviétiques, d’autre part des peuples étrangers, mais voisins, et dont un certain nombre peuvent être considérés comme des “peuples frères”. Il en résulte que l’orientalisme n’a pas, pour les Russes, un aspect étranger à leur civilisation propre. Il n’a pas un caractère d’exotisme : il est un fait vivant, un fait national (4). » Inhérent à la formation même de l’Empire et à son expansion à l’échelle du continent eurasiatique, l’orientalisme russo-soviétique dans ses réseaux, ses structures et ses générations, n’a pas une évolution exactement comparable à celle de l’orientalisme français, en dépit des contacts établis dès le début du XIXe siècle. C’est un orientalisme de contact, engendré par la proximité de l’Empire russe avec les deux grandes puissances musulmanes, l’Empire ottoman et la Perse safavide. S’agissant, par exemple, des études arabes en Russie (5), domaine de l’arabistika, elles se développent d’abord au début du XIXe siècle avec la collaboration de spécialistes allemands. Mais les écoles naissantes de l’orientalisme russe instaurent également des relations scientifiques avec des savants français tels que Silvestre de Sacy, père fondateur de l’école des Orientales établie en 1795 par la Convention, ou Caussin de Perceval, professeur aux Langues orientales, auteur d’une Grammaire arabe vulgaire, d’un Essai sur l’histoire des Arabes avant l’islamisme pendant l’époque de Mahomet et jusqu’à la réduction de toutes les tribus sous la loi musulmane et, en 1822, d’un Précis historique de la guerre des Turcs contre les Russes, depuis l’année 1769 jusqu’à l’année 1774, tiré des Annales de l’historien turc Vassif-Efendi, qui s’ouvre sur ces lignes : « Depuis environ un siècle, la Russie prenait des accroissements considérables : elle avait essayé ses forces avec différents peuples et la possession de plusieurs provinces avait été le fruit de ses victoires. Cette augmentation de puissance commençait à donner des inquiétudes à la Porte… »

L’alliance franco-russe à l’épreuve de la Question d’Orient

Aux origines de la politique russe au Proche-Orient, la présence de la Russie s’établit en Palestine (6) avec la création de la Mission ecclésiastique de Jérusalem en 1847. De la question des Lieux saints aux chrétiens d’Orient, la France et la Russie déploient auprès des minorités chrétiennes des micro-diplomaties parallèles au sein de l’Empire ottoman. Au protectorat catholique établi par Napoléon III auprès des Maronites du Mont-Liban en 1861 répond en quelque sorte la diplomatie active de Moscou auprès des diverses obédiences de l’orthodoxie. À partir du Congrès de Berlin en 1878, parallèlement aux questions balkaniques, l’internationalisation de la « question arménienne », un des chapitres essentiels de la Question d’Orient, inaugure une nouvelle étape de la politique d’instrumentalisation des minorités menée par les puissances en général, et en particulier par la Russie. Durant le dernier tiers du XIXe siècle, la Russie est désormais présente en Anatolie orientale : pour Gustave Meyrier, vice-consul de France à Diarbekir de 1894 à 1896, témoin des premiers massacres d’Arméniens, « l’expansion russe ravive d’anciens espoirs de croisades libératrices mis autrefois sur la chrétienté latine » (7). Ce n’est pas sans danger pour les non-musulmans, notamment les Arméniens, car, « désormais aux yeux du Sultan, ils passent pour des agents de la poussée russe » (8). Quant à l’application des réformes prévues par le Traité de Berlin, Gustave Meyrier note que « Lobanoff est peu désireux de voir les provinces arméniennes de l’Empire ottoman devenir, grâce à l’application des réformes, un pôle attractif pour ses propres sujets arméniens du Caucase russe dont la conquête vient de s’achever à si grand prix » (9). On perçoit ainsi, sur le terrain, l’expression d’une méfiance française aux antipodes du climat d’amitié lié à l’alliance franco-russe. Pierre Renouvin (10) note à juste titre que les affaires d’Orient, qu’il s’agisse des Arméniens en 1895 ou des Grecs en 1897, ont été maintenues par Berthelot et Hanotaux en dehors du champ de l’alliance franco-russe. Ainsi, l’alliance de 1892 n’a pas donné à la Russie, dans les affaires balkaniques et orientales, les satisfactions escomptées, la diplomatie française l’ayant interprétée de manière restrictive, refusant systématiquement, au cours des diverses crises, son intervention armée. Pour remédier à ce climat d’aigreur entre Saint-Pétersbourg et Paris, Delcassé cherche à resserrer le champ de l’alliance franco-russe lorsqu’il prend la direction du Quai d’Orsay en 1898. Un voyage à Saint-Pétersbourg et un échange de lettres avec Mouraviev (9 août 1899) permettent de prolonger l’accord de 1891 sans limite de temps et de maintenir l’équilibre précaire des forces européennes (11).

Durant la Première Guerre mondiale, la Russie, au sein de l’Entente, formule des buts de guerre conformes à ses ambitions orientales. La question de Constantinople et des Détroits est posée à la suite de l’expédition franco-anglaise aux Dardanelles (février 1915). La Russie fait aussitôt savoir à ses alliés, dans sa note du 4 mars 1915, que ces territoires devraient être annexés par elle après la guerre. Devant la réponse évasive des puissances occidentales, Sazonov, le ministre des Affaires étrangères, menace de démissionner. Le sort de l’alliance étant en jeu, Londres et Paris finissent par acquiescer aux demandes russes, sous réserve de la victoire de l’Entente. « Si les décisions relatives aux Détroits s’étaient réalisées comme prévu, elles eussent conduit inévitablement à l’hégémonie russe dans l’après-guerre (12). » Précisons enfin que les résultats des accords Sykes-Picot (9 mars 1916) furent présentés après coup à la Russie. Si la France obtenait le contrôle du littoral syrien, et la Grande-Bretagne celui de la Mésopotamie, la Russie, elle, devait avoir l’Anatolie orientale, le plateau arménien, où elle avait commencé à s’établir en 1878. Les accords Sykes-Picot demeureront toutefois lettre morte pour elle après octobre 1917, le nouveau gouvernement bolchevique récusant les accords secrets des puissances impérialistes. En revanche, ces accords sont, entre autres, à l’origine des mandats de la Société des nations (SDN) confiés à la France au Proche-Orient. Avec les territoires sous mandat français de Syrie et du Liban, la France, désormais présente dans la région, est en mesure de se former un point de vue sur l’action de la nouvelle Russie soviétique dans la région moyen-orientale.

Marxisme, minorités et monde musulman

Du début des années 1920 à la Seconde Guerre mondiale, la France, puissance mandataire au Proche-Orient, est d’abord confrontée aux revendications du nationalisme arabe. À cette époque, la politique étrangère de l’Union soviétique naissante n’est pas très offensive, mais à Beyrouth, à la Résidence des Pins, où est installé le haut-commissaire de la République française, on se préoccupe des mouvements souterrains et clandestins de la révolution prolétarienne. « Les Syriens et les Libanais font encore aux Arméniens le reproche d’avoir amené chez eux le communisme. Il est exact que cette doctrine, qui n’a trouvé aucun accès dans les milieux chrétiens ou musulmans des États sous mandat, a des adeptes agissants dans les communautés arméniennes. » Ainsi les minoritaires, Arméniens, Juifs, Kurdes ou Arabes chrétiens, véritables colporteurs du Komintern (13), ont-ils formé le noyau de la plupart des partis communistes du Proche-Orient. Dans la Syrie mandataire, les trajectoires des communistes arméniens ouvrent un nouveau chapitre d’une histoire transnationale relativement méconnue. La politique soviétique à l’égard des Arméniens de Syrie, par exemple, est un objet complexe, observable selon le point de vue de Moscou, siège des instances centrales du communisme international – le Komintern – ou d’Erevan où œuvre, entre autres instances, le HOG (Comité d’Aide à l’Arménie). Cette politique fut-elle « planifiée » par Moscou ? Ou fut-elle, au contraire, le fruit de mouvements spontanément favorables à Moscou parmi les populations minoritaires de Syrie, et plus particulièrement parmi les Arméniens ? Cette page de l’histoire des relations entre marxisme et monde musulman fut largement écrite par un orientaliste français atypique : Maxime Rodinson (1915-2004) (14). Entré à l’École des langues orientales vivantes à Paris en 1932, où il apprend l’arabe, le turc, l’amharique et le persan, il s’initie ensuite aux langues orientales anciennes. Juif, marxiste non dogmatique, il a une connaissance pratique du Levant depuis l’année 1940, où, jeune mobilisé, il part comme simple soldat. Plus tard, Maxime Rodinson peut, grâce au soutien des époux Dunand, travailler au Service des Antiquités à Beyrouth, avec comme tâche particulière d’acquérir des livres pour la bibliothèque du Service des Antiquités de la Délégation générale de la France libre au Levant. Une occasion unique de voyager dans tout le Proche-Orient, à Bagdad, à Jérusalem, au Caire, où Maxime Rodinson se lie aux responsables communistes locaux, notamment à Farjallah Hélou, secrétaire du Parti communiste libanais, et à Khâled Bekdâsh, secrétaire du Parti communiste syrien. Il devient ainsi, de l’intérieur, le meilleur connaisseur français des mouvements communistes du Moyen-Orient.

Maxime Rodinson, qui se défie des lectures complotistes (15) (et surtout du fameux « complot de Moscou ») sans pour autant négliger la lourdeur de l’appareil à l’époque stalinienne, dresse au début des années 1970 un simple constat : souvent, l’attirance pour les mouvements communistes du Moyen-Orient est le fruit d’une inclination spontanée parmi les minoritaires. Il fait également valoir qu’un jour, sûrement, les archives de Moscou apporteront des réponses décisives à cette question.

L’effondrement de l’URSS en 1991 permet l’ouverture des archives des Instituts du marxisme-léninisme de Moscou et d’Erevan. Sous cette appellation, qui a encore cours à l’époque, ces instituts abritent en fait les archives du Parti communiste d’Union soviétique, l’organisme tentaculaire de l’État-parti. À Moscou, en 1993, je me suis rendue aux archives du Komintern tandis qu’à Erevan, j’ai pu consulter quantité de papiers, d’autobiographies et de Mémoires de communistes arméniens de Syrie et du Liban, notamment le manuscrit original, en arménien, des Mémoires d’Artin (Haroutioun) Madoyan, un des membres fondateurs du Parti communiste libanais. Ces fameuses archives soviétiques ont été le principal apport des « Colporteurs du Komintern ». Ce qu’elles recelaient sur ce sujet « pointu » n’a pas été de nature à remettre fondamentalement en cause l’analyse lucide et informée de Maxime Rodinson sur le rôle complexe des minorités dans les différentes étapes de la formation des partis communistes de Syrie et du Liban. Plus difficile encore fut l’adaptation aux mots d’ordre changeants du Komintern à l’époque stalinienne, transmis par la bouche d’un leader controversé, d’ailleurs lui-même un minoritaire d’origine kurde, Khâled Bekdâsh. La période envisagée – les années du mandat français – met en lumière les hésitations et les atermoiements d’une politique soviétique qui n’a été ni constante ni monolithique au cours des années 1920 et 1930. À partir du milieu des années 1940, lorsque l’URSS peut finalement disposer de représentations diplomatiques au moment où se profile l’indépendance de la Syrie et du Liban, la politique étrangère soviétique trouve auprès des Arméniens de Syrie – en majorité des réfugiés du génocide ayant fait souche – une capacité d’audience considérable. Il s’agit alors du « retour » dans la mère-patrie, l’Arménie soviétique, et du rapatriement (nerkaght).

Ce rapide aperçu de l’histoire française de la politique russe au Moyen-Orient ne peut se conclure sans rappeler qu’Hélène Carrère d’Encausse, Secrétaire perpétuel de l’Académie française, fut, avant le célèbre Empire éclaté, l’auteur d’un ouvrage consacré à la politique soviétique au Moyen-Orient de 1955 à 1975. Ainsi, de l’ancienne à la nouvelle « guerre froide », l’action de la Russie au Moyen-Orient a bel et bien suscité une « histoire française ». Celle-ci valait sans doute d’être remémorée à l’heure où l’action politique et militaire de la Russie en Syrie est envisagée avec méfiance, pour ne pas dire une franche hostilité par le gouvernement français. Autrefois puissance tutélaire dans la région, la France disposait d’un « capital d’expertise ». Mais, depuis la fermeture de l’ambassade à Damas en 2012, la politique française peine à trouver une direction précise. La mission humanitaire commune effectuée par la France et la Russie à destination de la Ghouta orientale en juillet 2018 manifeste ainsi la volonté française de ne pas être exclue du jeu syrien (16).

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1. Hélène Ahrweiler dans son introduction à Russes, Slaves et Soviétiques, Pages d’histoire offertes à Roger Portal, Institut d’études slaves, Publications de la Sorbonne, 1992.

2. Jean-Baptiste Duroselle, Tout Empire Périra, Une vision théorique des relations internationales, Publications de la Sorbonne, Paris, 1981.

3. Edward W. Saïd, L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, Seuil, Paris, rééd., 2005. Voir l’ouvrage classique de V.V. Barthold, La découverte de l’Asie, Histoire de l’orientalisme en Europe et en Russie, Payot, Paris, 1947. https://laviedesidees.fr/L-orientalisme-version-russe.html à propos du livre de Lorraine de Meaux, La Russie et la tentation de l’Orient, Fayard, Paris, 2010.

4. Roger Portal, « L’orientalisme soviétique et l’Extrême-Orient », in Politique étrangère, 1948, Vol. 13, n° 4, p. 330.

5. Cf. Lev Kubbel et Maryta Espéronnier, « L’école russe des études arabes, la Arabistika (1804-1917) », Stratégique, 2007/1, n° 88, pp. 53-98. https://www.cairn.info/revue-strategique-2007-1-page-53.htm

6. Cf. Elena Astafieva, https://theconversation.com/lempire-russe-en-palestine-1847-1917-aux-origines-de-la-politique-russe-au-proche-orient-55542

7. Gustave Meyrier, Les massacres de Diarbekir, Correspondance diplomatique du Vice-Consul de France, 1894-1896, L’Inventaire, Paris, 2000, p. 10.

8. Idem., p. 13.

9. Idem., p. 24.

10. Pierre Renouvin, « Les relations franco-russes à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, Bilan des recherches », Cahiers du Monde russe et soviétique, Volume 1, n° 1, mai 1959, pp. 2128-2147.

11. Jacques Droz, Histoire diplomatique de 1648 à 1919, Dalloz, Paris, 1972, pp. 2471-2472.

12. Idem., p. 2522.

13. Taline Ter Minassian, Colporteurs du Komintern, L’Union soviétique et les minorités, Presses de Sciences Po, Paris, 1997.

14. Maxime Rodinson, Marxisme et Monde musulman, Seuil, Paris, 1972.

15. Idem., p. 412.

16. Cf. interview de Fabrice Balanche, http://www.rfi.fr/moyen-orient/20180731-politique-france-syrie-elle-change